1Elles sont partout autour de nous, dans les rues, dans nos maisons, sur les innombrables écrans avec lesquels nous vivons. Quels effets cette promiscuité des images engendre-t-elle sur nous ? Leur surabondance nous menace-t-elle ou nous enrichit-elle ?
2Il y a un an, le 8 septembre 2015, le tabloïd germanique Bild – qui, en allemand, signifie justement « image » – a choisi de n’imprimer aucune photo dans ses pages. Avec comme titre de « une » : « Ce n’est que quand on ne les voit plus que l’on comprend leur magie : le pouvoir des images. » Il ne viendrait aujourd’hui à l’idée de personne de nier cette incroyable puissance des images, qu’elles soient fixes ou mobiles, censées retranscrire la réalité ou fictionnelles. Elles nous parlent, nous touchent et nous influencent… pour le meilleur ou pour le pire. Là se situe le débat. Ces images dans lesquelles nous baignons à profusion – adultes, enfants et adolescents – nous ouvrent-elles au monde, à une meilleure compréhension de notre environnement ? Ou, à l’inverse, nous enferment-elles, nous manipulent-elles et nous empêchent-elles de faire usage de notre intelligence et de notre raison ?
Un débat historique
3La question de la nocivité des images sur les individus ne date pas, comme on pourrait le croire, de l’époque contemporaine. Elle s’est posée tôt dans l’histoire, à des périodes où elles étaient pourtant rares. « Dans l’Égypte antique, notamment, on a assisté à des réactions iconoclastes et à la destruction de représentations jugées dangereuses, décrit Laurent Gervereau, plasticien et philosophe, directeur de l’Institut des images [1]. Les statues des pharaons divinisés étaient parfois brisées par leurs successeurs, dans l’espoir d’anéantir leur mémoire. Lors de la Réforme protestante aussi, les images saintes ont été largement détruites : idolâtrer les images, c’était mal aimer Dieu [2] ».
4Rien de nouveau, donc, dans le fait d’envisager les productions imagières avec inquiétude ou méfiance. « À chaque fois qu’un nouveau support d’images apparaît dans l’histoire, d’abord la peinture, puis la photo, le cinéma, la télévision, l’Internet, ce débat sur les dangers potentiels des images est relancé, remarque Olivier Aïm, maître de conférences au Celsa Paris-Sorbonne (École des hautes études en sciences de l’information et de la communication) [3]. C’est une constante, depuis les philosophes grecs qui redoutaient que la peinture ne se substitue à la réalité, jusqu’aux psychologues et pédagogues actuels, qui craignent que les écrans ne produisent une génération d’individus décérébrés, tétanisés, hypnotisés ! »

Marche républicaine en hommage aux victimes des attentats contre Charlie Hebdo, à Montrouge et à l’Hyper Cacher porte de Vincennes.
Un postulat de vérité
5Faut-il donc redouter les images ? Et quelle influence exercent-elles précisément sur nous ? Une grande partie de leur pouvoir repose sur un malentendu : nous leur allouons spontanément une valeur de vérité. Puisqu’un photographe ou un caméraman a pu capter un événement, c’est qu’il a bel et bien eu lieu, pensons-nous avec une certaine naïveté. « Lorsque nous étions bébés, explique Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, spécialiste des images [4], nous avons tous accepté, à un moment donné, de croire ce qu’affirmait notre entourage, même si cela n’avait rien d’évident : cette personne dans le miroir n’était autre que nous-mêmes. Depuis, nous avons conservé cette tendance à croire les images sans les questionner, ni les déconstruire, car cela nous malmènerait trop. » Voilà pourquoi, trop souvent, nous « absorbons » les images en ne prenant pas de distance, en laissant agir les émotions qu’elles suscitent en nous, sans avoir recours à l’analyse ou à la critique.
6Par ailleurs, peu d’entre nous savent que notre cerveau interprète et reconstruit les messages visuels transmis par nos yeux, en fonction d’images déjà stockées dans notre mémoire, mais aussi de notre vécu, et de qui nous sommes. Autrement dit, deux personnes confrontées à la même image ne « voient » pas la même chose. « Chacun fabrique ses propres images mentales à partir d’images matérielles – mais aussi à partir d’images verbales, décrites par des mots – qu’il extrapole. Et ce sont ces images mentales qui sont particulièrement puissantes », poursuit Serge Tisseron. Ainsi, certaines images font plus violemment intrusion dans le psychisme d’une personne que dans celui d’une autre. Une scène de viol dans un film, par exemple, mettra telle femme mal à l’aise. Mais chez telle autre, elle créera un véritable choc, parce qu’elle entrera en résonance avec son histoire personnelle. Elle reconstruira alors, à partir des images visionnées, ses propres images mentales anxiogènes qui, réactivées, ressurgiront dans sa mémoire. « Mais, soyons clairs, aucune image n’est susceptible de créer à elle seule un traumatisme comparable à celui de l’événement vécu en direct », insiste le psychiatre.
L’éducation à l’image, une priorité
Le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, de son côté, milite pour la création d’espaces de parole sur les images, dans le cadre scolaire. « Le challenge est que les enfants réussissent, à partir des innombrables images qu’ils reçoivent, à construire leurs propres images mentales. Cela passe par les mots, par la narration de ce qu’ils ont vu. Grâce à la parole, l’enfant entre dans un processus de subjectivation et de prise de distance », explique-t-il. Fabriquer ses propres images matérielles, en utilisant la caméra ou l’appareil photo de son smartphone, avoir recours à des logiciels de montage aident aussi à cette prise de distance. Une manière très efficace de prendre conscience qu’une image n’est jamais le reflet pur de la réalité, qu’on peut la retoucher, la « trafiquer » et lui donner le sens que l’on veut.
Cette éducation à l’image reste encore parcellaire, hélas, alors qu’elle est la seule défense à offrir à nos enfants. Il est impossible, en effet, de filtrer parfaitement ce qu’ils peuvent voir ou non. Pourquoi les pouvoirs publics ne se sont-ils pas saisis plus rigoureusement du sujet ? « Sans doute parce que personne – ni les politiques, ni les entreprises, ni les journalistes – n’a intérêt à ce que les citoyens soient moins manipulables », avance Serge Tisseron. Une hypothèse à méditer.
(1) Lire à ce sujet l’article p. 52.
Du côté de l’émetteur
7Pour tenter de comprendre l’impact d’une image, on ne peut ignorer non plus les intentions (plus ou moins conscientes et délibérées) de celui qui l’a fabriquée : en choisissant tel cadrage plutôt que tel autre, tel premier plan plutôt que tel autre, il projette sa vision de la réalité. Le journaliste qui filme une manifestation peut zoomer sur des casseurs et ne montrer qu’eux, ou donner à voir l’immense majorité pacifique des manifestants. L’effet produit ne sera pas du tout le même !
8De plus, une image est très rarement transmise seule, sans accompagnement verbal : les mots choisis par son émetteur pour la contextualiser – une légende, un titre, un commentaire – font eux aussi la différence. « Une expérience a été menée sur deux groupes de personnes, auxquels on a projeté le même film d’un accrochage entre deux voitures, raconte Serge Tisseron. À l’issue de la projection, on a posé la question suivante au premier groupe : que s’est-il passé quand les deux voitures se sont touchées ? Au deuxième : que s’est-il passé quand les deux voitures se sont percutées ? Le premier a parlé d’un peu de tôle froissée, le deuxième a décrit l’explosion des pare-brise. Tous, pourtant, avaient vu le même film… » Le spécialiste insiste : « L’image permet de commencer à penser une réalité que, dans un premier temps, nous peinons à saisir, elle rend curieux et donne envie d’en savoir plus. Mais les mots qui l’accompagnent ouvrent ensuite la réflexion ou, à l’inverse, la referment, selon leur nature. »
Dangereuse manipulation ?
9Si le journaliste évoqué plus haut ne souhaite pas délibérément duper les téléspectateurs, il arrive à l’inverse que les images soient utilisées à des fins de manipulation. Parfois, pour de nobles causes d’ailleurs, comme en témoignent les campagnes des ONG [5], ou les messages de prévention. « Les images peuvent suciter des comportements généreux, solidaires ou responsables, note Laurent Gervereau. Propager ses idées constitue un élément de la vie démocratique et la propagande n’est pas systématiquement condamnable. » Qu’elles fonctionnent ou pas – aucune étude n’a pu trancher sur leur efficacité – les campagnes choc, par voie d’affiches, de spots télévisuels ou internet contre les excès de vitesse, l’alcool au volant ou le sexe non protégé visent à influencer les comportements des individus pour leur bien.

10On ne peut pas en dire autant des images publicitaires qui, elles, cherchent avant tout à déclencher un acte d’achat, dans l’intérêt non du consommateur, mais des marchands ! « À mon sens, elles ne sont pas manipulatoires, car leur but est clairement affiché : personne n’ignore l’objectif d’un spot publicitaire !, relativise Olivier Aïm. Les images contenant des placements de produits le sont en revanche, car leur objectif est caché. Dans les publicités, le risque de façonnage des esprits vient plutôt des stéréotypes de genre qu’elles véhiculent souvent. Elles sont encore largement construites en référence à un regard masculin dominant, comme le soulignent régulièrement les féministes, et comme elles l’ont dénoncé dans les années 1970, à propos du cinéma. »
11Laurent Gervereau porte un regard plus pessimiste sur le potentiel manipulatoire et dangereux des images. « On nous parle de communication par l’image, de marketing… Mais ce sont de doux euphémismes, nous vivons à l’heure d’une propagande nauséabonde, comme en temps de guerre ! Pour vendre toujours plus de produits et de nouvelles, les médias endorment les spectateurs par tous les moyens, leur lavent le cerveau, ou à l’inverse leur font subir des électrochocs. Leur arme de prédilection est la mise en spectacle de la violence, du drame, de la terreur qui font hélas recette, fascinent et hypnotisent. Plus un journal télévisé, plus un film, plus une série qui ne regorge de ces images “gore” déversées avec cynisme sur les populations », regrette-t-il. De quoi développer chez beaucoup, selon lui, une vision très noire du monde, et les inciter à se replier sur des réflexes de peur et de rejet des autres.
Le petit Aylan, une photo iconique ?


Et les enfants dans tout ça ?
12Le cerveau des enfants et des adolescents étant en pleine construction, la confrontation à des images de toutes sortes, émanant de supports multiples et omniprésents n’est pas anodine. « Dans ma pratique, je constate quotidiennement à quel point l’imaginaire des enfants est envahi par les images qu’ils consomment sans modération, note Samuel Comblez, psychologue pour enfants, membre de la commission de classification du Centre national du cinéma. Lors des séances de psychodrame que j’organise, pour que les enfants puissent mettre en scène des événements difficiles qu’ils ont vécus, ou des relations complexes au sein de leur famille, beaucoup me proposent des scènes tout droit sorties d’une série ou d’un jeu vidéo. Même chose dans leurs dessins. Pour certains, tout se passe comme s’ils ne faisaient plus la différence entre leur monde interne et les images provenant de l’extérieur. Cette confusion ne leur laisse pas le loisir de développer leur vie psychique intérieure et intime. »
13De nombreux professionnels s’interrogent aussi sur les conséquences, du point de vue identitaire, de la confrontation des jeunes enfants à leur propre image. « Prenons l’exemple de parents qui filment avec leur smartphone les premiers pas de leur bébé avant même que celui-ci se soit “reconnu” dans le miroir, et qui lui montrent dans l’instant la vidéo sur l’écran, remarque Elsa Godart, psychanalyste et philosophe [6]. Que se passe-t-il, d’un point de vue psychologique, pour cet enfant qui, avant même de se savoir sujet d’un monde réel, est confronté à la représentation de soi dans un mode virtuel ? Nous n’avons pas assez de recul pour répondre à cette question. Mais il est évident que ce genre de situation, si elle se répète quotidiennement, a un effet sur la construction de son identité et de son image de soi. »

14Chez les adolescents, les images ont incontestablement modifié le rapport qu’ils entretiennent avec le langage. « Aujourd’hui, il est beaucoup plus simple de décrire ce que l’on vit avec une photo ou une courte vidéo qu’avec des mots, d’exprimer des émotions avec des émoticônes qu’avec de longues phrases, analyse Elsa Godart. Ce néo-langage a été baptisé Pic speech (littéralement “discours par l’image”) par Thu Trinh-Bouvier, une spécialiste de la communication digitale. »
15L’utilisation des images peut, chez l’enfant comme chez l’adolescent, se révéler très bénéfique pour faciliter les apprentissages, servir de support à la mémorisation ou engager un dialogue. « Sur certains sujets difficiles à aborder comme, par exemple, celui du harcèlement scolaire, de courtes vidéos mettant en scène de telles situations peuvent aider à amorcer la réflexion en partant du concret, de ce qu’ils voient », note Samuel Comblez.
16Et si nous cessions de considérer les images de façon manichéenne, si nous admettions qu’elles ne sont ni « bonnes » ni « mauvaises », mais seulement complexes ?
Notes
-
[1]
Il a co-dirigé l’ouvrage Quelle est la place des images en histoire ?, avec Christian Delporte et Denis Maréchal (éd. Nouveau Monde, 2008).
-
[2]
Lire à ce sujet l’article p. 56.
-
[3]
Il a co-dirigé, avec Stéphane Billiet, l’ouvrage Communication (éd. Dunod, 2015).
-
[4]
Auteur, notamment, des ouvrages Les bienfaits des images (éd. Odile Jacob, 2002) et Psychanalyse de l’image (éd. Fayard, coll. « Pluriel », 2010). Lire l’article p. 60.
-
[5]
Organisations non gouvernementales.
-
[6]
Auteure de Je selfie, donc je suis (éd. Albin Michel, 2016). Lire article ci-contre.