1Les représentations des dieux ou des hommes politiques ont toujours été liées à des enjeux de pouvoir, comme en témoignent les destructions de statues, de tableaux et les retouches photographiques.
2Les représentations picturales, sculpturales, photographiques et filmiques ont toujours été un enjeu de pouvoir dans les systèmes politiques ou religieux à travers le monde. Elles ont fait – et font toujours parfois – l’objet d’un contrôle, qui passe de temps à autre par la destruction totale. Dans l’Égypte antique, il est arrivé qu’un pharaon nouvellement intronisé fasse détruire les statues de ses prédécesseurs divinisés, pour capter à son seul profit la ferveur de ses sujets. Ainsi, la grande reine Hatshepsout – cinquième souverain de la XVIIIe dynastie – l’une des rares femmes à avoir régné sur l’Égypte, a vu après sa mort nombre de ses représentations détruites par son neveu et successeur Thoutmosis III, probablement pour chasser de la mémoire du peuple le souvenir d’une reine aux réalisations plus brillantes que les siennes [1]. Une tel acte évoque des pratiques plus contemporaines, comme les retouches photographiques dans l’URSS de Staline, la Chine de Mao ou, plus récemment, la Corée du Nord de Kim Jong-un, destinées à effacer les politiciens tombés en disgrâce pour s’être opposés au leader, ou disposant d’un prestige supérieur. Des images d’actualités montrent aussi des foules qui déboulonnent les statues ou brûlent les photographies des dictateurs chassés du pouvoir, comme le Shah d’Iran Réza Pahlévi en 1979, ou Saddam Hussein en Irak en 2003. Il ne suffit pas de tuer ou de chasser l’ennemi, encore faut-il le faire disparaître des mémoires et, pour cela, détruire les images qui le représentent.

3La force symbolique des images a aussi suscité des questionnements dans le domaine théologique, et engendré nombre de polémiques sur leur légitimité en tant qu’objets de croyance. Cela n’avait guère de sens dans les anciennes religions de l’Europe, pas plus qu’aujourd’hui dans les croyances traditionnelles en Afrique, ou dans les grandes religions orientales (bouddhisme, hindouisme), qui représentent des divinités, des ancêtres ou des grands maîtres spirituels en sculptures ou en peintures. Il n’en va pas de même, en revanche, avec les religions dites « révélées », qui attribuent à la divinité une transcendance la plaçant au-delà de ce que l’humanité peut concevoir, en matière de représentations matérielles. Le deuxième commandement du décalogue émet à ce sujet une interdiction formelle de représenter Dieu, mais aussi ses diverses créatures : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point ; car moi, l’Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fait miséricorde jusqu’à mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements [2]. » Cette interdiction est restée valable dans le judaïsme et a été reprise par l’islam sunnite, mais elle n’a pas été adoptée par le christianisme, même si elle a été diversement interprétée, selon les églises et les époques. Les premiers théologiens de la chrétienté ont développé une subtile différence entre deux mots de grec ancien signifiant « image » : d’une part l’idole (eidôlon) et, d’autre part, l’icône (eikaun). Si la première était inacceptable, dans la mesure où l’image, en elle-même, faisait l’objet d’une adoration, la seconde était considérée comme un support de foi légitime, les fidèles s’adressant à travers elle à la réalité spirituelle qu’elle représentait. Les partisans des icônes s’appuyaient sur les paroles du Christ, rapportées dans l’évangile de Jean : « Celui qui m’a vu a vu le père [3]. »
4L’icône est une révélation, une incarnation du divin, le visible de l’invisible, d’où la profusion des représentations artistiques dans un grand nombre d’églises chrétiennes. Elles ne se limitent d’ailleurs pas au Christ, mais incluent ses proches (la Vierge Marie notamment), les saints, les anges et autres créatures divines et, au second plan, toute une foule d’anonymes, contemporains des personnages (ou des peintres). L’acceptation des images par l’autorité spirituelle, qui dominait autrefois le monde occidental, a sans doute permis le développement de l’art figuratif qui, pendant des siècles, a constitué l’essentiel de la production artistique. L’évolution de l’art sacré vers l’art profane a cependant connu un certain nombre de remises en cause, plus ou moins brutales, qui témoignent de la méfiance qu’inspire le pouvoir de l’image.
Adoration et destruction des images
5À deux reprises, entre 730 et 787, puis entre 813 et 843, l’empire byzantin connut un phénomène d’iconoclasme, c’est-à-dire de destruction systématique des icônes, et d’interdiction de leur culte. En 754, l’iconoclasme fut même proclamé doctrine officielle de l’empire au concile de Hiéreia. Les historiens ne s’accordent pas sur les causes profondes de ce phénomène. Certains avancent l’idée d’un retour des querelles théologiques, à propos de la distinction entre idoles et icônes. L’attachement aux icônes, encore aujourd’hui très marqué dans le monde orthodoxe, a pu apparaître comme une forme d’idolâtrie remettant en cause les fondements de la foi chrétienne. Il est possible, aussi, que les empereurs ayant déclenché la destruction des icônes, Léon III l’Isaurien et Léon V l’Arménien, aient vu dans le culte des icônes, où les saints locaux tenaient une place prépondérante, un risque d’accentuation des particularismes, dans un État fragilisé par sa diversité culturelle. À l’appui de cette thèse, on peut mentionner que beaucoup d’empereurs byzantins tentèrent de remplacer les icônes par le symbole qui figurait sur l’étendard de Constantin 1er, fondateur de l’empire : le « chrisme » formé des deux lettres grecques entrecroisées X (chi) et P (Rhô) – les premières lettres du mot Christ –, entouré des lettres alpha et oméga, renvoyant à l’idée du commencement et de la fin, et formant le verbe « archau », qui signifie gouverner. Il existait donc bien, chez eux, une volonté de faire de l’icône un symbole sans équivoque de soumission au pouvoir impérial, appuyé sur la référence au Christ. Mais, le 11 mars 843, l’impératrice régente Théodora proclama la restauration du culte des icônes. Cette date a été par la suite célébrée régulièrement dans l’église grecque, prouvant l’attachement des fidèles à ces images, qu’ils n’idolâtrent pas pour autant.
Une influence des images à contrôler
6L’histoire de l’Europe [4] a connu d’autres formes d’iconoclasme, toujours liées à des enjeux de pouvoir. Elles ont, elles aussi, entraîné des destructions d’œuvres d’art. Au XVIe siècle, l’apparition du protestantisme fit ressurgir la méfiance vis-à-vis des images. Pour certains Réformateurs, inspirés par la lecture de l’Ancien Testament, l’adoration des images relevait du paganisme : il fallait les détruire pour éviter aux fidèles de se détourner de Dieu, à travers le culte de ses représentations. De multiples statues et tableaux, qui faisaient la richesse d’un certain nombre d’églises, en Allemagne et aux Pays-Bas notamment, furent ainsi détruits. La France fut moins touchée, à part quelques chefs-d’œuvre de l’art gothique qui furent entièrement détruits, comme la basilique Saint-Martin de Tours, ou considérablement dégradés, comme l’abbaye de Jumièges, en Normandie. L’iconoclasme ressurgit sous la Révolution française, quand des groupes de « citoyens » zélés partirent à l’assaut des sculptures ornant le tympan des cathédrales, sous prétexte qu’il s’agissait de symboles de l’Ancien Régime. Difficile de faire la part de ce qui relevait d’une volonté de faire oublier un passé associé à la tyrannie du roi et de l’Église, du simple pillage ou d’une fureur destructrice, vide de sens. Ces destructions furent d’ailleurs condamnées par les autorités révolutionnaires et l’abbé Grégoire, député de la Convention, inventa pour elles le terme de vandalisme.
7Aujourd’hui, alors que le patrimoine est devenu un objet de protection au niveau international, les phénomènes d’iconoclasme n’ont pas disparu pour autant. Pour certaines tendances sectaires de l’islam, toute représentation reste interdite et, en particulier, celle du prophète Mahomet. Selon l’historien Abdelwahab Meddeb, « ce n’est que par la force de la coutume que la représentation du prophète est devenue taboue. Mais elle l’a été surtout dans le monde arabe, et ne l’a jamais été dans l’espace turc ou en Asie centrale [5]. » L’affaire des caricatures de Mahomet, publiées en 2005 par l’hebdomadaire danois Jyllands-Posten et reprises par Charlie Hebdo illustre tragiquement la force que cet interdit conserve encore parmi les courants les plus radicaux, influencés par le wahhabisme saoudien. Pour ceux-ci, il convient de détruire tout ce qui relève, soi-disant, du culte des idoles. Les destructions des trois statues monumentales de Bouddha à Bamiyan par les talibans afghans en 2001, les exactions commises en 2015 par Daech au musée de Mossoul en Irak ou sur le site archéologique de Palmyre en Syrie ont provoqué une indignation internationale, pas pour des raisons religieuses, qui n’ont plus guère de sens aujourd’hui, mais parce que ces œuvres sont perçues avant tout comme le bien commun de toute l’humanité.

8L’image, débarrassée du sens religieux ou politique que certains cherchent à lui donner, s’affirme essentiellement dans sa dimension esthétique. Comme l’écrit Kant, elle n’a d’autre fonction que d’être belle car « l’art ne veut pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose [6]. »
Notes
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[1]
Cf. La reine mystérieuse Hatshepsout, de Christiane Desroches Noblecourt (éd. Pygmalion, 2002).
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[2]
La Bible, Exode, chapitre 20, versets 4 à 6, trad. Louis Segond, éditions Cherbuliez, 1909.
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[3]
Jean, chapitre XIV versets 8-10.
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[4]
Cf. L’iconoclasme de Marie-France Auzépy (éd. PUF, coll. « Que sais-je ? », 2006).
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[5]
« La représentation du prophète est devenue taboue », in Libération, Christophe Boltanski, 3 février 2006.
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[6]
In Critique de la faculté de juger, traduction et commentaires d’Alexis Philonenko (éd. Vrin, 1993).