CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 De nombreux auteurs, à la suite de Donald W. Winnicott, rappellent que ce n’est pas l’objet en tant que tel qui est transitionnel, mais la fonction qu’il occupe [1]. L’usage qu’en fait le sujet est donc prédominant. Cela signifie également que tout objet peut, a priori, être transitionnel. La question n’est pas ici de savoir si le téléphone ou le smartphone peuvent être considérés comme des objets transitionnels, mais de voir si les données des recherches actuellement disponibles permettent de confirmer, d’infirmer ou simplement de nuancer cette hypothèse de l’attachement aux outils des technologies de l’information et de la communication (tic).

2 Sans nous substituer à une analyse clinique, nous proposerons ici une lecture sociologique de l’attachement au smartphone, à partir des résultats d’une vaste enquête qualitative réalisée auprès de voyageurs d’aventure, au sujet de leurs habitudes de connexion et de leurs tentatives de déconnexion lors de leurs séjours [2]. Au travers de leurs récits, plusieurs voyageurs nous ont raconté ces moments où ils ont été séparés de leur téléphone, parfois de leur plein gré, mais souvent de force, du fait des aléas de leur voyage. Concrètement, la perte ou le vol de leur précieux appareil les a amenés à vivre des expériences inattendues, qui les ont forcés à réévaluer la relation qu’ils entretenaient avec lui. Nous mobiliserons donc ici les témoignages de ces expériences de séparation, comme une occasion de questionner l’attachement aux tic, au travers des situations vécues par les usagers. Ces derniers ouvrent des pistes de réflexion sur la qualité de la relation entretenue avec leur smartphone.

Se détacher de la mère ?

3 Pour Donald W. Winnicott, l’objet transitionnel favorise le détachement de l’enfant à l’égard de sa mère. En d’autres termes, le fameux « doudou » ne la remplace pas, il s’y substitue. Il facilite ce détournement en tournant l’enfant vers le monde extérieur. Le smartphone, s’il était un objet transitionnel, permettrait donc un double mouvement : détournement de la mère d’une part, et retournement vers le monde extérieur d’autre part. Ce double mouvement est-il effectif au travers des usages des tic en général, et du smartphone en particulier [3] ? Telle est la question posée.

4 Alors qu’il n’est âgé que d’une vingtaine d’années, Maxime rêve d’un voyage initiatique, sans fil à la patte. Son projet n’a rien de surprenant : partir à l’étranger afin de vivre un voyage « moderne », réalisé par choix personnel, pour soi-même, et vécu comme une expérience qui viendrait s’inscrire dans l’histoire biographique de l’individu [4]. Ce voyage, qu’il nous raconte plusieurs années après, constitue donc une expérience de séparation. Il s’agit de quitter le point d’origine, le regard des proches, afin de bénéficier d’un temps liminaire propice aux expérimentations : manière d’échapper provisoirement à ses rôles et à ses statuts, et de tester des versions inédites de soi. Se confronter à l’inconnu afin de mieux se connaître. Franchir les limites de ces rôles et de ces statuts, définis et contenus, dans une certaine mesure, par les inter-actions quotidiennes. Le contexte du voyage est certes singulier, mais il est emblématique des changements qu’implique l’usage du téléphone ou du smartphone dans toutes les expériences de séparation, comme en témoigne le récit de Maxime :

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« Oui, j’avais mon téléphone [à l’époque] avec moi, mais il était éteint, et je sais que je n’avais pas envie [d’appeler], et je sais que ma mère m’avait engueulé, en fait, quand elle avait réussi à m’appeler, ou elle avait laissé un message, je sais plus, voilà, pour gueuler, en disant que j’étais pas obligé de donner des nouvelles tous les jours, mais que quand même, fallait pas oublier qu’elle, elle s’inquiétait, et qu’il fallait rassurer tout le monde, et que tout allait bien, et tout ça. Mais moi, ça m’avait agacé, parce que j’avais envie de faire le grand et de ne justement pas avoir de comptes à rendre » (Maxime, 29 ans, entrepreneur, France).

6 La situation rapportée par Maxime exprime, à la manière de milliers d’autres, que la connexion est devenue la norme dans le contexte contemporain, d’où la nécessité de justifier les tentatives de déconnexion [5]. Mais le téléphone, comme le smartphone, ne se contente pas d’être un outil de communication. Il symbolise aussi l’appartenance de la majorité d’entre nous à un réseau, avec de plus en plus de contraintes pour y demeurer constamment liés. Ces contraintes relèvent non seulement de l’univers du travail mais aussi, et peut-être surtout, d’une forme de contrôle que les proches entretiennent entre eux. Ici se dessine le paradoxe d’un téléphone que nous voudrions analyser comme un objet transitionnel : si l’outil se substitue – peut-être – symboliquement à la mère le temps de se tourner vers l’extérieur (en l’occurrence un voyage à l’étranger), il reste aussi, en permanence, un outil capable de ramener l’individu réellement vers elle. L’exemple de Maxime est d’autant plus parlant qu’il montre comment l’outil de communication favorise la séparation (« Tu peux partir, puisque tu as un téléphone avec toi »), mais empêche que la mère se transforme en véritable absente (elle peut joindre son enfant).

7 Maxime, qui avait « envie de faire le grand et de ne justement pas avoir de comptes à rendre », ne trouve pas dans son téléphone un moyen de se séparer. L’outil technologique apparaît plutôt comme une obligation imposée de l’extérieur. Sa mère s’impose à distance, s’immisce en quelque sorte dans un temps et un espace pourtant propices à une séparation physique et symbolique, qui favorise ensuite, généralement, la recomposition du lien aux parents. La fonction initiatique du temps liminaire est précisément mise à mal. Dans ce contexte, éteindre le téléphone constitue certainement une forme de résistance du jeune Maxime, face à l’insistance de sa mère. Nous pourrions alors émettre l’hypothèse que cet outil constitue un objet transitionnel au moment même où ses fonctions de communication sont désactivées : il rappelle éventuellement la mère, sans ranimer concrètement sa présence. Éteint, en revanche, il ne facilite pas le détournement de l’individu vers l’extérieur… Dans les exemples rencontrés au cours de notre enquête, le téléphone éteint apparaît généralement comme le symbole d’une résistance menée de la part d’une personne qui a accepté, malgré elle, de transporter un dispositif qui la lie à ses proches. Mais, même éteint, il rappelle la présence de l’autre et, surtout, menace sans cesse l’individu de l’engrenage d’une conversation le ramenant, en quelque sorte, au point de départ.

La prééminence de la dimension interactionnelle : le pacte de déconnexion

8 La plupart des récits rapportés au cours de l’enquête montrent que l’usage du smartphone, en cas de séparation, est fortement lié à un pacte de déconnexion. Nous avons défini ce pacte comme le résultat d’une négociation entre proches au sujet du maintien d’un contact, via les dispositifs de communication. Ce pacte prend tout son sens dans le contexte d’un voyage : l’individu espérant partir seul pour un temps doit faire face aux remontrances de son entourage qui, le plus souvent, le force à conserver un minimum de liens. Ces pactes sont passés entre parents et enfants, entre conjoints. Il s’agit toujours de négocier les modalités d’un échange, la fréquence des signaux, le temps d’un appel, etc. En d’autres termes, la mise à distance du smartphone et la déconnexion provisoire prennent tout leur sens dans un contexte où il importe de respecter ce contrat négocié.

9 Le récit de Léo, 64 ans, illustre l’importance que prend ce pacte de déconnexion au cours de l’expérience de séparation. Parti pour un long voyage en vélo en Asie centrale, il explique :

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« Quand je suis à l’étranger, les télécoms, oui, c’est juste pour rassurer la famille […]. C’est pas pour moi, quoi, c’est pour dire où je suis, que tout va bien. Au point que quand j’étais en Chine, je suis tombé à un moment où la Chine avait coupé toute communication avec l’extérieur, dans la région que je traversais. On ne pouvait ni téléphoner, ni recevoir de coups de fil, ni Internet, tout était coupé. Et là, ça m’a obligé… Je ne pouvais pas laisser la famille, les enfants sans nouvelles. Ils étaient déjà sans nouvelles depuis plus d’une semaine, et je devais passer par le nord du Tibet : j’en avais pour vingt jours encore, je ne pouvais pas décemment laisser dans l’inquiétude toute la famille, donc je suis rentré plus vite que prévu à Pékin. Les sms, quand j’en envoie depuis l’étranger, c’est juste pour dire où je suis » (Léo, professeur à la retraite, France).

11 Le pacte de déconnexion permet de situer l’attachement au smartphone dans un contexte précis. La relation entretenue avec l’outil est interactionnelle, dans la mesure où il lie l’individu au contrat passé sous le signe de la contrainte. Le dispositif de communication ne symbolise donc pas l’absence de l’autre, il ne tourne pas l’individu vers le monde extérieur et ce, même lorsqu’il est en voyage. Au contraire, il symbolise l’engagement, le ramène vers ceux qu’il a quittés. Certes, le smartphone favorise l’ouverture sur l’ailleurs, mais, paradoxalement, il empêche aussi de vivre pleinement l’expérience de séparation.

12 L’attachement de l’enfant à l’objet transitionnel s’étire parfois dans le temps, même si l’objet n’a jamais le pouvoir de faire réapparaître réellement l’absent. Dans l’exemple de Léo, non seulement l’absent peut surgir au bout du fil, mais l’impossibilité de le faire surgir, pour un instant, perturbe l’expérience de séparation, au point d’y renoncer. L’attachement au smartphone comporte certainement une implication psychique, mais cette dernière ne prend tout son sens que dans le contexte où l’autre est omniprésent. Le pacte de déconnexion, en orientant les usages et les représentations de certains voyageurs, fait du smartphone un objet de communication toujours susceptible de s’opposer à ce que certains d’entre eux tentent de réaliser : une séparation provisoire, mais vécue pleinement le temps d’un séjour.

13 Cette omniprésence de l’autre dans le choix final d’emporter en voyage son smartphone vient s’immiscer dans la représentation des individus qui ont du mal à évaluer leur propre attachement à l’outil. En effet, plusieurs personnes se déclarent « addicts » et ne s’imaginent pas vivre sans leur téléphone. La peur s’invite dans les discours, mais disparaît souvent à l’épreuve de la perte ou du vol de l’objet. C’est le cas pour Mélanie, 23 ans. Alors qu’elle voyage seule au Cambodge, elle perd son smartphone et s’étonne de l’effet que produit sur elle cette situation, qu’elle appréhendait pourtant :

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« J’ai eu ce petit pic d’appréhension qui a duré deux minutes, et après, j’étais tellement bien, là-bas, que je me suis dit : “Je suis juste triste d’avoir perdu mes photos, mais l’objet en soi, je m’en fiche complètement.” Pour toutes les choses pratiques, je ne sais pas si j’avais trop réfléchi, mais pour les contacts, tous mes messages, tout ça, je m’en fichais complètement. Mes contacts pros, je savais que je pourrais les retrouver […]. Je me suis juste dit que ça faisait quelques jours que j’avais pas donné de nouvelles à ma famille et du coup, après deux jours et demi, je me suis dit : “Mince, faudrait peut-être que je les tienne au courant, s’ils essaient de m’appeler […], ils vont s’inquiéter”, et c’est la seule chose qui m’a fait me reconnecter » (Mélanie, agente de promotion, France).

15 L’attachement au smartphone s’explique en définitive au travers de sa principale fonction : maintenir le lien, pour respecter le pacte de déconnexion. Il s’agit non pas d’un investissement psychique singulier, mais de la nécessité de respecter un contrat, pour ne pas inquiéter les autres. Une fois de plus, la dimension interactionnelle de l’usage du smartphone s’affirme comme le contexte premier d’interprétation de l’attachement à l’outil. Nous pourrions penser que cette situation est exceptionnelle, puisqu’elle se déroule dans le contexte d’un voyage. Or, ne sommes-nous pas en permanence liés à nos proches par des pactes de connexion et de déconnexion, qui créent chez les uns et les autres des attentes, et quelquefois des angoisses ?

De l’expérience de la séparation à l’expérience de la déconnexion

16 Ces quelques cas relatés ne permettent pas de trancher définitivement sur l’hypothèse d’un smartphone qui remplirait, parfois, les fonctions d’un objet transitionnel. Ils rappellent cependant qu’aux yeux de plusieurs la qualité de la relation entretenue avec cet outil de communication se trouve principalement dans un réseau d’interactions, qui ne prend pas seulement en considération les appels passés ou reçus, les messages envoyés ou reçus. Le smartphone relie son usager aux autres, parce qu’il symbolise l’acceptation d’être joint ou de joindre, même dans des situations particulières comme le voyage. Il souligne que la volonté de se séparer de ses proches est parfois entravée par l’existence même de ces possibilités de communication. Ces dernières amènent les proches à discuter ensemble du maintien du lien. Le smartphone est donc un outil qui fait parler, et dont les usages sont traversés par les négociations qui lient son usager à ses proches.

17 Les expériences de séparation obligent de plus en plus souvent l’individu à gérer la distance réelle et symbolique qui l’attache ou le sépare des autres. La séparation n’est pas vécue uniquement au travers de l’investissement d’un objet qui le tourne vers l’extérieur ; elle est vécue aussi dans le jeu de la connexion et de la déconnexion, dont il considère être un acteur. Ainsi, la rupture amoureuse, l’éloignement d’un proche ou le départ des enfants du foyer familial sont autant d’expériences de séparation qui, dans un monde connecté, ne sont plus vécues de la même manière, les technologies de la communication devenant des outils de gestion de la « bonne distance ».

Notes

  • [1]
    J.-L. Rinaudo, « Les technologies de l’information et de la communication : un objet transitionnel ? », Questions vives, vol. 7, n° 14, 2010, p. 135-144 (à lire en ligne sur http://questionsvives.revues.org/674).
  • [2]
    Dans notre ouvrage : F. Jauréguiberry, J. Lachance, Le voyageur hypermoderne. Partir dans un monde connecté (Toulouse, érès, 2016), nous avons déjà évoqué les limites et les paradoxes du smartphone en tant qu’objet transitionnel. Voir également : J. Lachance, « De la déconnexion partielle en voyage : l’émergence du voyageur hypermoderne », Réseaux, n° 186, 2014, p. 51-76.
  • [3]
    Le contexte du voyage est en ce sens tout à fait intéressant, dans la mesure où il détourne l’individu de son milieu quotidien pour le tourner vers l’ailleurs.
  • [4]
    J. Lachance, op. cit.
  • [5]
    F. Jauréguiberry, « La déconnexion aux technologies de communication », Réseaux, n° 186, 2014, p. 17-49.
Jocelyn Lachance
Jocelyn Lachance, socio-anthropologue de l’adolescence, docteur en sociologie de l’université de Strasbourg et en sciences de l’éducation de l’université Laval, membre de l’Observatoire jeunes et société de Québec et de l’umr Passage du Cnrs, président de l’association Anthropoaodo (www.anthropoado.com) et directeur de la collection « Adologiques » aux Presses de l’université Laval (pul). Il est notamment l’auteur de Photos d’ados à l’ère du numérique (pul/Hermann, 2013) et de Le voyageur hypermoderne. Partir dans un monde connecté (érès, 2016, avec Francis Jauréguiberry). Il enseigne à l’université de Pau et des Pays de l’Adour.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2016
https://doi.org/10.3917/epar.s621.0105
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