CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au centre Abadie du CHU de Bordeaux, le psychiatre Xavier Pommereau et son équipe accueillent des adolescents anorexiques et suicidaires. Parmi les ateliers qu’ils proposent figure Clash Back, un jeu vidéo simulateur de comportement adolescent en crise.

2L’épisode « Tattoo or not tattoo » de Clash Back, jeu vidéo sérieux ou serious game imaginé par Xavier Pommereau, psychiatre, met en scène un père et sa fille de 16 ans, Chloé, qui voudrait se faire tatouer une salamandre sur la hanche. Les patients choisissent les répliques de l’adolescente et, selon leurs réponses, la scène aboutit au clash ou à un accord. Que déclenche ce jeu ? Les images facilitent-elles l’alliance thérapeutique entre soignants et soignés ?

L’adolescent, acteur du scénario à l’écran

3Des plantes vertes, une guitare, un baby-foot : la salle, gaie et lumineuse, accueille 8 adolescents (surtout des adolescentes : 7 filles et 1 garçon) de l’Unité pour troubles des conduites alimentaires (UTCA). Ils sont assis sur un canapé rouge en demi-cercle, le regard tourné vers le grand écran. Devant l’ordinateur, deux patientes : Anouk et Tess [1]. Tess semble aux aguets, Anouk est pâle et émaciée. Leur mission dans le jeu vidéo ? Rentrer dans la peau de Chloé et choisir une réplique parmi les trois proposées. Grâce à une arborescence riche, le jeu déploie une infinité de scénarios possibles, selon les réponses, depuis le tranquille et hypocrite « Papounet » jusqu’au plus « trash » « Bon, tu peux me lâcher avec ça ? » Ça sonne juste. Normal, les dialogues et les scénarios, écrits par Xavier Pommereau, ont été revus par des adolescents. Le père n’apprécie guère le projet de sa fille : « Tu vas être marquée à vie ; un tatouage, ça laisse des traces indélébiles. » Trois réponses possibles : « Pas si on le fait enlever au laser / Débile toi-même !/ Tu crois qu’elles ne m’ont pas marquée, vos histoires avec Maman ? » Les joueuses choisissent la dernière. Quelques répliques plus tard, Chloé obtient l’autorisation de se faire tatouer !

Le jeu, un tremplin pour parler de soi

4Arrive la seconde étape du jeu (le Back, de Clash Back), qui analyse l’échange père/fille. Un diagramme établit le profil des joueuses selon 5 paramètres : sincérité, impulsivité, adaptabilité, expression des émotions, analyse de la situation. « Pour la sincérité, on n’a pas fait fort ! », constate Anouk en riant. Puis l’avatar [2] de Xavier Pommereau commente les réponses et les profils choisis. Marc Delorme, le psychiatre qui encadre l’atelier, demande leur ressenti aux joueuses. Anouk : « Le but du jeu, c’était que Chloé obtienne l’accord de son père ; alors on l’a fait passer pour une “bonne fille”. » Nina, cheveux teints en gris clair et piercing dans le nez, commente, amusée : « Le mythonage[3]  ! » La discussion s’engage sur le mensonge. Estelle, regard intense derrière de larges lunettes, remarque : « Je ne sais pas si dans la vie, on mentirait autant ; arranger les choses à notre avantage, ça, oui ! » « Moi, je mens pour me protéger », complète Tess. Inès, les mains cachées dans les manches de son sweat, s’adresse aux deux joueuses : « À un moment, quand vous avez choisi la réplique sur les disputes qui laissent des traces, vous avez joué avec l’émotion du père… » « Cette situation peut-elle arriver ? », interroge le psychiatre. « Dire des choses pour faire culpabiliser les parents ? Bien sûr ! »,affirme Inès. L’atelier se termine ; la partie a duré une vingtaine de minutes, les échanges au moins autant. Mine de rien, il a été question de mensonge, de négociation avec les parents, d’apparence physique : des éléments que l’équipe pourra retravailler dans les autres ateliers. Qu’en disent les adolescentes ? Inès : « La première fois où j’ai joué, j’avais comme consigne d’aller au clash ; dans la vraie vie, je ne me verrais pas faire une chose pareille : j’ai tendance à garder les choses en moi… » Comment voient-elles cet avatar qu’elles incarnent ? Pour Estelle, c’est un cobaye, pour Nina, un catalyseur, pour Inès, un porte-parole. « Quand on interprète un personnage, ça bouscule et ça libère en même temps », analyse cette dernière.

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© D.R.

Des images pour une génération numérique

5Xavier Pommereau précise : « Clash Back ne soigne pas, mais offre un support de médiation entre le soigné et le soignant autour du quotidien, de l’apparence, de la relation avec un beau-parent, etc., alors qu’en entretien, si je demande à une patiente : “Ça se passe comment avec ta belle-mère ?”, elle ne répondra rien ! » Pour Marc Delorme, c’est encore plus vrai avec ses patientes : « Nous sommes face à des troubles des conduites alimentaires, centrés sur l’attaque du corps, avec des actes comme symptômes. Si elles adoptent ces comportements, c’est parce qu’elles n’ont pas les mots pour dire leur mal-être. » Pour Xavier Pommereau, le désinvestissement de la parole caractérise cette génération : « Les adolescents ont de plus en plus de mal à s’exprimer verbalement ; “convoqués” sur le registre de la parole dont nous, adultes, sommes supposés être les experts, ils ressentent l’entretien comme un interrogatoire. » D’où l’intérêt de leur proposer d’autres outils pour exprimer leurs ressentis : fabrication de poupées avec la kinésithérapeute, pour travailler sur la représentation de leur corps, théâtre, musique, jeux vidéo… « Ces supports, comme Clash Back, sont comme la muraille permettant au lierre de grimper », dit joliment le psychiatre. L’adolescent s’engage alors sur des terrains familiers, au lieu de s’aventurer sur le chemin du langage, si escarpé pour lui.

Tester des personnalités plus ou moins proches de la sienne

6Parfois, les soignants fixent une consigne aux joueurs, indique Xavier Pommereau : « Les patientes anorexiques sont plutôt dans le contrôle. L’objectif du jeu est de les amener à libérer leur agressivité, avec la consigne d’aller au clash le plus vite possible. Les adolescents suicidaires, eux, sont convaincus qu’ils ne valent rien. La consigne peut être d’obtenir coûte que coûte l’accord du père, pour qu’ils révèlent leurs talents, se réapproprient leurs ressentis, qu’ils n’arrivent pas à formuler. Après la partie, nous revenons sur leur capacité à négocier, et la stratégie qu’ils ont adoptée. »

7Comment choisit-on les deux joueurs au sein du groupe ? Jean-Philippe Moutte, psychologue en charge des adolescents suicidaires, explique : « Le choix se fait en équipe, selon le profil des patients : difficulté à s’engager, à contrôler son impulsivité, etc. Sofia, qui joue aujourd’hui, est inhibée. Jouer peut l’aider à libérer ce qu’elle veut dire à ses parents. » Elle et Margot débutent donc une partie, et le clash arrive… sans qu’elles l’aient cherché ! Margot analyse : « À un moment, la tension est montée entre Chloé et son père. On a choisi la réplique “Je vois ce qui me reste à faire” ; je pensais qu’elle allait bouder dans sa chambre, mais le ton menaçant de sa voix pouvait laisser imaginer plein d’autres choses ! » « À votre avis, que va-t-elle faire ? », demande le psychologue. Clarisse, qui tient un gros coussin contre elle, répond : « Faire culpabiliser son père ». Manon, dont la voix tremble : « Une fausse signature ». L’échange dévie sur la façon de négocier avec les parents. Noémie se gratte le bras jusqu’au sang, agitant nerveusement ses Doc Martens bordeaux aux lacets jaunes. Invitée à parler, elle reste silencieuse, les yeux rivés au sol.

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Xavier Pommereau, psychiatre, chef de service du centre Abadie de Bordeaux (33), auteur, entre autres, de Nos ados.com en images (éd. Odile Jacob, 2011) et du Goût du risque à l’adolescence (éd. Albin Michel, 2016).
© Julie Rey.

Zoom sur Clash Back

- 2014 : Tattoo or not tattoo, premier épisode de la série.
- 2017 : un nouvel épisode, mettant en scène Guillaume, accusé de trafic de cannabis, devrait voir le jour. L’épisode Cannabis enquête est déjà réalisé à 70 %, mais l’écart entre le coût de fabrication (300 à 400 000 euros) et le désir de le commercialiser à un prix raisonnable (à partir de 25 euros pour les particuliers) ralentit la production.
Pour en savoir plus :
www.clash-back.com
A.L.

Observer ce qui émerge dans le jeu

8Un peu plus tard, Jean-Philippe Moutte détaille : « C’est intéressant de reprendre pas à pas l’échange père/fille ; cela permet aux patientes d’observer l’impact de leur propos sur leurs parents, dont elles n’ont pas toujours conscience, dans la réalité. » Aujourd’hui, elles ont perçu combien l’intonation de la voix peut moduler le sens des mots, et repéré les remarques qui mettent le feu aux poudres ou qui, au contraire, calment le jeu. Quid de ceux qui, à l’instar de Noémie, restent en retrait, ne veulent/peuvent pas parler ? « Clash Back mobilise même les simples spectateurs : ce qui se passe sur l’écran résonne en eux, constate-t-il. Entendre les autres révéler des choses intimes les bouscule également. Heureusement, le “filet” institutionnel est toujours présent. » Car l’équipe a bien repéré la tension de Noémie. Enfin, le jeu réserve parfois des surprises, comme avec Luce, très effacée, même si elle fréquente le centre depuis un an. « Il y a une semaine, elle a joué, et elle était très à l’aise ! Son côté provocateur et exigeant avec ses parents est apparu plus palpable qu’en entretien, où elle est assez mutique », note Jean-Philippe Moutte.

9Mais la vraie bonne surprise, c’est de voir ces jeunes qui vont mal s’animer, rire et sourire, en observant Chloé et son père se disputer virtuellement sur l’écran. Car ces mouvements-là n’ont rien de virtuel… Et c’est plutôt rassurant.

Notes

  • [1]
    Les prénoms des patients ont été changés.
  • [2]
    Personnage virtuel dans le jeu vidéo.
  • [3]
    Mot inventé (à partir de « mytho ») pour dire « Le mensonge ! »
Anne Lamy
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/09/2016
https://doi.org/10.3917/epar.620.0048
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