CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Certains parents redoutent l’échec scolaire de leur enfant, d’autres sa souffrance. C’est une question d’expérience personnelle et de contexte social.

2L’école n’est pas seulement une source d’angoisse pour les élèves, elle l’est aussi parfois, et bien davantage, pour leurs parents. Cette inquiétude se manifeste de manières très différentes selon leurs attentes vis-à-vis de l’école et leur propre expérience d’écolier. Ils pourront alors désinvestir totalement la scolarité de leurs enfants ou, au contraire, la surinvestir : deux attitudes tout aussi éprouvantes pour ces derniers. Les facteurs sociaux et culturels jouent un rôle déterminant dans ces positions, qui dépendent également de l’image que les parents se font de l’école, très variable d’un milieu familial à l’autre.

3En fonction des représentations qui dominent dans telle ou telle famille par rapport à la scolarité, les attentes vis-à-vis de l’école peuvent être totalement opposées.

Du désinvestissement…

4Dans les milieux sociaux marqués par la précarité et l’absence de tradition scolaire, ces représentations sont la plupart du temps négatives. C’est le cas, notamment, dans certaines familles des gens du voyage, sédentarisées dans de mauvaises conditions. Quand les parents n’ont aucune expérience de l’école, ou que cette expérience a été douloureuse, ils y inscrivent leurs enfants par obligation légale et pour percevoir les allocations familiales, qui peuvent constituer souvent une part importante de leur budget. Mais ils s’inquiètent de la souffrance que leurs enfants risquent d’y éprouver. Ceux-ci accusent souvent un retard scolaire important sur le reste de la classe, ils sont parfois stigmatisés par les autres élèves et ont du mal à accepter la discipline, étant habitués à une grande liberté de mouvement chez eux. L’enfant faisant l’objet d’un fort investissement affectif dans ces foyers, la perspective qu’il ressente de l’humiliation et de la contrainte à l’école est source d’angoisse pour ses parents, surtout s’ils ont eux-mêmes vécu cette situation. Parfois illettrés depuis plusieurs générations sans le ressentir comme un handicap, ils n’attendent pas de l’école qu’elle améliore l’avenir de leurs enfants. Que ces derniers soient instruits ou non, ils ne trouveront pas de travail en raison de leur origine, estiment-ils. Par ailleurs, les enseignements de l’école se heurtent généralement à leurs propres principes éducatifs et ne fournissent pas les mêmes atouts pour affronter la vie. Comme l’écrit l’ethnologue Alain Reyniers, directeur de la revue Études tsiganes : « Au cours de ses dix premières années, l’enfant tsigane acquiert au sein de sa famille les fondements d’une personnalité tournée vers la débrouille, l’acte commercial et la communauté protectrice… Certes, il y a des familles qui parient sur l’apprentissage scolaire pour donner à leurs enfants les outils qui leur permettront de s’intégrer. Mais ce n’est pas, loin s’en faut, le cas d’une majorité de familles, méfiantes à l’égard d’une société qu’elles pensent méprisante à leur égard, ou trop engluées dans la misère et l’inconfort.[1] »

5Pourquoi faire supporter à leurs enfants les contraintes d’une scolarité inutile à leurs yeux ? Ce n’est pas l’échec scolaire – déjà programmé, selon eux –, qui les angoisse, mais la souffrance que leurs enfants vont endurer, sans que cela soit compensé par l’acquisition de compétences reconnues dans leur milieu. Le décrochage scolaire résulte ici du désinvestissement des parents, reflet de leurs conditions sociales et de leurs valeurs culturelles. Le taux de scolarisation des enfants du voyage, qui atteint tout de même 80 % dans l’enseignement primaire en France, chute à moins de 20 % dans le secondaire [2]. Les efforts entrepris par le ministère de l’Éducation nationale pour encourager les gens du voyage à scolariser leurs enfants [3] continuent de se heurter à leurs représentations négatives de l’école.

… au surinvestissement

6À un autre niveau de l’échelle sociale, l’angoisse des parents engendre au contraire une forme de surinvestissement scolaire. Dans les classes moyennes, où le diplôme est perçu comme la clé d’accès à l’emploi et à l’ascension sociale, l’inquiétude parentale tend à balayer la question de la souffrance des enfants et ne vise que leur réussite, au détriment de leur bien-être si besoin. Les cours de soutien occupent une place de plus en plus importante dans l’emploi du temps des élèves. En France, ce marché pèserait environ 2,2 milliards d’euros aujourd’hui, l’offre ayant augmenté de 10 % par an en moyenne depuis le début des années 2000 [4]. Ces enseignements s’adressent surtout aux élèves des classes à enjeu : troisième en fin de collège, terminale à l’approche du baccalauréat. Selon les enseignants qui s’exprimaient en 2011 dans Le Monde[5], les élèves, conscients du sacrifice financier accompli par leurs parents, se montrent particulièrement motivés, mais aussi très anxieux à l’idée d’échouer.

7Les familles aisées ne sont pas les seules à faire appel à ces cours de soutien, très onéreux. Les ménages relativement modestes dont les enfants fréquentent un établissement public ayant un faible taux de réussite aux examens y ont également recours. Toutefois, ce développement accéléré du soutien scolaire accentue les inégalités sociales. Les ménages assujettis à l’impôt sur le revenu bénéficient de déductions fiscales de 50 % sur le prix payé aux organismes privés de soutien scolaire. Paradoxalement, ceux qui ne paient pas d’impôt doivent donc faire un effort financier plus important ! Cet effort garantira-t-il à leurs enfants l’accès à un emploi de qualité ? Rien n’est moins sûr. Les travaux en sociologie de l’éducation montrent que la sélection sur des bases sociales persiste, bien qu’elle se soit déplacée après le baccalauréat. Les taux d’échec sont en effet considérables dans les premières années d’enseignement supérieur, surtout à l’université. Par ailleurs, le diplôme ne protège plus du chômage. Pour autant, le surinvestissement scolaire des familles des classes moyennes ne diminue pas et devient de plus en plus précoce. Cela peut entraîner un décrochage scolaire par excès de stress, une sorte de burn out enfantin. Sommes-nous en train d’adopter la logique qui prévaut dans un certain nombre de pays asiatiques où, dès leur entrée à l’école, les enfants suivent des cours de soutien qui remplissent presque tout leur temps libre, sans que les parents se soucient de leur bien-être affectif ?

8La Corée du Sud est l’exemple extrême de la course à la performance scolaire sous l’aiguillon des familles. La plupart des élèves sud-coréens mènent une vie spartiate entièrement vouée aux études, laissant de côté loisirs, sport, et même sommeil. Ils ne dorment en moyenne que sept heures et demie par nuit, soit une de moins que les jeunes Américains ou Britanniques. À partir du secondaire, leur nuit est écourtée à six heures et demie. Il est fréquent de voir des collégiens et des lycéens réviser dans leur classe jusqu’à 22 heures, debout pour résister au sommeil, leur livre adossé à un lutrin. Ils ne sont pas là à la demande de leurs enseignants, mais à celle de leurs parents ! Les autorités sud-coréennes sont conscientes des effets négatifs de ce surinvestissement sur la santé et le bien-être des élèves, mais elles ne peuvent empêcher la prolifération des hagwon, ces établissements de tutorat privé qui proposent, parallèlement à un enseignement public presque gratuit, des cours de soutien payants, auxquels trois élèves sur quatre en moyenne ont recours. Il en existe près de 100 000 dans tout le pays et ils génèrent 2 % du PIB [6]. À Séoul, les familles consacrent environ 16 % de leurs ressources à cette éducation parallèle, indispensable selon elles pour accéder aux universités d’excellence. Le résultat : 98 % des Sud-Coréens ont un diplôme du secondaire – le taux le plus élevé du monde – et ce sont les élèves coréens qui obtiennent les meilleurs résultats aux concours internationaux.

figure im1
© L’actualité.

9Mais le phénomène a une contrepartie. Une étude universitaire coréenne [7] montre que les élèves coréens sont les plus malheureux de tous les pays de l’OCDE, en raison d’un manque d’affection et de sociabilité. Si le décrochage scolaire semble limité en raison des fortes pressions qui pèsent sur les élèves, qui ont la hantise de « perdre la face » et de décevoir les attentes de leurs parents, le suicide constitue la première cause de mortalité chez les jeunes. Un sur cinq dit y avoir déjà songé. Par ailleurs, les effets de la surscolarisation deviennent contre-productifs en matière d’accès à l’emploi. Chaque année, la masse de jeunes diplômés se présentant sur le marché du travail est telle qu’un grand nombre d’entre eux peine à trouver un emploi stable et bien rémunéré.

10Que l’angoisse des parents se traduise par un désinvestissement ou, au contraire, par un surinvestissement de la scolarité de leurs enfants, elle finit toujours par se retourner contre ces derniers, pour un résultat de plus en plus improbable.

Notes

  • [1]
    « La famille au cœur de la société tsigane », in catalogue de l’exposition Tsiganes, la vie de bohème ? dir. J. Guibal et O. Cogne, Musée dauphinois, Grenoble, 2015, pp. 96-97.
  • [2]
    J.-P. Liégeois, « L’éducation des enfants roms en Europe. Le contexte de la mise en œuvre de la recommandation CM/REC (2009) 4 du Comité des ministres aux États membres sur l’éducation des Roms et des gens du voyage en Europe », Conseil de l’Europe, 2009.
  • [3]
    Via les Centres académiques pour la scolarisation des enfants allophones nouvellement arrivés et des enfants issus des familles itinérantes et voyageurs (Casnav) depuis 2002.
  • [4]
    D. Bastien, « Le business florissant du soutien scolaire », Les Échos, 27 septembre 2012.
  • [5]
    Édition du 6 juin 2011.
  • [6]
    J.-F. Légaré Tremblay, « Corée du Sud : l’enfer c’est l’école » L’Actualité, 2 décembre 2013.
  • [7]
    Citée par D. Tudor in Korea. The Impossible Country, Tuttle, 2012.
Jacques Barou
Anthropologue, chercheur au laboratoire Pacte, à Grenoble (CNRS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/11/2016
https://doi.org/10.3917/epar.621.0058
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...