1Il existe deux manières bien différentes d’envisager aujourd’hui la question du malaise des adolescents et celle du risque de nihilisme qui semble guetter certains d’entre eux. La première consiste à faire le catalogue de l’ensemble des paramètres susceptibles de perturber la sortie d’adolescence ou d’encourager l’entrée dans un parcours de délinquance et/ou de radicalisation. La seconde consiste à s’interroger sur la possibilité d’isoler l’un de ces facteurs, de préférence l’un de ceux qui jouent un rôle essentiel, de façon à prévenir le risque d’un engagement dans des pratiques sectaires et intolérantes. Mais que l’on envisage le problème dans l’une ou l’autre de ces directions, c’est de la crise d’adolescence elle-même qu’il nous faut partir. Car s’il est couramment admis que la plupart des adolescents vont bien, ils traversent la période de leur vie probablement la plus difficile. Si la majorité d’entre eux trouvent en eux-mêmes et autour d’eux les moyens de dépasser cette crise, cela ne nous épargne pas de la prendre en compte, bien au contraire. D’autant plus qu’à l’heure actuelle, les neurosciences la désignent volontiers comme une véritable « catastrophe mentale », en raison de la rapidité et de l’importance des bouleversements qu’elle impose à une personnalité peu préparée à y faire face.
Désespérances adolescentes
2Si l’adolescent est en quête de sens, c’est bien plus souvent comme un révolté que comme un méditant. Jules Vallès a été le premier à consacrer une œuvre à la figure du jeune insurgé [1], bien avant que les mouvements extrémistes des années 1970, en Allemagne, en Italie et dans une moindre mesure en France, n’en donnent une tragique illustration [2]. Le cinéma l’avait anticipé. En 1966, La guerre est finie, d’Alain Resnais, mettait en scène des adolescents français de bonne famille qui rêvaient de poser des bombes dans l’Espagne de Franco. Deux ans plus tard, dans If…, Lindsay Anderson en montrait d’autres qui troquaient leurs sacs d’écoliers contre des fusils d’assaut, pour mettre à feu et à sang leur collège. Si nous voulons éviter de nous tromper lourdement sur les jeunes qui partent en Syrie aujourd’hui, il nous faut admettre qu’il y a quelque chose d’éternel dans leur révolte, même s’il existe des conditions objectives radicalement nouvelles. Il est aussi indispensable de distinguer ces dernières les unes des autres, pour savoir ce qu’il est préférable de faire ou d’éviter, afin d’enrayer un mouvement dont rien ne laisse imaginer qu’il disparaisse avec l’écrasement de Daesh.
3L’adolescent ordinaire est un être sans passé ni avenir. Il n’a pas de passé, puisqu’il cherche à oublier son enfance pour s’engager sans regret dans l’âge adulte, et il n’a pas vraiment non plus d’avenir, puisqu’il ne connaît ni le métier qu’il exercera, ni le lieu où il habitera, ni le partenaire affectif auprès duquel il pourra tenter de trouver un réconfort. S’il est en plus issu de l’immigration, et peu ou mal intégré, il lui est encore plus difficile de se projeter dans l’avenir. C’est pourquoi la mort est, pour lui, si facile à envisager, ou ses équivalents suicidaires comme la « cuite express » parfois mortelle (appelée encore binge drinking), les sports extrêmes, ou encore les paris stupides à haut risque.
4L’affection que le jeune voue à ses parents lui paraît d’un autre âge, et il commence bien souvent à mener la guerre contre sa propre famille. Peu importe les reproches, tous sont bons aux yeux de l’adolescent, et bien sûr, tous sont en général injustes. Le but étant, pour le jeune, de projeter hors de lui l’angoisse qui le ronge. Mais attaquer ses parents fait naître en lui une culpabilité d’autant plus insupportable, que sa culture le lui interdit. Alors il déplace sa révolte envers d’autres. Il décide d’incarner l’idéal, et de s’engager contre les adultes qui n’en ont pas, qui se contentent des plaisirs d’un monde frelaté, ou ne comprennent pas qu’ils sont manipulés par un pouvoir omnipotent et cynique, celui de l’argent. De quoi sont-ils coupables, à ses yeux ? De ne pas ouvrir les leurs, de vouloir faire leur place dans une société qui ne leur concède que des miettes, alors qu’au « château », on festoie et on se moque bien d’eux. Péché de cécité. Cette bipartition du monde qui appelle la guerre civile est la toile de fond de la série culte pour adolescents, Hunger Games. Il n’y a pas d’autre solution que de prendre les armes.
5Tous sont frappés, mais tous ne basculent pas. Sont plus menacés que les autres ceux pour qui les parents, à un degré ou à un autre, se rapprochent de ce qui leur est reproché : être dans l’hypocrisie des valeurs qu’ils prétendent défendre – les militants de la bande à Baader étaient, pour la plupart, fils de pasteurs et/ou d’anciens nazis –, avoir abandonné la religion des ancêtres – reproche fréquent adressé par de jeunes musulmans nés en France à leurs parents –, ou encore ne chercher que leur petit confort, et être insensibles à la misère du monde.
Du désespoir à l’engagement radical
6Si on parle beaucoup de « radicalité islamiste » aujourd’hui, c’est parce que Daesh a su créer des conditions quasiment idéales pour aspirer les plus désespérés des adolescents. Et, pour commencer, une situation que l’on pourrait résumer sous un slogan tristement connu : « Un Peuple, un État, un Chef ». On a reconnu la phrase « Ein Volk, ein Reich, ein Führer », exaltée par le nazisme. Daesh règne en effet sur un territoire qui a aujourd’hui la taille du Royaume-Uni [3] et bénéficie, semble-t-il, d’une organisation étatique (impôts, police, salaires…) qui n’a rien à envier à celle d’un État moderne. Enfin, il est dirigé par un chef, le « calife », d’autant plus incontesté qu’il se veut à la fois chef civil et religieux. Daesh propose ce qu’aucun pays n’a jamais fait : la possibilité de rejoindre un territoire, le califat, à l’organisation à la fois très hiérarchisée et sécurisante, car d’une administration solide. Imaginez que le Vietnam, au cœur de la guerre, ait demandé aux militants d’extrême gauche qui le soutenaient d’organiser des attentats dans leur propre pays… J’ai eu des amis, qui, à l’époque, l’auraient probablement fait ! Les militants d’Action directe ont bien assassiné Georges Besse [4] !
7La deuxième condition, liée à la précédente, consiste dans la présence physique, à la sortie d’un grand nombre de collèges, de recruteurs qui savent repérer les éléments fragiles, ceux dont la révolte ne parvient pas à trouver le mode d’expression qui pourrait la canaliser, la socialiser, la sublimer. Leur action est relayée par d’autres qui interviennent sur les réseaux sociaux, écoutent les souffrances qui s’y expriment, et prétendent leur donner une issue héroïque.
8Le troisième et dernier élément qui contribue à nourrir une radicalité extrême, chez certains jeunes, tient à l’absence, pour beaucoup d’entre eux, de solutions alternatives. Rappelons-nous : les insurgés de Mai 68 étaient, pour la plupart, issus des classes moyennes et supérieures. Des étudiants qui pouvaient reporter leurs désirs de maîtrise et de puissance adolescente sur un futur plausible. Terminer leurs études, prendre la succession de leurs parents dans les entreprises ou les professions libérales, avec la possibilité d’y transformer le monde à leur manière. Rien de semblable chez les insurgés d’aujourd’hui. Ils n’ont le choix qu’entre mourir en gloire, ou vieillir en écrasant leurs rêves.
9L’islamisme, cela a été abondamment dit, n’est qu’un vernis d’actualité, qui pourrait facilement être remplacé par un autre, et qui le sera un jour, n’en doutons pas. Statistiquement, il semble que ces jeunes embrigadés appartiennent presque tous, au moins pour les djihadistes français, à deux catégories très précises. Ils sont soit des « deuxième génération », nés ou venus enfants en France, soit des convertis, dont le nombre augmente avec le temps [5]. Qu’y a-t-il de commun entre les uns et les autres ? Pour le politologue Olivier Roy, il s’agit dans les deux cas d’une révolte générationnelle : « Les deux rompent avec leurs parents ou, plus exactement, avec ce que leurs parents représentent en termes de culture et de religion [6]. » Les premiers se révoltent contre des parents qui ont tout fait pour s’intégrer dans une culture qui ne les a pas reconnus, voire qui les a humiliés. Ils leur reprochent d’avoir abandonné la fière culture de leurs ancêtres, dont une pratique rigoureuse de l’islam ferait à leurs yeux partie. Quant aux jeunes convertis, ils aspirent à une religion « pure », sans aucun compromis culturel ni social. Ils rejoignent les premiers dans l’adhésion à un « islam de rupture », qui incarne une rupture à la fois générationnelle, culturelle et politique. Mais, dans les deux cas, cette révolte n’explique pas la capacité de certains à tuer, et à se donner la mort avec une telle facilité. À tuer froidement et tranquillement. D’une façon qui évoque à la fois la haine de soi et la haine des autres, et plus précisément, un défaut complet d’empathie pour leurs victimes comme pour leurs propres souffrances.
10Parmi tous les éléments que nous venons d’évoquer, le plus accessible, en termes de prévention, pourrait bien être finalement le développement de l’empathie, définie comme la capacité de comprendre autrui et de lui venir en aide. Cette caractéristique humaine, qui constitue la base du « bien vivre ensemble », se construit en plusieurs étapes tout au long de l’enfance, de telle façon qu’il semble possible, par une éducation adaptée, dispensée notamment dans le cadre scolaire, de l’implémenter durablement chez les futurs adolescents.
De l’empathie au sens moral
11Les bases de l’empathie pour autrui se construisent en trois étapes successives. La première est l’empathie affective qui permet d’identifier les émotions d’autrui sans se confondre avec lui. Elle permet par exemple de se dire : « Je vois que tu es triste alors que je ne le suis pas. » La deuxième étape consiste dans l’apparition de l’empathie cognitive, aux alentours de 4 ans et demi. Cette posture nécessite d’intégrer un grand nombre d’informations. Elle permet, par exemple, de se dire : « Je vois que tu es triste (empathie affective) et je comprends pourquoi. » Enfin, la troisième étape de l’empathie pour autrui consiste dans la capacité à adopter intentionnellement son point de vue. Elle permet de se dire : « Je vois que tu es triste, je comprends pourquoi, et à ta place, je le serais aussi. »
12Il existe aussi une empathie pour soi, qui se construit parallèlement à chacune de ces étapes et consiste dans le fait de se rendre réceptif à ses propres états affectifs, puis à ses propres états mentaux, et à se venir en aide si besoin sans s’abandonner aux circonstances. Il existe enfin une forme d’empathie réciproque, qui se définit par la capacité à accepter que l’autre se mette à notre place, et une empathie intersubjective qui consiste à accepter que l’autre puisse nous informer sur nous-même de choses que nous ignorons (Tisseron, 2010).
L’empathie affective : identifier l’émotion d’autrui
13Il s’agit d’un système intuitif, au fonctionnement rapide et automatique, qui émerge dès la première année de la vie, et qui coïncide avec la capacité de distinguer sa propre image de celle de l’autre, un processus couramment appelé « stade du miroir ». Avec ce moment apparaît la possibilité d’identifier l’émotion d’autrui, et de la reconnaître comme lui appartenant en propre, sans éprouver forcément la même. Auparavant, on parle de « confusion émotionnelle ». Bien que la distinction entre soi et l’autre soit clairement posée, le psychologue Martin Hoffman (2008) et le neuroscientifique Jean Decety (2014) nomment cette phase emotional sharing, en français « partage émotionnel ».
L’empathie cognitive : comprendre l’état mental d’autrui
14Le deuxième niveau de l’empathie, couramment appelé « empathie cognitive », apparaît aux alentours de 4 ans et demi chez l’enfant, et se confond avec ce que l’on appelle la « théorie de l’esprit ». Cette expression désigne l’aptitude à appréhender les croyances et les désirs d’autrui puis, à partir de cette base, à imaginer ses intentions et à anticiper ses comportements. Il s’agit d’un système lent, délibératif et conscient, qui permet non plus de ressentir les émotions d’autrui, comme au stade précédent, mais de comprendre son point de vue, en prenant en compte ses différences. Cette posture nécessite d’intégrer un grand nombre d’informations, comme le caractère de l’autre, ses conditions de vie, ses particularités culturelles, etc. Elle est purement intellectuelle. Elle correspond à ce que Jean Decety appelle l’empathic concern, que l’on peut traduire par « compréhension empathique ».
L’empathie mature : adopter intentionnellement le point de vue d’autrui
15Cette troisième attitude associe les deux dimensions, affective et cognitive. En effet, l’empathie affective fait courir le risque de se laisser submerger par l’émotion, surtout lorsque, pour nous imaginer à la place de l’autre, nous réactivons des souvenirs personnels à forte charge émotionnelle. Quant à l’empathie cognitive, développée sans base émotionnelle, elle constitue un formidable outil de manipulation d’autrui, puisque aucune émotion pour l’autre ne vient la troubler.
16Dans l’empathie mature, il s’agit donc d’adopter intentionnellement le point de vue d’autrui, à la fois émotionnel et cognitif, en se décentrant du sien. Celui qui fait cet effort – parce que c’en est un – passe d’un référentiel autocentré à un référentiel allocentré. Ce processus, qui combine la participation émotionnelle et la prise de recul cognitif, est appelé « prise de rôle mature de l’empathie » par Martin Hoffman, et emotional perspective changing par Jean Decety (en français « changement de perspective émotionnelle »). Il nécessite un effort conscient important, et peut difficilement apparaître avant l’âge de 8 ans (Wilson et Cantor, 1985). Il s’installe d’autant mieux qu’il est encouragé et valorisé par l’environnement, du fait qu’il s’agit d’un processus intentionnel. Il semble enfin qu’il existe une fenêtre critique pour sa construction, entre 8 et 12 ans. Deux arguments plaident en ce sens. Le premier réside dans le fait que les dictatures ont toujours organisé une éducation unilatérale intensive dans cette tranche d’âge, comme on l’a vu avec les Jeunesses hitlériennes. Le second est que, s’il est très difficile de déradicaliser un fanatique, il est en revanche facile de le « retourner », pour qu’il devienne un défenseur acharné de la cause qu’il combattait la veille.
Construire le sens moral et la justice
17Cette « prise de rôle mature » n’est pas encore le sens moral, mais elle en est la condition indispensable. Associée au sens de la réciprocité – ne pas faire à l’autre ce que nous n’aimerions pas que l’on nous fasse –, elle donne accès aux valeurs morales et au sens de la justice. Grâce à celui-ci, notre empathie ne se limite plus à ceux qui nous sont proches, comme notre famille et nos amis, selon une attitude que Martin Hoffman appelle le « biais de familiarité ». Elle s’élargit au contraire à l’ensemble de l’humanité. C’est cette dimension qui nous permet, par exemple, d’imaginer et de ressentir les souffrances de migrants que nous ne connaissons pas, et de nous mobiliser en leur faveur [7].
Développer l’empathie en encourageant les changements de perspective émotionnelle
18Les obstacles à la construction de l’empathie sont nombreux, et ils ne sont pas seulement liés à l’organisation psychique de chacun. L’organisation sociale y joue aussi un rôle important. Tout ce qui accroît l’insécurité psychologique tend notamment à réduire l’empathie, en incitant chacun à l’éprouver uniquement pour ses proches, sa famille ou ceux qui lui ressemblent, par l’apparence, la langue ou la religion. Les médias y jouent également un rôle. En effet, s’ils nous font éprouver intensément la détresse des malheureux, ils nous donnent rarement les moyens de la comprendre, et encore moins les clés pour les aider. Cela épuise notre affectivité, et émousse notre empathie. Heureusement, il existe aussi des moyens de la développer.
Encourager les débats et les controverses
19Un cerveau entraîné dans la préadolescence à n’avoir qu’une vision unilatérale du monde aura de la difficulté ensuite à adopter un point de vue relativiste, et pourra être attiré vers des mouvements sectaires. Cela pourrait expliquer pourquoi des enfants élevés dans une culture chrétienne rigoriste peuvent, sans avoir vécu de traumatisme majeur, s’engager ensuite dans un islamisme radical, comme hier dans des idéologies politiques extrêmes (la Milice française pendant la Seconde Guerre mondiale, Action directe ou les Brigades rouges). Dans tous les cas, la religion ou l’idéologie ne sont que des vernis ajoutés par la suite. Ces jeunes ne renonceraient pas à leur sens critique sous l’effet d’un « conditionnement », mais iraient chercher d’eux-mêmes une cause capable de légitimer leur propension à penser le monde selon une perspective unique. L’adolescent que son éducation n’a pas préparé à penser la multiplicité des points de vue sera forcément tenté par les mouvements politiques ou religieux radicaux qui le confirment dans sa manière de fonctionner. Ces organisations ne sont pas la cause de sa radicalisation, elles ne font qu’en cueillir les fruits. Les graines, elles, ont été plantées bien avant, par des parents ou par des pédagogues d’une tendance politique ou religieuse autre, mais prisonniers eux aussi d’un point de vue radical. Pour lutter contre cette tendance, il est essentiel d’organiser dès l’école élémentaire, et plus encore au collège, des débats et des confrontations, dans lesquels les élèves sont invités à écouter attentivement le point de vue de l’autre avant de développer leurs propres arguments pour lui répondre.
S’appuyer sur le corps et le jeu théâtral
20Les travaux actuels sur l’empathie confirment la place du corps comme support de relation et, plus encore, de symbolisation psychique : c’est parce que nous avons des gestes, des attitudes et des mimiques que nous pouvons ressentir des émotions, et parce que nous les ressentons que nous pouvons penser. C’est pourquoi il est essentiel de développer l’empathie en nous appuyant sur le corps, et les changements de place matérialisés dans des jeux de théâtre. C’est pour en tenir compte, et travailler sur toutes les composantes de l’empathie, que j’ai créé en 2007 le Jeu des trois figures (J3F), ainsi nommé en référence aux trois personnages de l’agresseur, de la victime et du tiers, que celui-ci soit simple témoin, sauveteur ou redresseur de tort [8].
Utiliser les outils numériques au service d’un discours autonarratif
21Nous l’avons dit, l’adolescence est à la fois une fin, celle de l’enfance, et un nouveau départ, souvent d’ailleurs concrétisé par un changement de nom. L’adolescent aime se renommer. Là encore, l’État islamique, en invitant ceux qui le rejoignent à se donner un nouveau nom, a su parfaitement répondre à ce désir. Ce changement de nom permet d’incarner le moment de rupture par lequel l’adolescent vise à commencer à s’imposer comme l’auteur de sa propre histoire. Le travail d’individuation est essentiel à tout moment chez l’être humain, mais il l’est plus encore à l’adolescence. À cet âge, l’entrée dans le bien est une rupture, tout comme l’entrée dans le mal, et elle dépend souvent de peu de choses pour que le basculement se fasse d’un côté ou de l’autre. C’est pourquoi il est essentiel de favoriser la prise de parole au service de la construction d’un récit de soi qui trouve sa place dans les valeurs de notre culture. À une époque où les grands récits collectifs sont particulièrement défaillants en Occident, il est essentiel d’inviter les adolescents à prendre la parole et à prendre à témoin, afin de se percevoir comme individu au sein d’une communauté solidaire. Le succès de Daesh vient d’ailleurs en grande partie de sa capacité à proposer aux adolescents qui ne parviennent pas à se construire leur propre récit de vie, une narration « prêt-à-porter », d’autant plus séduisante qu’elle repose sur des oppositions binaires et qu’il y est largement question d’idéal. Et cela marche d’autant mieux que, pour beaucoup d’entre eux, se construire son propre récit est devenu une tâche quasiment impossible.
22Car il faut pour cela avoir construit la capacité narrative, autrement dit celle de raconter et de se raconter. Pendant des siècles, c’est ce à quoi ont contribué les mythologies sociales et familiales. Mais le temps n’est plus où les enfants grandissaient auprès de grands-parents ou de parents qui leur lisaient des histoires et les invitaient à en raconter eux-mêmes. Scotchés très tôt devant des programmes de dessins animés au rythme frénétique et aux enjeux narratifs quasiment nuls, la plupart d’entre eux n’apprennent jamais à développer leurs capacités narratives. Comment s’étonner alors qu’ils rencontrent plus tard, en classes élémentaires et au collège, voire à l’université, une difficulté extrême à organiser leur pensée dans un cadre narratif cohérent ? Le leur apprendre est évidemment indispensable. Et les inviter pour cela à le faire à partir des images qu’ils voient constitue à ce jour un excellent moyen. Leur proposer de parler de ce qu’ils voient sur les écrans, puis plus tard de ce qu’ils y font, à l’école et en famille, est en effet une façon de les réconcilier avec une culture narrative qui ne peut plus aujourd’hui, chez beaucoup d’entre eux, s’appuyer sur le livre.
23Avec les adolescents, un autre moyen est de leur proposer de fabriquer de petits films avec leur téléphone mobile. Ils peuvent y raconter leurs joies, leurs tristesses, leurs parcours de vie, y poser leurs questions, d’une manière qui leur permet peu à peu de prendre du recul par rapport à leur immédiateté et de poser les bases d’éléments narratifs personnels. C’est à la fois une façon de commencer à s’approprier sa propre existence, mais aussi d’en prendre à témoin les autres adolescents, voire des adultes, avant de placer ce récit de soi dans ce récit plus large. Ce programme bénéficie actuellement d’un financement de la préfecture de Paris dans le cadre de la lutte contre la radicalisation [9]. Son intitulé : « C’est à moi que tu parles ? », évoque évidemment la phrase culte du film Taxi Driver. La reconnaissance des parcours de vie différents de chacun y est posée comme une source d’enrichissement mutuel et s’avère être un support très efficace de construction de relations interpersonnelles.
En conclusion
24Nous aurions tort de croire que l’engagement de jeunes dans des causes extrêmes trouverait sa solution dans des structures de prise en charge spécialement dédiées aujourd’hui à la « radicalisation islamiste », et demain à ses nouveaux avatars. Et elle ne le trouvera pas non plus dans des projets visant à diagnostiquer dès l’enfance des caractéristiques mentales, ou familiales, « à risque ». Si les développements technologiques nous incitent partout à vouloir diagnostiquer « les éléments fragiles » pour les réparer préventivement, ne cédons pas à la tentation d’appliquer le même modèle aux humains. Ce serait ouvrir largement la porte à une société de surveillance généralisée sous prétexte de bien-être global. Pour lutter contre les risques de radicalisation, il existe un moyen moins totalitaire et plus efficace : développer chez tous la capacité d’empathie dès l’enfance.
25Mais pas avec des mots. Aucun discours sur la générosité et l’altruisme ne suffira jamais à installer l’empathie entre les humains. En revanche, nous savons que la préadolescence et l’adolescence sont des périodes privilégiées pour sa construction. Il existe des leviers pour en favoriser le développement. Emparons-nous en.
Notes
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[1]
J. Vallès, L’insurgé, 1886.
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[2]
La bande à Baader en Allemagne, les Brigades rouges en Italie et Action directe en France.
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[3]
Soit environ 40 % de l’Irak, 170 000 km2, et 33 % de la Syrie, 60 000 km2, en 2015 (source Wikipédia).
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[4]
pdg de Renault assassiné en 1986.
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[5]
O. Roy, « Le djihadisme est une révolte nihiliste », Le Monde, 25 novembre 2015, p. 14.
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[6]
Ibid.
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[7]
Les bouddhistes tibétains parlent alors de « compassion ». Mais alors que dans la tradition occidentale, ce mot met l’accent sur la participation affective à la souffrance d’autrui, la tradition bouddhiste l’associe à un travail cognitif et à des stratégies de régulation du stress qui permettent de prendre de la distance par rapport aux émotions et d’être plus efficace dans l’assistance à autrui. Pour eux, le mot « empathie » désigne alors uniquement la composante affective du sens de l’autre (avec le risque de détresse émotionnelle).
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[8]
Le J3F, proposé notamment dans les établissements scolaires, contribue à renforcer la composante affective et la composante cognitive du sens de l’autre, mais plus encore à encourager le changement de perspective émotionnelle. Les psychologues des Écoles des parents et des éducateurs (epe) formés au J3F sont habilités à former à leur tour les enseignants et les psychologues scolaires qui le souhaitent. Pour plus de renseignements : www.sergetisseron.com
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[9]
Projet que j’ai mis en place en octobre 2015 en coopération avec l’association Charonne travaillant sur l’Est parisien.