1Pour que les élèves voient dans l’école autre chose qu’un instrument de sélection sociale, l’institution gagnerait à s’ouvrir aux avancées en matière de psychopédagogie. Un des nombreux défis qu’il lui reste à relever.
2« Les Français sont les champions du pessimisme », déclare le philosophe Marcel Gauchet dans son dernier ouvrage, Comprendre le malheur français [1]. Ils ont la nostalgie des deux siècles où la France rayonnait dans le monde et constituait un modèle pour l’Occident : celui de Louis XIV et celui des Lumières. Cet état d’esprit s’appliquerait-il à notre école française, ou est-elle si mal en point ? Sommes-nous influencés par les enquêtes internationales [2] qui, depuis les années 2000, soulignent un recul régulier des performances et du bien-être de nos élèves, ou ces résultats reflètent-ils vraiment la réalité ? Ces enquêtes, parfois, comparent ce qui ne peut pas l’être [3]… En tant que pédopsychiatre, je constate, comme mes confrères, un accroissement des consultations pour des motifs concernant la scolarité. Comment comprendre ce phénomène ?
3Tout système scolaire – c’est particulièrement vrai en France – est bâti à partir de considérations politiques et repose sur la conception d’un modèle de société. Dans notre pays, l’école a été établie sur cette idée conjointe de l’excellence et de l’humanisme héritée du siècle des Lumières. Jules Ferry lui a rajouté deux objectifs : la construction d’une nation forte et un savoir offert à tous, pour qu’advienne une société meilleure, sans guerre ni famine. Notre école se veut intégrative et scolarise, sans distinction de statut, tous les enfants de moins de 16 ans vivant sur le sol français. Mais plus de cent trente ans ont passé depuis cette fondation historique et l’école s’est progressivement vue chargée d’autres missions, après la Seconde Guerre mondiale notamment, lorsqu’il a fallu former des techniciens pour reconstruire et développer le pays. Deux chocs pétroliers plus tard (1973 et 1978), la montée du chômage a radicalement modifié la donne. Dans ces temps de restrictions, le diplôme est devenu la valeur refuge et l’école, chargée de le délivrer, la clé de l’intégration sociale, les métiers sous-qualifiés étant à haut risque de chômage. La pression scolaire est au premier chef instaurée par les parents, légitimement inquiets pour l’avenir de leurs enfants. Elle est reprise à leur compte par ces derniers, qui ne voient plus dans l’école qu’un instrument de classement social.

4L’école n’est pas responsable de cette situation, mais elle peine à trouver les moyens d’y remédier. Elle ne se donne pas les moyens de ses ambitions et s’ouvre à de nouvelles missions sans renoncer aux précédentes, ce qui finit par brouiller les pistes et créer un véritable paradoxe. Demandez à un élève à quoi sert l’école, il y a 9 chances sur 10 qu’il réponde : « Pour avoir un métier plus tard. » Mais son choix professionnel sera soumis à sa réussite dans des disciplines sans rapport avec ce métier. Il y a tromperie car, d’un côté, l’école valorise les matières générales, en expliquant aux élèves qu’elles les ouvrent à la culture et à la connaissance, ce qui laisse entendre que les élèves fâchés avec ces matières ne seront pas pénalisés ; de l’autre, ce sont ces matières qui servent à classer, hiérarchiser et orienter. Car c’est bel et bien la réussite en maths et en français qui, in fine, décide de l’orientation. On comprend dès lors pourquoi les élèves en échec ont du mal à faire des efforts pour s’y intéresser : ils perçoivent que cet échec les empêchera de réaliser leur projet. Ils retournent alors leur amertume contre les bons élèves, qu’ils traitent d’intellos, deviennent violents envers une école qui l’est vis-à-vis d’eux dans la mesure où elle leur ment. La difficulté majeure se situe au collège. Il existe en effet un consensus sur l’école élémentaire, dont l’objectif est d’enseigner les savoirs de base, comme son nom l’indique. La seule critique qui lui soit adressée – mais elle est de taille – est de ne pas s’assurer, avant qu’ils la quittent, que les élèves possèdent ces savoirs : lire, écrire, compter et résoudre des problèmes simples. On le répète à l’envi : environ 20 % des élèves entrent au collège sans maîtriser ces bases. L’école secondaire, elle, est prise entre deux feux : d’une part, promouvoir l’humanisme et la culture et, d’autre part, opérer un classement des élèves qui préfigure la hiérarchie sociale. Les enseignants formés à la culture humaniste vivent mal – et on les comprend – cette attaque des valeurs qu’ils tentent de partager.
5C’est important, bien sûr, d’expliquer aux élèves qu’au collège le raisonnement et la mise en perspective des connaissances prennent le relais des apprentissages premiers. Que les matières enseignées, les mathématiques notamment, doivent être vues non comme des fins en soi, mais comme des mises en situation pour exercer leur raisonnement, apprendre à maîtriser l’abstraction : des qualités utiles à tous, qu’ils se destinent à un lycée d’enseignement général, technologique ou professionnel. Cela peut contribuer à réduire la hiérarchie actuelle française, où seuls les intellectuels sont bien considérés, les autres voyant leurs connaissances dévaluées [4]. Mais il est malhonnête, parallèlement, de continuer à sélectionner les élèves sur ces matières.
L’arrivée du numérique : un défi majeur
6L’école prend aussi trop peu en compte les apports de la psychologie en matière d’apprentissages. En sciences de l’éducation, on ne s’intéresse qu’aux élèves bien disposés par rapport au savoir, jamais à ceux qui, pour des raisons psychoaffectives, se voient entravés dans leur désir d’apprendre ou leurs compétences. Pendant près de cinquante ans, ces enfants ont été dirigés vers les CMPP, puis vers les CMP pour y être aidés, mais jamais l’école n’a accueilli en son sein ces connaissances psychopédagogiques. Comment le processus d’adolescence modifie-t-il le rapport au savoir ? Quelles sont les interactions au sein d’un groupe d’élèves ? Autant de questions qui commencent à peine à être abordées dans les écoles de formation. Et plus souvent à l’ESENESR [5], qui forme le personnel d’encadrement pédagogique, que dans les ESPE [6], au moment de la formation initiale des professeurs. Pourtant, on ne s’est jamais autant intéressé qu’aujourd’hui aux besoins développementaux des enfants, à leur psychologie, à la manière dont ils apprennent. Comment se fait-il que ces données, si largement diffusées par les médias, n’aient pas réussi à pénétrer l’école ? La question reste entière et il serait improductif d’accuser les uns ou les autres. En ce sens, oui, Marcel Gauchet a raison, les Français sont des pessimistes, bien moins pragmatiques que d’autres Occidentaux. Et il serait souhaitable que l’on se mette d’accord sur le constat et que chacun retrousse ses manches. Car un autre défi attend l’Éducation nationale : l’arrivée du numérique, qui fait basculer tous les repères de l’apprentissage, brouille les modèles didactiques. Les outils numériques ne se contentent pas de remplacer le papier-crayon, mais permettent l’accès direct aux informations, sans maître pour orienter. Leur attractivité visuelle et l’immédiateté des réponses bousculent la manière d’apprendre, d’enseigner, et le contenu de l’enseignement. L’école va devoir s’orienter vers un « métissage de l’apprentissage », articuler des allers-retours entre une pédagogie inversée, où l’élève cherche le savoir avant que le maître le lui enseigne, et une pédagogie plus traditionnelle. Elle va devoir modifier la posture de l’enseignant, qui ne sera plus seul face à une classe entière, mais face à de petits groupes : certains l’écouteront et travailleront avec lui, d’autres mèneront leurs recherches via l’ordinateur avant de les restituer aux autres. Les outils numériques, comme les pédagogies de type Montessori, rendent les élèves plus actifs et contribuent à prévenir le décrochage scolaire.
7Les devoirs à la maison, pour finir, sont un problème majeur. L’entraînement constitue le meilleur moyen de s’approprier un savoir. Nombreux sont les enfants qui, hélas, travaillent dans de mauvaises conditions chez eux : une inégalité dont l’école se décharge un peu trop facilement en mettant en cause les parents. Il serait souhaitable de créer des études au sein des écoles – ou ailleurs, en partenariat avec elles – pour que les enfants puissent faire leurs devoirs encadrés par des adultes capables de reprendre une notion non comprise, de leur faire réciter un texte. Ce dispositif existe, il s’appelle le Clas [7], mais il est réservé aux élèves les plus en difficulté, et il est pris en charge par les caisses d’allocations familiales, dont le budget n’est pas extensif. Il serait souhaitable qu’il soit étendu à tous les élèves et, surtout, financé par l’Éducation nationale.
Pour conclure
8La scolarisation de masse favorise les élèves qui sont dans la moyenne, mais elle ne convient pas aux extrêmes, y compris aux meilleurs. Aujourd’hui, les stratégies parentales pour intégrer une bonne école débutent dès la maternelle. L’argument de la précocité est souvent invoqué pour expliquer l’inadaptation à l’école, au même titre que l’ennui, le refus scolaire anxieux, les troubles des apprentissages, du comportement…
9La machine semble s’être emballée et, de leur côté, les enfants expriment leur mal-être de plus en plus visiblement : absentéisme, phobie scolaire, violences, harcèlement, etc. L’école a encore de nombreux défis à relever. Nous voulons bien lui faire confiance, ne serait-ce que pour faire mentir Marcel Gauchet. L’école doit rester une chance et non pas devenir une entreprise de découragement. Il appartient aux adultes de la faire évoluer de manière plus radicale qu’aujourd’hui. Un ministre [8], en son temps, avait qualifié l’Éducation nationale de « mammouth ». Il ne faudrait pas que l’école subisse le même sort que ces pachydermes disparus.
Notes
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[1]
Éd. Stock, coll. « Les essais », 2016.
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[2]
Les enquêtes Pisa, notamment, publiées par l’OCDE.
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[3]
L’enseignement des mathématiques en France, par exemple, est très abstrait. Les questions posées, très concrètes, désavantagent les élèves français.
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[4]
Ces arguments sont développés dans un ouvrage de N. Catheline et V. Bedin, Les Années-collège. Le grand malentendu (éd. Albin Michel, 2004).
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[5]
École supérieure de l’Éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche.
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[6]
Écoles supérieures du professorat et de l’éducation. Créées en 2013, elles ont remplacé les IUFM, mises en place en 1991. Le contenu de leur enseignement est très critiqué.
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[7]
Contrat local d’accompagnement à la scolarité.
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[8]
Claude Allègre, en 1997.