CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Qui ne détient, au fond d’une cave ou dans un grenier, un doudou ou autre objet à forte valeur affective, dont il ne se séparerait pour rien au monde ? Ce souvenir d’une époque révolue reste imprégné des marques de relations à des personnes ou à des situations particulièrement investies, dont il est un représentant précieux ; sa perte risquerait imaginairement d’en effacer la trace, voire de faire douter de leur existence passée.

2 Cet objet, bien souvent détenu secrètement, peut, lorsqu’il est découvert par un tiers, susciter la moquerie de ce dernier, qui pense ainsi s’exonérer de l’investissement qu’il a lui-même à l’égard d’un autre objet, tout aussi secret…

3 Quand il disparaît au gré des circonstances de la vie, il est en général très clairement installé dans la mémoire, à défaut d’être évoqué. Et ce souvenir sera caressé comme l’était le doudou d’antan, afin d’en réactiver les vertus apaisantes. Lors du passage à la génération suivante, lorsque l’adulte est confronté à l’impérieuse nécessité d’en trouver un pour son enfant, le souvenir de ce doudou se ranime parfois et, avec lui, l’envie de le retrouver.

4 Les pratiques professionnelles en direction des enfants et des adolescents permettent de recueillir de nombreux témoignages – sous le sceau du secret, bien entendu ! –, sur ces objets transitionnels, dont la longévité égale l’investissement. À l’occasion d’une séparation, comme des vacances lointaines, l’inscription en internat scolaire, une résidence alternée suite au divorce des parents, voire une hospitalisation, le doudou fait partie du bagage officieux. Sa présence rassure et permet d’atténuer les angoisses de séparation.

5 Plus l’âge avance, plus le sentiment de honte est présent, qui conduit parfois le détenteur de cet objet investi à le mettre en position de passager clandestin. Nombreux sont ceux, d’ailleurs, qui lui font une place officielle, si l’autorisation leur en est donnée. C’est ce qui se passe pour le tout-petit en crèche, comme pour le sujet âgé orienté vers un ehpad [1] : leur entourage recrée pour eux un environnement familier, afin d’atténuer leur désorientation et leur désarroi.

6 Un autre constat peut être fait dans les situations de succession, à la suite du décès d’un parent. Combien d’adultes, par ailleurs bien insérés dans la vie sociale et professionnelle, se disputent la possession d’un menu objet-souvenir témoignant d’un investissement parental ou d’un souvenir partagé ? La valeur objective de l’objet n’est alors plus l’élément déterminant son affectation.

7 La mobilisation d’un objet transitionnel permettant de supporter l’absence ou la perte n’est donc pas l’apanage des tout-petits. L’infantile comme le juvénile restent actifs en chacun de nous, prêts à se manifester à la moindre occasion, alors même que l’âge n’est plus celui de l’enfance ou de l’adolescence. Les traces des premières utilisations d’un tel support restent présentes et vives. De ces expériences initiales, fondamentales, découle ou non l’acquisition d’une « capacité de jeu » suffisante pour pouvoir être en relation avec les autres, accepter la situation d’apprentissage et élaborer des représentations acceptables du monde et de l’avenir.

8 A contrario, faute de jeu, les relations à l’alimentation, aux produits psychotropes, aux écrans, aux autres et au savoir sont grandement compromises. Avoir ou ne pas avoir cette capacité de jeu est donc une question déterminante pour toute l’existence. Elle conditionne, notamment, les qualités d’adaptation aux situations nouvelles que la vie réserve à chacun.

9 Mais d’où vient cette capacité de jeu ? Rappelons brièvement les grandes étapes qui en permettent l’acquisition durant la première année de vie.

10 Le bébé naît sous le signe du chiffre deux. Son existence est entièrement dépendante des réponses que son environnement lui offre et de leur fiabilité. Bébé et son parent – ou son substitut – sont étroitement liés. Sa survie en dépend.

11 La répétition « suffisamment bonne » du cycle, expression des besoins d’un côté et des réponses adéquates de l’autre, rend possible, chez l’enfant de 6 à 9 mois, l’appel à un objet dit « transitionnel », qui permet de supporter l’absence et que soit différée la réponse attendue.

12 Cette étape, fondamentale, constitue la base de l’acquisition d’une capacité de jouer avec un support intermédiaire représentant l’absent. Le fonctionnement psychique peut désormais s’effectuer sous le signe du chiffre trois : le bébé, le parent et l’objet intermédiaire entre eux.

13 Ce n’est qu’ensuite, et à cette condition, que le petit enfant peut, vers 1 an, faire appel à des images intérieures, puis, quelque temps plus tard, en rendre compte par le biais du langage verbal. Les représentations de l’objet, à défaut de sa présence, peuvent ainsi être convoquées et, si besoin, transmises avec des mots à son entourage.

14 Cette étape, essentielle elle aussi, permet à l’enfant grandissant de se référer à des tiers et, plus tard, d’apprécier les objets culturels, supports d’émotions partageables (musique, peinture, sculpture, littérature…). Puis, durant l’enfance et l’adolescence, d’intégrer progressivement l’idée de Loi, de justice, conditions de vie en société avec les autres. Le « c’est pas juste, je vais le dire à… » est alors à même de se transformer en l’idée que des tiers peuvent valablement intervenir pour régler les situations conflictuelles entre humains.

Des tendances nouvelles

15 Ces évidences sont aujourd’hui menacées, et depuis quelques années déjà. À tout le moins, elles font l’objet de malentendus.

16 Jouer ne serait pas sérieux, sauf lorsque le projet est clairement annoncé comme pédagogique ou éducatif. Je pense, notamment, à cette petite fille de moyenne section de maternelle, qui m’était adressée sur les conseils de son institutrice : cette dernière avait recommandé à la mère de vite consulter, car sa fille « ne pensait qu’à jouer » ! Le sérieux quasi permanent serait un gage de réussite scolaire, elle-même gage de réussite professionnelle ultérieure !

17 Beaucoup d’enfants font à l’heure actuelle l’objet de surstimulations, dès les premiers instants de leur vie, afin d’apaiser les angoisses de leurs parents à propos de leur avenir et de soutenir l’ego de ces derniers. Leurs emplois du temps sont dignes de celui d’un ministre, gratifications narcissiques en moins. En service commandé, ils doivent rassurer leur entourage par leurs performances et leur précocité. L’idéal serait de détenir cette dernière qualité, synonyme de réussite parentale.

18 De même, il leur serait enjoint de « ne pas perdre de temps », de « ne pas rester sans rien faire ». L’ennui serait à bannir, comme la rêverie, tous deux réputés improductifs et inutiles. « Va jouer dans ta chambre au lieu de rien faire », s’entend dire l’enfant en mode « pause ». Pourtant, se retrouver seul devant des jouets n’induit pas forcément l’envie de jouer…

19 Dans ce contexte largement partagé, il n’est donc pas étonnant d’assister à l’augmentation des diagnostics d’enfants dits « hyperactifs », qui sont simplement, pour la plupart, « hyperactivés » ! La période de latence, qui succède à l’agitation des premières années de vie et correspond aux âges de l’école primaire, se trouve de plus en plus souvent raccourcie, et joue de moins en moins son rôle déterminant d’apaisement du tumulte antérieur, avant l’entrée dans les transformations pubertaires. D’où le nombre grandissant d’enfants en primaire qui manifestent des comportements dérangeants, à l’image de ce qui caractérise l’adolescence : leur corps est encore infantile, tandis que leur fonctionnement « précoce » anticipe celui des jeunes pubères.

L’enfer est pavé de bonnes intentions

20 Quel malentendu, venant de la part de parents qui souhaitent généralement bien faire ! Quelle confusion entre l’activité et le jeu ! Quel oubli de l’importance du jeu dans la construction de la personne, et de ses effets collatéraux, si bénéfiques dans de nombreuses circonstances ! À défaut, les « troubles des conduites et du comportement » augmentent, le désinvestissement et le décrochage scolaires défraient les chroniques des familles et de l’Éducation nationale…

21 Accrochés à l’objet ou à la situation qu’ils investissent, les enfants et les adolescents hyper-activés ne peuvent les lâcher sans angoisse, car, loin de représenter un tremplin leur permettant d’accéder à un ailleurs, ils sont comme la dernière branche à laquelle se cramponner pour éviter l’abîme et la menace d’un effondrement dépressif. Ces enfants et ces adolescents scotchés à leurs écrans sont insensibles à l’attrait d’autres investissements et ne parviennent pas à décrocher de jeux vidéo sans fin ; ou alors, ils sont dépendants de produits tels que le cannabis ou l’alcool, qui leur évitent transitoirement la confrontation à l’autre, à l’inconnu. Ils sont comme ces tout-petits incapables de se séparer de leur parent, ou que cette perspective angoisse. Ils n’ont pas accès aux médiations et aux dégagements qu’elles ouvrent vers des espaces de création. Le tableau d’un peintre n’est pour eux qu’une toile revêtue de peinture, et non le support d’accès à des émotions esthétiques partagées.

22 A contrario, les autres apprécient de rencontrer des objets « culturels », au sens large du terme, aboutissements civilisés du doudou d’autrefois, et ils peuvent glisser de la réalité vers un registre sensible et partageable. De même, face aux écrans, comme à tout ce qui les satisfait, ils gardent une distance critique suffisante pour s’en dégager le moment venu. Dans leurs relations aux autres, la souplesse est de mise : elle leur permet de passer du sérieux au ludique, et de mobiliser les ressources de l’humour. Les médiations qui leur sont proposées dans l’enseignement, comme dans les soins, le cas échéant (je pense, notamment, aux leviers thérapeutiques précieux que sont la peinture, la poterie, le théâtre ou les jeux vidéo), déploient leurs potentialités à exprimer des éprouvés, et à aménager de manière acceptable leurs relations aux autres.

23 Quoi de plus triste que la situation d’un orphelin du jeu ? Là se situe une vraie précarité, exposant de plein fouet aux malheurs du monde. C’est le cas des enfants qui n’ont pu construire cette disposition d’esprit, faute de réponses « suffisamment bonnes » à l’expression de leurs besoins premiers ; mais aussi de celles et de ceux auxquels on n’a pas inculqué le plaisir de jouer, et qui sont atteints de ce que je qualifierais d’« arthrose psychique ». La souplesse qu’ils détenaient antérieurement dans leurs relations avec leur monde intérieur, comme avec le monde extérieur, s’est trouvée entravée par des contraintes éducatives ou psychologiques génératrices d’angoisse et de souffrance psychique qui les « bloquent ». Ils n’ont, de ce fait, plus de jeu dans leurs investissements et dans leurs relations.

24 Le degré d’« arthrose » peut être considéré comme un indice de gravité et un déterminant des remèdes à apporter, notamment des médiations thérapeutiques, dans la gamme des soins disponibles. Les apports précieux des outils numériques et, en particulier, de certains jeux vidéo facilitent la restauration, voire l’installation, d’une capacité de jeu, sous réserve qu’ils soient utilisés comme médiations dans la relation entre l’enfant ou l’adolescent et le professionnel soignant.

Du jeu pour tous ?

25 Avoir du jeu est de plus en plus indispensable dans un monde marqué par des mutations extrêmement rapides des modes de vie et des usages, où les prévisions financières ou politiques, et même météorologiques, se révèlent bien aléatoires. Un monde où dominent le raidissement des postures, la fermeture et la violence entre individus, comme entre communautés. À défaut, la tentation est grande de s’accrocher au familier et de vivre avec angoisse chaque changement, de se plonger dans la nostalgie d’un passé où les destinées étaient largement prévisibles, à quelques détails près.

26 Seule la capacité de jeu est susceptible de donner de la souplesse aux représentations et de doter l’homme de qualités d’adaptation ; de lui permettre de vivre autrement que sur un mode déroutant ou traumatique les inévitables et fréquentes péripéties qui marquent l’existence ; d’éprouver la nouveauté comme attractive.

27 Quel avantage, pour celles et ceux qui ont eu la chance de franchir avec succès l’étape de l’appui sur le doudou ! Le monde de demain leur réservera plein de surprises, pour leur plus grand bonheur. « Avoir du jeu », dans tous les sens de l’expression, apparaît de plus en plus comme un critère déterminant pour définir une bonne santé psychique. C’est cette qualité qu’il importe de faire naître et de développer chez les générations futures, si l’on veut que négociation, diplomatie, distance critique, remise en question, souplesse… demeurent des termes de notre vocabulaire. Et qu’ils ne soient pas remplacés par captation, dépendance, harcèlement, conflit, certitudes, dogmatisme…

28 Ne versons pas dans le mode de fonctionnement binaire de l’ordinateur, qui ne connaît que le zéro et le un, à l’instar de certains, de plus en plus nombreux, pour lesquels tout est blanc ou noir, vrai ou faux, sans alternatives faisant ouverture. C’est toute la différence entre une société totalitaire ou une jungle, où le plus fort triomphe sans que le plus faible puisse s’en plaindre, et une société où la loi garantit les libertés de chacun. Nous avons la chance, dans l’espèce humaine, même et surtout lorsqu’elle sera « augmentée », de pouvoir faire appel au chiffre trois, à la médiation : profitons-en ! C’est ce qui fait l’épaisseur de l’humain et sa dignité, lui épargnant d’être l’esclave de ses besoins archaïques, sans pouvoir les différer ni les sublimer.

29 Il est grand temps de promouvoir enfin les métiers de la première enfance, qu’ils soient au contact direct des enfants ou de leurs parents. Il s’agit de soutenir ou de mettre en place, selon les cas, les conditions permettant que se construise cette précieuse capacité de jeu dans la première année de vie ou, à défaut, d’offrir des sessions de « rattrapage ». Le rôle des personnels de crèche et des services de pmi [2] et la formation des assistantes maternelles devraient être érigés en priorité nationale, pour donner plus de liberté aux futurs adultes destinés à vivre dans un monde en effervescence et aux mutations rapides. Sans parler des ludothèques, dont la création et la pérennité sont loin d’être garanties dans nombre de communes.

30 Le droit de jouer a été reconnu comme un droit fondamental de l’enfant par la Convention internationale des droits de l’enfant. Faisons en sorte qu’il s’exerce réellement.

31 Soutenons l’importance de permettre à tous de bénéficier d’un jeu minimum garanti !

Notes

  • [1]
    Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
  • [2]
    Protection maternelle et infantile.
Patrice Huerre
Patrice Huerre, psychiatre, psychanalyste. Coordinateur national de la pédopsychiatrie du groupe clinéa. Président de l’Institut du virtuel Seine Ouest. Il a écrit, entre autres ouvrages, Faut-il avoir peur des écrans ? (Doin, 2013) et Place au jeu ! Jouer pour apprendre à vivre (Nathan, coll. « L’enfance en questions », 2007).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2016
https://doi.org/10.3917/epar.s621.0029
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