CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Être confronté à des images violentes ou pornographiques est-il traumatisant pour un enfant et susceptible d’influencer son comportement ? Deux spécialistes en débattent et nous éclairent.

2Existe-il un âge charnière en dessous duquel l’exposition à des images pornographiques est dangereuse pour un enfant ?

3Alain Héril : je pense qu’en dessous de 12 ans, l’enfant n’a absolument pas les outils pour recevoir des images pornographiques. Il est alors en pleine période de latence, du point de vue de son développement psychologique, et ne se pose pas consciemment la question de la sexualité, il n’en a élaboré aucune représentation encore. Ces images arrivent sur un terrain vierge, en quelque sorte, et ne peuvent que faire violemment effraction dans son psychisme. C’est ce que j’appelle un « viol scopique ». Alors que l’enfant n’est pas encore actif sexuellement, dans la réalité, il est à craindre que ces images lui tiennent lieu de modèles, pour élaborer ses représentations et forger son éducation sexuelle.

4Justine Atlan : le principal problème de la pornographie est qu’elle montre une sexualité qui n’est pas une relation entre deux personnes : l’une utilise l’autre comme un simple objet, au service de son propre plaisir. Le plus souvent, c’est la femme qui est « objetisée », l’homme, lui, est pris dans des injonctions de performance. Il est évidemment ennuyeux qu’un enfant construise ses premières représentations de la sexualité sur ce modèle.

5Les images de violence ont-elles les mêmes effets délétères ?

6Justine Atlan : leur dangerosité est sans doute moindre, dans la mesure où les enfants pratiquent la violence bien avant la sexualité ! Très tôt dans leur vie, ils mettent en actes leurs pulsions agressives sous forme de jeux, les expérimentent, les ressentent. Ils sont donc capables d’un certain recul sur ce sujet, notamment de distinguer le vrai du faux. La fréquentation des images violentes ne doit cependant pas être banalisée, même si l’enfant semble bien les supporter, sans manifester le moindre malaise, la moindre peur.

7Alain Héril : cet enfant prend peut-être sur lui, et n’exprime aucune émotion parce qu’il voit ses parents à ses côtés qui ne manifestent rien. Peut-être pense-t-il que pour être un « grand », il faut supporter sans broncher ce genre de choses ! À un moment, les adultes doivent dire à leur enfant que, eux aussi sont choqués par ces images de violence, qu’elles les bouleversent, qu’ils ont du mal à les regarder. Ce partage émotionnel et affectif sera structurant pour l’enfant, il le rassurera et le protégera, atténuera le choc qu’il vient de ressentir.

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© D.R.

8Être confronté une fois ou deux à des images pornographiques suffit-il à créer un traumatisme chez l’enfant ?

9Alain Héril : la confrontation ponctuelle à de telles images est certes intrusive sur le moment, mais elle peut être réparée si elle est racontée par l’enfant, si des adultes en discutent avec lui. La difficulté est que ce dernier va rarement en parler spontanément parce qu’il a honte, ou peur de se faire gronder, ou encore, parce qu’il peut rester sidéré, bloqué, dans l’incapacité de s’exprimer.

10Justine Atlan : cela finit toujours par se manifester d’une manière ou d’une autre. Sous forme d’un dessin avec un sexe en érection par exemple, ou d’une énorme grossièreté prononcée à l’école. Il faut être attentif à ces signes, ne pas les banaliser et entamer un dialogue.

11Alain Héril : toute la question est là : l’adulte est-il assez attentif à ce qu’exprime l’enfant ? Par ailleurs, les parents ne sont pas obligés d’attendre que leur fils ou leur fille soit confronté(e) à des images pornographiques pour entamer un dialogue sur la sexualité. Désormais, peu de films ou de séries font l’économie de scènes de sexe, et les parents peuvent en dire quelque chose.

12Justine Atlan : ce sont, en effet, des occasions à saisir. Par exemple, ils peuvent expliquer que, quand deux personnes s’aiment, elles ont envie de se toucher, de se caresser, de s’embrasser. Indirectement, c’est une façon de dire que faire l’amour ainsi, sans violence, sans humiliation, en respectant son partenaire, est une chose normale (même si, bien entendu, il n’existe pas de normes en matière de sexualité). Un enfant qui possède ce bagage, cette représentation de la sexualité, sera mieux armé qu’un autre si, un jour, il voit des images pornographiques.

13Alain Héril : malheureusement, la plupart des parents sont très mal à l’aise pour parler de sexualité avec leur enfant. Sans doute devraient-il dépasser leurs réticences. L’éducation est un engagement : les parents doivent accepter d’être déstabilisés, bousculés.

14Justine Atlan : ils ont, en effet, plus de facilité à être dans des injonctions négatives – « la pornographie, c’est mal ! » – qu’à se positionner de manière positive sur une sexualité épanouie et respectueuse.

15L’impact des images pornographiques est-il moindre chez l’adolescent ?

16Alain Héril :a priori oui, à condition qu’il vive au sein d’une famille où la parole circule, où le thème de la sexualité n’est pas tabou. La confrontation avec la pornographie arrive à un moment de sa vie où il est déjà bien structuré, où lui-même est en marche vers une sexualité agie, et où il a déjà commencé à construire ses propres représentations de la sexualité. Il est donc apte à faire la part des choses entre une image sur Internet et la réalité, sait que les hommes ne sont pas toujours en érection, et que les femmes ne disent pas toujours « oui » !

17Justine Atlan : à la différence d’un enfant qui, la plupart du temps, tombe par hasard sur des images pornos, l’adolescent les recherche délibérément, il n’est donc pas pris par surprise. Par ailleurs, il les visionne souvent avec des copains, ce qui lui permet de partager ses émotions, de ne pas être seul face à ce spectacle.

18Alain Héril : cela dit, la rencontre avec ces images peut être explosive chez des adolescents qui ne vont pas très bien, ou qui sont mal structurés psychologiquement. Ils peuvent rester littéralement sidérés face à certaines scènes et, dans l’espoir d’atténuer l’angoisse et l’incompréhension qu’elles font naître en eux, les visionner encore et encore, de manière compulsive et obsessionnelle.

19Justine Atlan : contrairement à ce que l’on croit souvent, ils ne chercheront pas forcément à reproduire dans la réalité cette sexualité. Certains seront étreints par une telle angoisse, qu’elle empêchera à l’inverse tout passage à l’acte. Ils en resteront au stade du visionnage et de la masturbation, refuseront la confrontation à l’autre, s’enfermeront dans le « soi à soi ».

20Alain Héril : ou alors, leur première fois aura lieu dans la peur et le tremblement, mais pas du tout dans la recherche du plaisir. En l’occurrence, la pornographie aura profondément conditionné leur rapport au sexuel, au désir, au plaisir, à leur corps, au corps de l’autre.

21Justine Atlan : ceux qui reproduisent ces scènes pornographiques, en l’absence d’autres représentations de la sexualité à leur disposition, le font souvent sans lien avec leur propre désir, auquel ils n’ont pas accès, donc au final sans plaisir. Ils ne réussissent pas à se représenter ce dont ils ont vraiment envie et peuvent en venir à reproduire des pratiques qui ne les satisfont pas.

22Alain Héril : c’est le travail que je fais en thérapie avec certains adolescents : les ramener à eux, et à leur désir. Souvent, je passe par une approche corporelle, afin de les aider à renouer avec leur sensorialité.

23Les images de violence induisent-elles des comportements violents chez les adolescents ?

24Alain Héril : il me semble important de distinguer les différents types d’images. La violence des jeux vidéo, par exemple, n’est pas identique à celle du journal télévisé. Le rapport au réel n’est pas le même, les jeunes font bien la part des choses, et ils ne sont pas impactés de la même manière. Dans les jeux vidéo violents, il y a un aspect cathartique : grâce à eux, le joueur peut travailler sur ses colères, ses pulsions agressives, se défouler, se lâcher.

25Justine Atlan : des millions de jeunes jouent aux jeux vidéo et une infime minorité passe à l’acte et se livre, par exemple, à une tuerie collective. On se situe là plutôt dans le cadre d’une pathologie psychiatrique. Certes, les jeunes expriment leurs émotions quand ils jouent, crient, hurlent, mais ils en restent là ! La vraie violence est la violence réelle, celle que nous montrent ces images d’attentats terroristes et de leurs victimes, de réfugiés qui se noient. Et elle impacte toutes les générations, sans distinction. Le seul rempart, pour s’en protéger, passe par la parole, l’expression et le partage des émotions.

26Mais les adolescents regardent assez peu les journaux télévisés…

27Justine Atlan : c’est problématique, justement. Ils sont confrontés à des images violentes qui circulent sur les réseaux sociaux et certains sites internet. Au mieux, elles n’ont pas été vérifiées, recoupées, hiérarchisées, commentées par des journalistes professionnels, au pire elles émanent de vrais manipulateurs. La parole des parents perd alors tout son poids, car les adultes et les médias traditionnels sont largement discrédités par ces tenants des théories du complot. Les jeunes ont développé une « addiction » au spectaculaire, aux images qui font le buzz. Le récent suicide d’une jeune fille en direct sur le réseau social Periscope en est la triste illustration.

28Alain Héril : les parents doivent reprendre la parole sur ces sujets, transmettre des valeurs, faire prendre conscience à leurs enfants qu’une émission comme Touche pas à mon poste, de Cyril Hanouna (D8), où les chroniqueurs sont humiliés, où il s’agit de choquer le public, de créer l’événement à tout prix est aussi brutale qu’un film pornographique !

29Que penser des systèmes de contrôle parental pour limiter l’accès à certains sites Internet ?

30Justine Atlan : pour des enfants à l’école primaire, le contrôle parental n’est pas inutile. Il filtre bien les contenus pornographiques, un peu moins la violence et l’incitation à la haine, et ne bride pas l’enfant dans ses recherches. À partir du collège, où les jeunes sur-utilisent les smartphones et les tablettes pour fréquenter les réseaux sociaux, il devient inopérant.

31Alain Héril : l’installation d’un contrôle parental ne doit pas dispenser les adultes de parler, ne serait-ce que pour expliquer à leur enfant pourquoi ils le mettent en place : le protéger de choses qui ne lui sont pas destinées. Avec un adolescent, leur parole ne sera crédible que s’ils s’intéressent aux images qui le passionnent, s’ils cherchent à comprendre le fonctionnement des réseaux sociaux. Une nouvelle fois, il est ici question d’engagement.

32Justine Atlan : il n’est plus possible aujourd’hui de protéger les enfants des dangers des écrans sans avoir soi-même une vie numérique. On peut détester cette culture, préférer celle du livre, mais s’en couper, c’est courir le risque d’une fracture avec eux.

Justine Atlan
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Directrice d’e-Enfance, une association reconnue d’utilité publique et agréée par le ministère de l’Éducation nationale. Cette structure propose aux jeunes, à leurs parents et aux professionnels des conseils sur les bons usages d’Internet, et les moyens de se protéger de ses risques éventuels. e-Enfance gère également un numéro vert, Net écoute (0800 200 000).
Alain Héril
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Psychanalyste et sexothérapeute. Il exerce en libéral dans l’Essonne, et intervient en milieu scolaire dans le cadre des journées « jeunesse-santé » pour aborder avec les jeunes toutes les questions qu’ils se posent sur la sexualité. Il a animé durant deux ans l’émission Libre Antenne sur Fun Radio. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Les ados, l’amour et le sexe (éd. Jouvence, 2011) et plus récemment, Dans la tête des hommes (éd. Payot, 2016). Voir chronique p. 83.
Propos recueillis par 
Isabelle Gravillon
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/09/2016
https://doi.org/10.3917/epar.620.0044
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