CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le décrochage commence bien avant le collège. C’est la conviction d’Hélène, dont le fils s’est peu à peu désintéressé de l’école, jusqu’à sécher des journées entières.

2Le décrochage scolaire ? Pour moi, qui ai aimé l’école, et pour mon mari, bachelier à 16 ans, c’était forcément pour les autres. Et certainement pas pour Paul, notre fils aîné, qui savait déchiffrer avant le CP. Pourtant, dès sa première année de primaire, Paul a développé en classe une forme d’indifférence, et même de « chagrin d’école ».

3Loin d’être un rebelle, exprimant peu ses émotions, il était catalogué comme « le garçon qui ne bouge pas ».Une institutrice m’avait même asséné : « Il pourrait entrer au musée Grévin, votre fils » ! En classe de CM1, la maîtresse m’a confié : « Il est bien plus rapide que les autres. J’ai à peine le temps d’écrire un exercice au tableau… qu’il l’a déjà résolu. Pourtant, il a l’air triste. » À la maison, il ne l’était pas, pourtant. Mais une chose me surprenait : il ne voulait jamais que je l’aide ou que je lui fasse réciter ses leçons. Où était le problème, finalement, puisqu’il décrochait toujours les félicitations ? Une année, j’ai vaguement émis l’idée de lui faire sauter une classe, mais on m’a répondu qu’il était plutôt petit de taille et qu’il serait perdu parmi les grands. Aujourd’hui, cette remarque oiseuse me met en colère.

4En fin de cinquième, première alerte : ses notes ont chuté de 16 à 12. « Il se gère parfaitement, m’a répondu la prof principale. Je préfère ça à un ado qui se met la pression et finit par une “tentative de suicide” (sic). » Mais une petite voix en moi susurrait que ça n’était pas anodin. J’avais raison : en quatrième, le bulletin du second trimestre m’a fait froid dans le dos : « Chute inquiétante des résultats. Il faut vous ressaisir d’urgence. » À la maison, les relations se sont envenimées : face à sa nonchalance, nous sanctionnions. Tour à tour fermes, compréhensifs, alternant privations de sorties le samedi, discussions… pour un résultat nul.

5En troisième, la spirale négative a continué. Cette fois, il se réfugiait dans un cybercafé ouvert 24 heures sur 24, où il m’est arrivé plus d’une fois d’aller le chercher à 3 heures du matin ! Difficile d’affirmer que le jeu vidéo était la cause de son décrochage – c’en était peut-être la conséquence. À la maison, j’avais remisé l’ordi et la console à la cave… Et on lui a trouvé des cours particuliers.

Dix ans de galère

6Et puis, il y a eu la seconde… Tous les matins, il fallait le tirer du lit, le pousser hors de la salle de bains. Il était en retard en permanence et partait sans son sac. J’ai pensé à une phobie scolaire. Le psy m’a détrompée : il n’était pas angoissé. Au début de second trimestre, les retards ont laissé place à des demi-journées, puis à des journées entières de « sèche ». L’absentéisme est devenu chronique. Je m’en suis rendue compte le jour où nous avons reçu un courrier du collège, long comme le bras, répertoriant toutes ses absences. Aucun enseignant ne m’avait contactée jusque-là ! J’ai « fait le tour » des profs, aussi désarçonnés que moi. « Il est atypique. On ne sait pas quoi faire. » Je me souviens avoir supplié le prof de physique – dont les cours étaient les seuls à trouver grâce aux yeux de mon fils – de lui parler, de l’encourager. « Madame, m’a-t-il répondu, je ne fais pas de psychologie. » Le seul à réagir fut le CPE, avec qui nous avons eu trois rendez-vous – en présence de Paul. Rien n’avait d’impact sur lui, pas même la perspective du redoublement. Dans ce lycée parisien assez coté, on n’avait jamais vu un tel absentéisme. Bilan de l’année : Paul a redoublé.

7Cette fois, nous avons tenu fermement le cap : l’internat. Le seul établissement qui l’acceptait avec un bulletin aussi catastrophique était très coûteux, avec uniforme obligatoire. À l’époque, je me suis interrogée : pourquoi ne pas l’envoyer plutôt dans un college en Angleterre ? Mais nous craignions l’éloignement et redoutions, sans nous l’avouer, qu’il ne se mette en danger. La « valse des psy » a continué car, pour son enfant, on est prêt… à payer ! Nous avons tout tenté, du coach au spécialiste des addictions en passant par l’expert du Q.I., qui a diagnostiqué une précocité.

8Paul était malheureux à l’internat. Pas facile de rester ferme quand votre enfant vous supplie de rentrer à la maison. Pourtant, nous avons tenu bon : il y a passé deux ans et demi, avec des enseignants qui se sont démenés pour lui sortir la tête de l’eau. Combien de fois ai-je entendu : « Quand il se réveillera, il fera des étincelles ! » Mais il ne s’est pas réveillé.

9En terminale, il a fugué dès le premier mois. Le psychiatre, alerté, lui a fait un arrêt maladie… qui s’est prolongé. Paul n’a quasiment plus remis les pieds à l’internat. Ça ne l’a pas empêché de décrocher le bac et d’être admis aux principales écoles des concours ACCÈS-SÉSAME à prépa intégrée. Quel bonheur ! Nous l’avons cru sorti d’affaire. Paul s’est installé à Lille… Mais, trois mois après, l’école m’a contactée : « Votre fils ne vient plus en cours depuis deux mois. Est-il démissionnaire ? » Encore un espoir déçu…

10Cette année, nous fêtons, si j’ose dire, nos « dix ans de galère ». Paul a 23 ans et il s’est lancé à fond dans sa passion : le gaming. Il est devenu un champion dans son jeu vidéo de stratégie. Il participe à des tournois, donne quelques heures de stream sur Internet (des vidéos où il conseille les joueurs). Mais il ne peut évidemment pas en vivre.

11Paul est, dans la famille, un « cas ». Aux yeux de ses sœurs aussi, parfaitement intégrées dans le circuit scolaire. Notre cadette vient de rentrer à Véto Maisons-Alfort. La dernière a sauté le CE1. À ma demande, je précise. Elle lisait Harry Potter dès le premier trimestre de CP. Avec Paul, j’avais compris que l’ennui, en classe, est le premier pas vers le décrochage.

12Je suis en colère contre l’Éducation nationale, qui excelle à trier les « bons » des « cancres » mais n’a pas su anticiper le problème de Paul, discret et « invisible » en classe. J’estime qu’il a été « abîmé » par l’école. Il n’a aucune curiosité intellectuelle en dehors de son univers. À 23 ans, il vit à la maison, derrière son écran, et se promet comme chaque année de reprendre la fac. Que va-t-il devenir ? Je me sens coupable. Nous avons tous réagi trop tard, y compris les profs ! Les parents doivent être attentifs aux microsignes du « décrochage intérieur ». Car tout se joue très tôt. Bien avant le collège.

Mis en ligne sur Cairn.info le 19/11/2016
https://doi.org/10.3917/epar.621.0052
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