1Quels sont les signes qui peuvent faire penser qu’un jeune est victime d’un embrigadement « djihadiste » ? À partir de quand ses parents et ses éducateurs doivent-ils s’inquiéter ? Contrairement à ce que certains pensent, la pratique de l’islam ne constitue pas le symptôme le plus alarmant, celle-ci étant souvent dissimulée, les premiers temps. Quand un adolescent est pris en charge par un réseau radical, ses interlocuteurs lui conseillent de cacher sa conversion à son entourage. C’est ainsi qu’il camoufle soigneusement ses vêtements de prière. Cette étape de dissimulation peut durer plusieurs mois, pendant lesquels l’embrigadement se poursuit et s’approfondit. Lier la détection de la radicalité à des signes religieux retarde, de manière certaine, l’aide à apporter à ce jeune. Pour une intervention efficace et suffisamment précoce, il est essentiel de se fonder sur les bons indicateurs.
La théorie du complot
2Le tout premier indicateur à prendre en considération est l’apparition chez le jeune d’une grille de lecture du monde totalement paranoïaque. Tous les jeunes qui adhèrent à des théories du complot ne deviennent pas radicaux, mais les mille jeunes que nous avons suivis au sein du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (cpdsi) étaient tous, sans exception, passés par cette case. Le discours « djihadiste » est propagé presque exclusivement par des vidéos diffusées sur Internet. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de réseau physique, mais la toile est un vecteur principal de diffusion.
3Une première série de vidéos convainc le jeune qu’il vit dans un monde corrompu par le mensonge, et qu’il ne doit faire confiance à aucun adulte. Cette propagande s’appuie sur des scandales avérés ou vraisemblables, portant sur l’alimentation, les médicaments, les vaccins, l’histoire, la politique, etc. Puis, une deuxième série de vidéos lui montre qu’il ne s’agit pas de mensonges isolés, mais d’un véritable complot mis au point par des sociétés secrètes protégées par Israël, comme les Illuminati, qui ont « endormi » ou « acheté » l’ensemble des adultes, afin de s’accaparer le pouvoir et la science. Ces sociétés secrètes auraient inventé le hiv, le virus Ebola, organisé le chômage, mis des substances chimiques dans l’alimentation… À ce stade, le jeune a le sentiment d’avoir plus de discernement que la masse, d’être le seul à y voir clair, que tous les adultes autour de lui sont corrompus, et qu’il faut donc s’en méfier.
4On le persuade également que ces instances cachées distillent partout des messages (images, sons) subliminaux – dans les films, la publicité, les dessins animés, les tableaux d’art, la musique, les étiquettes des bouteilles de soda. Le but des radicaux étant de le couper de tous les plaisirs, toutes les sensations, toutes les cultures. Et là, seulement, est introduit le recours à l’islam – plus précisément le « vrai islam », détenu par les véridiques, les purs –, la seule force capable de sauver le monde de cette puissance obscure. S’impose alors l’idée selon laquelle l’unique façon de combattre ce complot est de rejeter et de fuir le monde réel.
Des ruptures en chaîne
5Les parents, dès cette première étape de l’embrigadement, peuvent repérer des indices chez leur enfant. Il devient distant, fuit leur regard, adopte des comportements de repli et de suspicion. À l’école, ses notes accusent souvent une baisse conséquente, il considère ses enseignants comme des personnes « vendues » à la cause des sociétés secrètes, payées pour l’empêcher d’avoir son libre arbitre, il désinvestit ses apprentissages.
6Souvent, il abandonne aussi ses activités extra-scolaires et de loisirs, cesse d’écouter de la musique, d’aller au cinéma ; il enlève des murs les posters et les tableaux. Un papa a sauvé sa fille parce qu’elle avait décroché le tableau d’un chameau dans le salon ! Il a immédiatement contacté le cpdsi, car il m’avait entendue parler à la radio. Il craignait de nous déranger pour rien mais nous avons lancé une recherche sur l’adresse ip de l’ordinateur de sa fille, et découvert qu’elle avait créé un deuxième profil Facebook. Elle s’apprêtait à rejoindre la Syrie sans qu’il y ait eu d’autre signe que le décrochage de ce tableau… Les parents doivent se faire confiance, écouter leur ressenti profond, leur feeling : ils sont les mieux placés pour détecter un changement préoccupant chez leur enfant, même s’ils n’arrivent pas à le décrire précisément, ni à l’expliquer clairement.
7L’adoption de nouvelles habitudes alimentaires est un autre indice. Les radicaux envoient au jeune d’interminables listes de produits industriels à ne surtout pas consommer (pain au chocolat, mayonnaise, sodas…), sous prétexte qu’ils contiendraient de la gélatine de porc. Ils lui interdisent aussi de manger de la viande non hallal. Le jeune se prétend alors végétarien et ne se nourrit plus que de légumes et de féculents, pour respecter ces préceptes sans avouer qu’il s’est converti.
8Assez rapidement, l’adolescent coupe les ponts avec tous ses anciens amis : il trouve pathétiques ces « imbéciles » qui ne possèdent pas son discernement, et ne comprennent rien. Il développe un sentiment d’étrangeté à leur égard, estime qu’ils n’ont plus rien à faire ensemble. Certes, il est fréquent qu’un jeune se brouille avec des copains, mais il est assez rare qu’il les rejette tous en même temps, et du jour au lendemain. Cette situation doit donc alerter. D’une manière générale, les radicaux incitent le jeune à s’isoler de tous ceux qui ne sont pas comme lui, qui n’ont pas été « élus » par Dieu pour détenir la Vérité et sauver le monde. Ils ancrent en lui l’idée que les « autres » sont jaloux, et chercheront à le détourner de sa « mission ».
Réagir absolument
9Si les parents ont des doutes, notamment s’ils ont repéré un faisceau d’indices et que les changements chez leur enfant sont brutaux, ils ne doivent surtout pas en rester là. Certains répugnent à intervenir, au nom du respect de son intimité, ou parce qu’ils veulent croire à des avatars d’une crise d’adolescence classique. C’est une erreur, car leur enfant est probablement en grand danger, et il s’agit de lui sauver la vie ! Qu’ils n’hésitent pas à retourner sa chambre de fond en comble, à fouiller l’historique de son ordinateur en son absence, à inspecter son téléphone portable pendant qu’il est sous la douche. Il y a fort à parier, hélas, que leurs craintes se confirment par la découverte d’un niqab, ou d’un deuxième profil Facebook.
10Je vais certainement choquer beaucoup de gens avec l’affirmation qui va suivre mais, à ce stade, il est essentiel que les parents dissimulent eux aussi, et ne disent absolument rien à leur enfant de leurs soupçons, ni des preuves qu’ils ont trouvées. Si celui-ci découvre qu’ils sont au courant, il avertira immédiatement son groupe radical et la pression s’accentuera sur lui. Dans un tel contexte, le risque est grand qu’un départ précipité vers la Syrie soit organisé. Les parents et les éducateurs doivent bien comprendre que, face à un jeune embrigadé, le lien de confiance n’est plus d’actualité, car l’adolescent ne dispose plus de son libre arbitre. L’heure est à l’action, pas à la discussion, celle-ci viendra plus tard.
11Les parents doivent donc se faire aider, notamment en appelant le plus vite possible le numéro vert mis à la disposition des familles par les autorités (0800 005 696). Géré par le ministère de l’Intérieur, ce service pourra mettre en place une interdiction de sortie de territoire et protéger ainsi le jeune d’un éventuel départ en Syrie. Nous sommes transparents avec les parents : nous leur expliquons que leur enfant sera fiché comme étant en lien avec des groupes radicaux et que, peut-être, cette « étiquette » l’empêchera plus tard de passer des concours de la fonction publique. Mais ils n’ont pas le choix : c’est cela, ou la mort quasi certaine. Le voyage en Syrie est, presque toujours, sans retour.
12Après avoir appelé le numéro vert, les parents sont mis en contact avec le cpdsi, ou avec des associations spécialisées que les préfets ont mandatées dans chaque département, en s’appuyant sur les ressources locales (associations d’éducateurs de rue, associations œuvrant contre l’endoctrinement sectaire, psychiatres…). Ce dispositif de désembrigadement des jeunes et d’accompagnement de leur famille est en voie de construction, et s’étoffe au fil des mois.
Des radicaux qui s’adaptent au profil de chaque jeune
13Pour que le processus de désembrigadement ait une chance d’être opérant, il faut s’intéresser de près à la manière dont le jeune a été « hameçonné ». Suite à l’embrigadement relationnel décrit plus haut et qui a conduit le jeune à s’isoler de son entourage habituel, il devient la proie d’un embrigadement idéologique. Depuis deux ans, sur les terrains francophones, on assiste à une mutation du discours « djihadiste », et à une individualisation des arguments des rabatteurs, qui s’adaptent au profil psychologique de chaque jeune de manière très efficace. En fonction des émotions, préoccupations et failles qu’ils perçoivent chez lui, ils lui présentent un « mythe » susceptible de le séduire.
14Premier « mythe » proposé : fuir le monde réel pour se mettre à l’abri en « terre promise », construire un monde utopique de solidarité et de fraternité, sans voleurs, ni violeurs, ni menteurs, sans riches, ni pauvres. Une approche qui touche les adolescents idéalistes. Deuxième « mythe » : sauver les enfants gazés par Bachar al-Assad, efficace auprès des jeunes désireux de faire de l’humanitaire, ou se destinant à un métier altruiste (infirmier, assistant social, médecin…). Troisième « mythe » : celui de la « Belle et du prince barbu », qui donne l’illusion à des jeunes filles ayant subi un abus sexuel ou une tentative d’abus sexuel que Daesh respecte les femmes. Quatrième « mythe » : mourir pour que sa famille non musulmane aille au paradis. Ce mythe du « sauveur » s’adresse particulièrement aux adolescents ayant été confrontés à la disparition brutale d’un proche. Cinquième « mythe » : celui de Lancelot ou du noble chevalier, qui propose au jeune de se sacrifier pour la postérité en tuant les soldats de Bachar, ce qu’aucune armée de la communauté internationale n’a été capable de faire jusqu’à présent. Sixième et dernier « mythe », enfin : régénérer le monde occidental perverti et injuste, en imposant le « vrai islam », et en exterminant ceux qui ne font pas allégeance à Daesh. Ce mythe, dit de Zeus, séduit les individus sans limites, adeptes des conduites à risque.
15Cette plasticité des techniques d’embrigadement, s’adaptant à l’idéal et aux besoins du jeune, explique que toutes sortes d’adolescents soient touchés. Les jeunes embrigadés sont en effet issus de toutes les classes sociales – y compris moyennes et supérieures ; ils viennent de familles athées ou croyantes – musulmanes, chrétiennes et juives –, et ont, pour certains, reçu une éducation fondée sur des valeurs humanistes, qui seront finalement dévoyées.
La disparition de l’identité individuelle
16L’engagement commence dès que l’adolescent adhère à l’un de ces mythes. Son système cognitif évolue, il change sa manière de penser, de parler, d’agir. On le persuade que le malaise qu’il éprouvait auparavant (comme tout adolescent !) provient du fait que Dieu l’a élu pour discerner la vérité du mensonge, contrairement à ceux qui l’entourent. Apparaissent alors, dans le discours radical, deux notions rappelant de mauvais souvenirs historiques : la pureté du groupe, et la primauté du groupe purifié. Seule « l’union des véridiques » (qui possèdent le « vrai islam ») permettra de combattre la dégénération du monde occidental.
17Encouragé à couper les ponts avec son entourage durant l’étape précédente, le jeune est maintenant incité à se rapprocher de ses semblables : il est mis en contact avec d’autres « élus » via Internet, ou les rencontre dans des « qg secrets » (pizzerias, crêperies). Le vêtement couvrant porté en dehors des temps de prières facilite la fusion des individus au sein du groupe : il efface les contours identitaires des personnes, les rend toutes identiques, leur permet de se distinguer des « autres » (ceux qui ne sont pas dans le vrai) et de se reconnaître entre « élus ». L’individu se perd lui-même : il a le sentiment d’être « le même » que ses frères et ses sœurs, de ressentir les mêmes émotions.
18Le fonctionnement du groupe radical redéfinit les frontières entre la sphère privée et la sphère publique, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de la première. L’élu n’a plus de droits en dehors des intérêts du groupe. Il n’a plus de temps personnel, ni d’espace personnel, plus de liens avec aucun territoire, ni aucune nation, ni aucune mémoire. Le radicalisé se considère déjà comme un apatride. Lui ôter sa nationalité revient, en fait, à se poser en miroir de Daesh… Progressivement, l’identité groupale remplace l’identité individuelle. En quelques semaines, le groupe pense à la place du jeune. C’est l’objectif recherché.
Le mécanisme de la madeleine de Proust
19Fort de cette connaissance sur les mécanismes d’embrigadement – grâce aux parents qui ont accepté de nous fournir les conversations récupérées sur l’ordinateur de leur enfant avec les recruteurs « djihadistes » –, le cpdsi a imaginé une méthode de désembrigadement collant au plus près à cette réalité. Partant du constat que les radicaux désaffilient le jeune, pour lui donner l’illusion d’appartenir à une communauté de substitution, supérieure à sa famille et détenant la vérité, nous commençons par tenter de replacer l’enfant dans sa filiation originelle.
20Pour cela, nous utilisons ce que nous appelons le mécanisme de la madeleine de Proust. Nous demandons aux parents de provoquer des remontées émotionnelles chez leur enfant en lui rappelant des souvenirs heureux de son passé, des événements fondateurs de son histoire personnelle. Les radicaux ayant dilué l’individu dans un groupe paranoïaque, l’ayant anesthésié, lui ayant interdit toute sensation et expérience de plaisir, la mission peut paraître perdue d’avance. Justement non ! L’évocation de souvenirs heureux vient réveiller sa mémoire, des sensations inscrites dans son corps et dans son inconscient, presque à son insu. Et il connaît ainsi des petits temps de réveil, même éphémères.
21Cette phase est douloureuse pour les parents, car elle leur rappelle leur enfant tel qu’il était « avant », et souligne à quel point il leur échappe aujourd’hui. Mais ils doivent tenir bon, sans pleurer, sans s’énerver, ni le secouer, sans révéler qu’ils savent tout du piège où il est tombé, sans tenter de le « raisonner ». Leur opposition frontale ne ferait qu’alimenter sa paranoïa et cautionner ce que ses recruteurs lui ont ancré dans le crâne : que les « autres » veulent sa perte, et qu’ils essaieront de le faire douter. Si les parents se dévoilent et expliquent à leur enfant qu’ils veulent le sauver de Daesh, ils peuvent s’attendre au pire : ils seront sans doute obligés d’arrêter leur travail pour le surveiller, d’installer des alarmes aux portes et aux fenêtres, de dormir devant la porte de sa chambre pour l’empêcher de partir en Syrie !
La confrontation au réel
22Parfois, cette étape de la madeleine de Proust menée par les parents suffit à sortir certains jeunes de leur embrigadement, sans qu’ils aient vu aucun spécialiste, ni aucune association. Pour d’autres, il faudra poursuivre plus loin le processus. C’est là que le cpdsi entre en jeu en organisant, avec la complicité des parents, de véritables « guets-apens ». Il s’agit de mettre en contact le jeune, par une rencontre qui ne doit rien au hasard, avec un autre jeune récemment désembrigadé, qui lui témoignera de la réalité de Daesh. L’objectif étant de faire émerger les incohérences du discours « djihadiste », le décalage entre les promesses du « mythe », et ce qui se passe réellement sur le terrain. Pour être légitime aux yeux de l’adolescent, ce discours ne peut passer que par un « repenti », un résilient, qui a suivi le même parcours que lui, mais qui est allé plus loin dans le processus. Nous choisissons soigneusement le désembrigadé qui vient témoigner : il faut qu’il ait été « attrapé » avec le même « mythe » que le jeune. Au travers de ce témoignage en miroir, l’adolescent va vivre un choc et, subitement, prendre conscience des fils invisibles qui ont présidé à son embrigadement.
23Les semaines, les mois qui suivent ne seront pas faciles, ni pour le jeune, ni pour ses parents. Extrait de cette idéologie « djihadiste » tentaculaire, l’adolescent a le sentiment de vivre une chute dans le vide, particulièrement violente. On a détruit le monde utopique dans lequel il s’était réfugié, il se retrouve privé de ses « frères et sœurs » qu’il « aimait » souvent plus que sa propre famille, sevré des discours protecteurs des rabatteurs, lui promettant qu’il ne serait plus jamais seul, ni vulnérable. Le manque est alors terrible. Quant aux parents, qui avaient nourri l’espoir de retrouver leur enfant « d’avant », ils déchantent bien vite, car il reste, évidemment, marqué par cette terrible expérience. Souvent, l’adolescent n’abandonne pas l’islam, mais souhaite découvrir cette religion autrement. Cela peut choquer ses parents, pour qui la moindre trace de pratique musulmane renvoie au temps de sa robotisation. Ils ont également du mal à lui refaire confiance, craignent qu’il bascule à nouveau et ont parfois tendance à le surprotéger. La difficile mission de ces parents, traumatisés eux aussi, est de lui accorder un espace de liberté et d’autonomie afin qu’il puisse faire ses propres choix. Comme tout adolescent, il doit pouvoir continuer à construire son histoire, mettre de la distance et de la « différence » avec ses parents.
24Que deviendront tous ces jeunes que nous avons réussi à sauver ? L’avenir le dira car, pour l’instant, nous n’avons que quelques mois de recul.
Notes
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[1]
Ce texte est issu de mes recherches effectuées à partir des prises en charge réalisées par le cpdsi (Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam) dans le cadre de la circulaire du ministère de l’Intérieur n° INTA1512017J du 20 mai 2015, qui demande au cpdsi de transmettre sa méthode de déradicalisation aux équipes des préfectures du territoire nationale, métropole et Dom-Tom (bilan accessible sur http://www.cpdsi.fr/wp-content/uploads/2016/03/rapport_activite_annuel-2015_CPDSI.pdf).