« Il y a des objets
qui se passent de nom. »
« Tout est affaire de décor. »
1 Que sont nos objets devenus ? Quand un sujet rencontre un objet, il rencontre un monde et une histoire. Le regardant et y regardant de près, il peut voir la société tout entière. Accessoirement se voir soi-même. Parfois ne voir que soi. Entre présentation et représentation. Entre présence et absence. Tout objet est un intermédiaire entre l’imaginaire, plein de mon désir, et la réalité, déni de mon désir.
2 Cela n’est pas que théorique. Hegel nous avait déjà prévenus : un individu n’a de solution pour se réaliser, entendre « se poser comme existant », qu’en s’investissant dans la propriété d’objets extérieurs auxquels il transfère son « âme » en les possédant ; il se marque alors comme réel.
3 Mais celui qui possède ne serait-il pas lui-même possédé ? Question lancinante que se posait Nietzsche, le philosophe marcheur de Sils-Maria. Il y répondit par la pratique et l’art de la soustraction, c’est-à-dire par le défaut d’objets. Jusqu’à sa propre possession, sa folie, pourrait-on dire.
4 Retenons déjà ceci comme hypothèse originelle : l’objet est lié à la constitution du sujet au lieu du monde et le représente.
5 Pour la psychanalyse, le terme « objet », d’un point de vue générique, désigne ce qui est visé et/ou investi par le sujet pour établir un lien avec le monde extérieur. D’où l’expression « relation d’objet », pour désigner les modalités fantasmatiques qui organisent la relation d’un sujet au monde extérieur.
6 Plus précisément, la tradition psychanalytique retiendra des objets plus spécifiques, comme les « bons » et les « mauvais » objets [1], ce sera notre thèse en filigrane ; les objets « transitionnels [2] », ici considérés sous leurs nouvelles formes, notre thème ; et l’« objet a » (Lacan), notre fil directeur. Thème, thèse et ligne directrice seront d’ailleurs étroitement mêlés, eu égard à l’actualité du sujet.
7 D’abord, notre thème s’inspire des théorisations de Winnicott sur les objets et les phénomènes transitionnels. Nul besoin, ici même, de développer ce point [3]. Notons simplement que l’« aire inter-médiaire d’expérience » fait transition entre la réalité intérieure et la réalité extérieure du sujet. Et cela, tout au long de ce que le pédiatre appelle le « développement de la nature humaine [4] », une « tâche sans fin », insiste-t-il, qu’il relie aux intérêts culturels et idéologiques de l’enfant.
8 Nous soutiendrons dès lors que les (nouveaux) objets transitionnels, ces marqueurs technologiques de la modernité (portables, écrans et tablettes), s’apparentent à un processus fétichique ou, pour le dire autrement, établissent la généalogie du fétichisme.
9 Ainsi, nous prendrons appui sur les travaux de Melanie Klein pour comprendre la fonction centrale des « objets pulsionnels », considérés et ressentis comme « bons » ou « mauvais », non seulement dans la vie fantasmatique, mais aussi pour la constitution même du sujet, constitution évolutive et durable. À cet égard, Melanie Klein parlera de « positions » par quoi le sujet exprimera ses inquiétudes et ses angoisses.
10 Les objets étant aussi des objets marchands, dans une marchandisation sans cesse croissante du monde, la société de marché sera également questionnée. Avec un retour à Marx, tant il est vrai que ses propositions sur le fétichisme de la marchandise (l’objet marchandise) et l’aliénation seront un précieux relais, à la confluence de nos propositions psychologiques et philosophiques.
11 Enfin, nous ferons référence à Jacques Lacan et à son objet a, l’objet cause du désir [5]. Avec les nombreux paradoxes que sa position insaisissable dans la « chaîne signifiante » implique, notamment celui-ci : la perte de l’objet est notre seul recours, qui donne consistance au sujet.
12 La conclusion sera logique : un nouveau monde s’instaure, de nouveaux objets transitionnels s’exposent, une nouvelle économie psychique se donne à voir, fondée sur le narcissisme, et nous devons continuer de penser.
L’objet du fétichisme
Les objets pulsionnels
13 L’intérêt de la psychanalyse pour le fétichisme est assez marginal, du moins dans la tradition. Il est vrai que Freud lui-même, dans son article tardif sur le fétichisme (1927), le présente comme une découverte annexe. Pour autant, sans rentrer dans des explications trop techniques sur ce fait, nous pouvons noter que le compromis fétichique, dans sa conceptualisation, traverse toute l’œuvre de Freud [6] d’une part, et que, d’autre part, il est une forme théorique conclusive dans ses derniers écrits [7].
14 Ce compromis pointe aussi bien le domaine de la « normalité » que celui de la psychopathologie. Il nous sert d’abord de modèle dans la construction de la relation d’objet et, spécifiquement, dans l’élucidation des (nouveaux) objets transitionnels. Il doit ensuite nous permettre de comprendre quelques principes d’interaction du sujet avec le monde. Dans le fétichisme, l’objet n’est plus que la pièce manquante de tout objet humain et devient le but exclusif du sujet qui cherche à le posséder et à en jouir.
« La valeur qu’on attache à l’objet sexuel en tant qu’il est destiné à satisfaire la pulsion ne se limite pas d’ordinaire aux parties génitales, mais s’étend au corps entier de cet objet. […] La surestimation s’attache aussi au domaine psychique et se manifeste par un aveuglement, un manque de mesure dans l’appréciation des qualités psychiques et perfections de l’objet sexuel, une soumission facile aux jugements émis par lui. La crédulité provoquée par l’amour est une source importante, sinon la source originelle de l’autorité [8]. »
16 Ainsi le problème du fétichisme est-il posé par Freud : une surestimation de l’objet, qui déborde de ses qualités physiques, propres à la satisfaction pulsionnelle, pour atteindre un certain investissement psychique. Surestimation, donc, et disparition de l’objet qui impliquent aveuglement, démesure, soumission et crédulité.
17 La métaphore sur l’amour est importante, car elle signale l’apparition d’un nouvel objet (transitionnel ?) détaché de l’objet originel. Il en est ainsi de nos attachements à tous les objets, fussent-ils anciens ou nouveaux, car ils traduisent, pour les prématurés biologiques que nous sommes, un immense et permanent besoin d’attaches.
18 Ce nouvel objet, plus tout à fait fantasme et pas encore symbole, est désigné par Freud du nom de « fétiche », par analogie avec l’objet « dans lequel un sauvage incarne son dieu ». Dans son article « Le clivage du moi dans le processus de défense [9] », Freud va même jusqu’à parler de ruse pour définir cette transaction avec la réalité opérée par le sujet. Mais est-ce bien ce même sujet qui est l’auteur de la transaction ? Ou n’est-il que l’instrument non plus d’un désir, mais d’une demande et d’un besoin organisés, distribués et agencés par une puissance sociale efficacement dominatrice ?
19 Sans revenir sur les acquis des phénomènes transitionnels, une matrice exigeante et généalogiquement féconde, nous conviendrons avec Jacques Lacan que « dans la mesure où le regard, en tant qu’objet a, peut venir à symboliser le manque central exprimé dans le phénomène de la castration, et qu’il est un objet a réduit, de par sa nature, à une fonction punctiforme, évanescente, il laisse le sujet dans l’ignorance de ce qu’il y a au-delà de l’apparence [10] ».
20 Cette « ignorance », qui fait vivre le sujet à l’instar d’une illusion, parce qu’elle définit les contours d’un arrangement avec la réalité, figure également une fuite hors du temps social et de notre inscription, problématique et vulnérable, mais nécessaire, dans le réel. En quoi le sujet peut se perdre !
21 Un sujet en apesanteur, en quelque sorte.
22 Le fétiche est un objet dérobé !
La marchandise
23 Nous avons écrit plus haut que l’analyse du fétichisme des objets (transitionnels) pouvait être concomitante avec une séquence métaphorique des différents modes de substitution, compromis et transaction entre le sujet et l’objet. Et cela, jusqu’à l’aveuglement. Nous poursuivrons cette migration conceptuelle avec quelques éléments (ici succincts et résumés) issus de l’analyse du fétichisme de la marchandise chez Marx.
24 Le Capital de Marx commence par ces phrases : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une “immense accumulation de marchandises”. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches. » Pourquoi débuter précisément par la marchandise ? Parce que celle-ci est une « cellule élémentaire », qui recouvre et opacifie toutes les déterminations fondamentales de l’économie capitaliste. Au-delà de son apparente simplicité, la marchandise est un objet mystificateur – ce point est d’importance – et, selon la formule utilisée par Karel Kosik, « un objet suprasensible [11] ».
25 Autrement dit, la double constatation que sollicite Marx à la lecture du premier chapitre du livre I est la suivante :
26 – la marchandise est le repérage des traits spécifiques du mode de production capitaliste et de l’essence de l’économie classique ;
27 – la marchandise exerce la fonction de sujet mystifiant et mystificateur.
28 La seconde proposition est naturellement celle qui, pour notre discours, nous intéresse plus particulièrement, et nous allons reprendre quelques points du mouvement général de la pensée de Marx, pour aboutir à une caractérisation du fétichisme.
29 Après avoir déterminé la substance et la mesure de la valeur de la marchandise, il reste à Marx à définir la forme de cette valeur, le fait étant acquis de l’inadéquation entre la valeur et la forme de cette marchandise, et de son origine dans le processus de production. Le point est capital : « Les marchandises viennent au monde sous la forme de la valeur d’usage […]. C’est là tout bonnement leur forme naturelle. Cependant, elles ne sont marchandises que parce qu’elles sont deux choses à la fois, objet d’utilité et porte-valeur. Elles ne peuvent donc entrer dans la circulation qu’autant qu’elles se présentent sous une double valeur, leur forme de nature et leur forme valeur [12]. »
30 La genèse de la forme monnaie permet de définir la forme de la valeur et de lever l’illusion fétichiste. Opérer cette genèse c’est, écrit Marx, « développer l’expression de la valeur contenue dans le rapport de valeur des marchandises depuis son ébauche la plus simple et la moins apparente jusqu’à cette forme monnaie qui saute aux yeux de tout le monde. En même temps sera résolue et disparaîtra l’énigme de la marchandise [13]. »
31 Voilà qui nous rapproche sérieusement des bases théoriques que nous avons posées, après Winnicott, concernant la double nature des objets transitionnels. Ceux-ci représentent une possession première entre le subjectif et l’objectivement perçu, un champ qu’il spécifie lui-même comme étant celui de l’« illusion », une possession « non-moi » (not me).
32 Le fétichisme, pour Marx, est le processus par lequel « un rapport social déterminé des hommes entre eux revêt la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles [14] ». Il doit être compris alors comme la conceptualisation d’un décalage entre les rapports essentiels de l’économie marchande et leur mode d’apparition. Le fétichisme intervient pour jeter le voile sur les assises et les fondations des structures économiques, la réalité qui en procède et dont il est issu.
33 L’hypostase [15] dans la marchandise (dans l’objet ?) des propriétés inhérentes à l’homme lui-même (au sujet ?) est un mouvement réel, déjà décrit par Marx dans ses Manuscrits [16] de 1844, qu’il désigne par les termes « réification » ou « aliénation », plus générique. « Ce qui caractérise enfin le travail créateur de valeur d’usage, c’est que les relations sociales entre les personnes se présentent pour ainsi dire sens dessus dessous comme un rapport social entre les choses. […] S’il est alors exact de dire que la valeur d’échange est un rapport entre les personnes, il faut ajouter un rapport qui se déguise en rapport de choses [17]. »
34 Ce renversement fétichiste, seule la genèse de la forme monnaie permet d’en dissiper l’illusion.
35 Quelques remarques supplémentaires sur les implications théoriques et gnoséologiques [18] de cette analyse de la marchandise.
36 C’est bien la forme monnaie (une « croyance » ou un crédit, comme on le dit d’une monnaie fiduciaire) qui remplace une marchandise et fait figure d’équivalent universel. En quoi le « caractère mystique » de la marchandise provient non pas de sa « valeur d’usage », mais de sa « valeur d’échange » et, plus précisément, de sa forme de valeur (sa valeur monétaire).
37 Mais qu’échangeons-nous en réalité, sinon, comme dans d’autres cas de figure, des motifs de reconnaissance et d’identification, vecteurs incontestables de notre existence, tels ces objets transitionnels qui nous donnent de l’amour, nous protègent ou nous rassurent ? Et la fragilité de la structure du moi (fondement clinique des objets transitionnels) ne se retrouve-t-elle pas, mutatis mutandis, dans les conditions sociales, toujours déstabilisantes, du travail salarié, voire dans toutes nos transactions sociales [19] ?
38 La métaphore du fétichisme, en tant que transposition de sens, vérifie le fait que les formes phénoménales transforment la réalité et occultent la conscience des rapports sociaux qui se présentent à l’envers. Ce n’est donc pas l’homme qui se trompe sur la réalité, c’est la réalité qui le trompe. De la même façon, Marx signifie le fétichisme au travers de la référence au monde religieux, pour autant que cette métaphore fétichiste est également une substitution qui met en relief la notion de complément religieux.
39 « Substitution », « complément » et « dette » (ignorance et reconnaissance de la dette), tels sont les termes que nous retrouverons chez Winnicott [20]. Ainsi, nos nouveaux objets transitionnels, qui font relais avec le monde extérieur, nous connectent, tout autant qu’ils nous déconnectent de la réalité, s’y substituent et nous imposent une permanente assistance…
40 Le processus décrit par Marx, s’il a pour fonction de masquer la réalité, paradoxalement la révèle aussi. « L’avenir d’une illusion », si nous pouvons nous permettre cette référence [21], passe également par la contribution active et volontaire du sujet. L’enfant, chez Winnicott, est similairement un enfant actif.
41 Ainsi en est-il des catégories de médiation et d’aliénation qui suivent logiquement les développements de Marx, et que l’on repérera, chez Freud et Lacan, sous la forme de l’« humiliation » psychologique, cet acte de décentration du moi.
42 « En caractérisant l’argent comme le médiateur de l’échange, Mill a dit une chose essentielle. Ce qui, de prime abord, caractérise l’argent, ce n’est pas le fait que la propriété s’aliène en lui. Ce qui y est aliéné, c’est l’activité médiatrice, c’est le mouvement médiateur, c’est l’acte humain, social, par quoi les produits de l’homme se complètent réciproquement : cet acte médiateur devient la fonction d’une chose matérielle en dehors de l’homme, une fonction de l’argent. À travers ce médiateur étranger, l’homme, au lieu d’être lui-même le médiateur pour l’homme, aperçoit sa volonté, son activité, son rapport avec autrui, comme une puissance indépendante de lui et des autres [22]. »
43 Nous habitons, certes, des espaces que nous aménageons, en conscience et en négociation avec le réel, mais nous sommes également habités par un élément pulsionnel qui nous est étranger. Cet élément étranger, irréductible et inclassable, incongru et inéducable, que nous ne pouvons pas apprivoiser, c’est l’objet cause du désir.
44 Un objet qui nous hante et nous constitue en tant que sujet : Rosebud [23], le traîneau de notre enfance…
45 Nous le savons d’ailleurs depuis longtemps : le désir et la servitude sont des frères, des faux frères. Des frères ennemis.
Conclusion
« Donnez-m’en jusqu’à l’excès afin que, de dégoût,
mon appétit languisse et meure. »
47 Ce qui est en jeu, dans ce rapprochement que nous n’avons fait qu’évoquer entre ces deux analyses du fétichisme, c’est un même mécanisme d’oblitération de la réalité (avec ses avantages et ses inconvénients) et une actualité du fétichisme en rapport avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication ; mais aussi le pouvoir de la marchandise, ni plus ni moins, soit la fétichisation de l’objet, la facilité des transactions, l’opacité des informations et l’effondrement de l’idée de perspective. Ce dernier point nous paraît être un élément-clé de ce nouveau temps mondial qui est le nôtre. L’idée de perspective, née à la Renaissance, a déserté nos champs politique, technique, artistique et idéologique. Tout comme l’idée de salut, quand on ne peut se passer ni du sens ni de la promesse. Ni du désir de salut…
48 Restent alors le pouvoir, l’aliénation et la servitude.
49 Quant à nos nouveaux moyens de communication, toutes ces connexions qui ne font pas connivence, encore moins lien social, et même si ce n’est pas le lieu d’en parler ici, ils font partie de ce que Evgeny Morozov appelle « le mirage numérique [24] ». Pour notre propos conclusif, traduisons cela en quelques vignettes.
50 La première concerne cet élément que Marx a analysé en termes d’« aliénation » ou de « réification », quand l’homme n’est plus que « la carcasse du temps ». Le sujet n’a plus de recul possible (seule la perche des portables photographiques fait désormais recul !) et, face au « discours du maître » qui lui est tenu (la formule est de Lacan, qui exprime l’imposition des normes), il est happé, pris dans les filets, enveloppé. Cela s’appelle le narcissisme, un narcissisme généralisé quand il y a prévalence de l’être (plein) sur la représentation [25], cette non-mise en scène de l’altérité. La transcription en termes psychanalytiques donne ceci : il y a substitution de l’image, du monde iconique, à la parole. Nous aurions donc affaire à une économie du signe et non plus du signifiant.
51 Osons encore cette analogie suivante, une deuxième vignette. Ce qui nous construit, individuellement et collectivement, c’est-à-dire ce qui nous permet de mettre de l’ordre dans le chaos et d’organiser un site sur un terrain vague, tient en deux opérations, comme autant d’invariants historiques : un espace sacré et une transcendance. C’est une nécessité, pour tout petit d’homme (et être social), de s’inscrire à la fois dans l’espace et le temps, dans la communication et la trans-mission, dans l’horizontalité et la verticalité. Le tracé des frontières, cette clôture à l’horizontale, établit toujours une corrélation avec l’infini de la transcendance, cette ligne de fuite à l’horizon qui ouvre, précisément, à la verticale. Toute transition avec le réel n’échappe pas à ces deux conditions de la limite et de la croyance. Or nos nouveaux objets transitionnels (et là réside notre analogie), de même que l’alcool ou toute conduite addictive, mettent à mal ce continuum spatio-temporel. Nos nouvelles prothèses techniques, qui ne font plus transition, nous déconnectent du monde réel.
52 « Avec ses avantages et ses inconvénients », écrivions-nous. Une grande liberté d’un côté, de plaisir, certes, ou de repos, de divertissement pascalien, mais une aliénation et une servitude de l’autre.
53 D’où le troisième point. Comme le pharmakon, ce concept ancien travaillé par Jacques Derrida, qui est à la fois remède et poison, la conduite addictive permet cette ambivalence ou, si l’on veut, cette synthèse disjonctive. Jacques Lacan l’avait bien compris en son temps – qui semble désormais si éloigné du nôtre pour ce qui est de nos capacités réflexives –, une nouvelle économie psychique est à l’œuvre, qui commande l’impératif de la jouissance [26].
54 Pour le dire autrement, cette nouvelle économie psychique organise sous des formes fétichiques la présentation (les présentations) d’un objet (des objets) désormais accessible(s). Et cela, jusqu’au terme de la jouissance.
55 Ainsi en est-il de la liquidation collective de nos transitions, compromis, représentations et distances, soit du « transfert [27] ».
56 Une incroyable liberté en est le prix, qui est aussi le prix de la servitude.
57 L’objet du désir reste et restera toujours un objet perdu, un objet qui fait défaut. Cet objet manquant, synonyme à la fois de notre désir et de notre inconfort, est celui-là seul qui nous garantit (et nous garantira) que le désir nous nomme et nous fait exister, et que le vrai pouvoir n’est pas réel, mais symbolique [28], soit le contraire de la barbarie.
58 Ou alors, et cette hypothèse n’est pas à exclure, ce sont non seulement les objets qui deviendront « usagés », mais les individus/sujets également, dans leur rapport au monde.
Notes
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[1]
M. Klein, Essais de psychanalyse, 1921-1945, Paris, Payot, 1989.
-
[2]
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
-
[3]
Lire, à ce sujet, le chapitre introductif, « À la rencontre du monde avec Winnicott », p. 13-27.
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[4]
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit., p. 47.
-
[5]
Cet objet a, cause du désir, est la « découverte » de Jacques Lacan, qu’il désigne comme « l’objet même de la psychanalyse ». Inclus dans la « chaîne signifiante », le système rsi (Réel, Symbolique et Imaginaire), dans ses rapports avec le sujet et le moi, il est principalement étudié dans les Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, et dans Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994.
-
[6]
Des Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905) à l’Abrégé de psychanalyse (1938), en passant par l’Introduction à la psychanalyse (1916-1917).
-
[7]
L’Abrégé de psychanalyse et, la même année, l’article sur « Le clivage du moi dans le processus de défense », La nouvelle revue de psychanalyse, n° 2, intitulée Objets du fétichisme, Paris, Gallimard, automne 1970.
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[8]
S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
-
[9]
La nouvelle revue de psychanalyse, op. cit., p. 27.
-
[10]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973. (Souligné par nous.)
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[11]
K. Kosik, La dialectique du concret, Paris, Maspero, 1970.
-
[12]
K. Marx, Le Capital, livre I, chapitre 3, dans Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, 1963, p. 575.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Ibid., livre I, chapitre 4, p. 606.
-
[15]
Du grec hupostasis, littéralement « ce qui est en dessous », donc « fondement, base ». En philosophie, l’hypo-stase désigne la substance de toute chose, à savoir ce qui fonde son être.
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[16]
K. Marx, Économie et philosophie (Manuscrits parisiens-1844), dans Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, 1968.
-
[17]
K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 107.
-
[18]
Relatif à la gnoséologie, la partie de la philosophie qui traite des fondements de la connaissance en tant que science.
-
[19]
M. Klein, Essais de psychanalyse, 1921-1945, op. cit.
-
[20]
D.W. Winnicott, Jeu et réalité, op. cit.
-
[21]
S. Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, Puf, 1971.
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[22]
K. Marx, Œuvres, tome II, op. cit. Notes de lecture, p. 107.
-
[23]
Le dernier mot de Citizen Kane (de et avec Orson Welles, 1941), qui ouvre aussi le film et inaugure l’enquête sur la vie (et les secrets) de Mr Kane.
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[24]
E. Morozov, Le mirage numérique. Pour une politique du Big Data, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015.
-
[25]
Sur ce thème du fétichisme et du narcissisme, voir Pierre Legendre, Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images, Paris, Fayard, 1994 ; notamment le premier chapitre, sur l’aliénation constitutive du sujet, p. 35.
-
[26]
Voir sur ce sujet, ô combien d’actualité, Charles Melman, L’homme sans gravité (sous-titré Jouir à tout prix), entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Paris, Denoël, 2002.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
Entre autres séminaires de Jacques Lacan, voir celui du Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Le Seuil, 2006.