CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans les sociétés traditionnelles, le handicap d’un enfant est souvent expliqué par la faute parentale, celle de la mère surtout, coupable d’avoir transgressé une règle.

2« En ces jours-là, on ne dira plus : Les pères ont mangé des raisins verts, Et les dents des enfants en ont été agacées[1]. » Ce proverbe, mentionné à plusieurs reprises dans la Bible, renvoie à une interprétation de la faute, qui retombe sur la descendance de ceux qui l’ont commise. Il est révélateur du fonctionnement de maintes sociétés traditionnelles, situées dans un passé plus ou moins ancien, ou dans un présent plus ou moins proche géographiquement, qui ne dissocient pas la responsabilité des générations par rapport au mal. Il est ainsi normal que les enfants paient les crimes et les fautes de leurs ascendants. Les prophètes bibliques révèlent l’injustice dont ce dicton est porteur et annoncent la venue d’un temps où chaque individu fera face à ses propres responsabilités. « Mais chacun mourra pour sa propre iniquité ; Tout homme qui mangera des raisins verts, Ses dents en seront agacées », poursuit le livre de Jérémie, appelant la fin des sociétés holistes, qui considèrent l’individu comme l’anneau d’une chaîne dont il est nécessairement solidaire, pour le bien comme pour le mal. Si de telles sociétés ne sont plus aujourd’hui majoritaires dans le monde, et si l’individu est de plus en plus reconnu dans sa singularité, l’énigme de la souffrance injuste incite toujours à rechercher une responsabilité extérieure. L’enfant est, par définition, un être innocent : sa jeune vie ne lui a pas lui laissé le temps de commettre des fautes. Il faut donc que ses ancêtres en aient commises, que son père ou sa mère, surtout, ait transgressé une règle ou une norme imposée par la société, pour qu’il soit frappé par le mal, révélant ainsi cette faute.

Un réflexe archaïque

3Les sociétés contemporaines, où les premières recherches sur l’autisme ont été menées, n’ont plus rien à voir avec les sociétés holistes. On peut se demander toutefois si le sentiment de culpabilité de nombreuses mères d’enfant autiste, qui a longtemps prévalu, ne relève pas d’une sorte de réflexe archaïque renvoyant à cet arrière-plan culturel du lien de la faute et du malheur entre les générations. Si l’interprétation psychanalytique proposée dans les années 1960 par Bruno Bettelheim [2], qui rendait les mères responsables de la pathologie de leur enfant, en raison de leur manque d’empathie ou de leur désir refoulé de sa disparition, a connu un tel succès, c’est peut-être parce qu’elle réactivait des interprétations populaires traditionnelles, prêtes à se remettre en marche, et qu’elle ressuscitait le vieux schéma explicatif du lien entre faute parentale et souffrance infantile.

4Aujourd’hui, plus personne ne soutient une telle théorie, même si les polémiques se poursuivent entre les tenants d’une approche psychanalytique de l’autisme et les partisans d’une explication neurobiologique ou génétique. De nombreuses associations de parents d’enfant autiste ont d’ailleurs dénoncé les conséquences de cette interprétation, qui a contribué à culpabiliser les parents, sans améliorer la prise en charge des enfants. L’étude des représentations du handicap touchant les très jeunes enfants, qui dominent encore dans les milieux populaires des sociétés traditionnelles, permet de comprendre pourquoi une théorie aussi contestable, scientifiquement, que celle de Bettelheim, a connu un tel succès, et provoqué autant de souffrances chez des parents déjà bien éprouvés.

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En Afrique noire, des croyances expliquent la naissance d’un enfant albinos par l’accouplement en pleine lumière de ses parents, comme font des animaux.
© Photo/Milliyet Daily Handout/Bunyamin Aygun

La transgression d’un interdit sexuel

5L’observation des sociétés traditionnelles contemporaines, ou des sociétés européennes de l’Antiquité, voire de périodes plus tardives, montre que le handicap visible sur le corps du nouveau-né est très vite relié à une faute commise par ses géniteurs. L’explication se réfère souvent à la transgression d’un interdit par ses parents. Sa mère sera soupçonnée d’avoir eu des relations sexuelles avec un animal, en réalité ou en pensée. Ou alors, elle se sera rendue dans un lieu hors de l’espace civilisé, des limites du village, un lieu où règnent les lois de la nature, de l’animalité, où le risque de rencontrer des créatures sauvages est important. Dans toutes les sociétés traditionnelles, il existe quantité d’interdits qui restreignent les déambulations des femmes enceintes. Elles ne doivent pas s’approcher des forêts, des rivières ou des zones non cultivées, afin de ne pas voir des animaux sauvages à l’aspect repoussant, susceptibles de communiquer leur apparence au corps de l’enfant. Dans les sociétés européennes autrefois, le bec de lièvre, cette absence de chair et de peau entre nez et lèvre supérieure, était attribué à la rencontre fortuite de la femme enceinte et d’un lièvre aperçu à l’extérieur du village. La transgression de l’interdit sexuel que constitue la copulation avec un animal est ramenée au franchissement symbolique de la limite géographique entre l’espace civilisé, celui du village et des champs cultivés, et l’espace de la nature, où les animaux sauvages courent en liberté.

6On retrouve ici la vieille opposition entre nature et culture, objet de réflexion des philosophes ou des anthropologues qui, de Jean-Jacques Rousseau à Claude Lévi-Strauss, se sont penchés sur les fondements du processus de civilisation, et de distanciation de l’humanité par rapport à l’animalité.

7Le brouillage des frontières entre nature et culture entraîne l’apparition de créatures monstrueuses, qui sèment la terreur et le désordre dans les sociétés où elles ont été engendrées. Les mythes de la Grèce ancienne, comme ceux des sociétés africaines contemporaines, sont emplis de récits qui mettent en scène de tels monstres, nés des amours d’un humain et d’un animal, et détaillent les ravages qu’ils produisent, en châtiment de la faute commise par leurs géniteurs. Il faut souvent un personnage exceptionnel, un héros ou un saint, pour en débarrasser le pays. Ces héros n’apparaissant pas à volonté, on préfère souvent éliminer les nourrissons présentant des handicaps physiques. De tels enfants étant soupçonnés d’être issus d’un parent animal, il est logique de les rendre à leur géniteur, donc de les exposer dans la nature pour que celui-ci vienne les reprendre. La mort ou la disparition du nouveau-né est le signe qu’il était bien d’ascendance animale, et les choses rentrent dans l’ordre.

Vengeance et mauvais esprits

8Quand le handicap se révèle quelques mois ou années après la naissance de l’enfant, comme c’est le cas de l’autisme, ou de la plupart des handicaps mentaux, les responsabilités sont recherchées dans le cadre familial élargi.

9Le handicap mental est interprété comme le résultat d’un sort jeté à l’enfant par une personne jalouse, souvent une femme de la famille atteinte de stérilité, qui ne supporte pas qu’une de ses parentes ait eu un enfant. Ce sort empêche l’enfant d’exprimer son intelligence et de se développer sur le plan intellectuel. Il faut dénouer le sort en faisant appel à des thérapies traditionnelles, qui font souvent intervenir des puissances supérieures pour délivrer l’enfant du mal, en le renvoyant parfois à celle qui le lui a envoyé.

10Pour autant, les parents et, en particulier, la mère ne sont pas absous de toute responsabilité. On accusera celle-ci de n’avoir pas assez protégé son enfant, de l’avoir exposé aux regards de personnes susceptibles de lui en vouloir et de se venger d’elle par l’intermédiaire de son enfant. Dans plusieurs traditions, on ne doit pas montrer l’enfant à d’autres que ses proches parents jusqu’à ce qu’il atteigne un âge où il n’est plus en danger. Aux Comores, par exemple, il ne sort pas de la maison avant l’âge de trois mois. En Asie du Sud-Est, il ne faut pas mentionner sa beauté, pour ne pas susciter la jalousie des autres, ni attirer les mauvais esprits qui pourraient prendre possession de lui. La mère doit dire que son enfant est laid, même si elle pense le contraire. Si elle s’est vantée de la beauté, de la bonne santé ou de l’intelligence de son enfant, elle portera la faute dans le cas où il tomberait malade, ou donnerait des signes de trouble mental.

Le signe visible de la faute parentale

11Dans ces représentations, personne n’est innocent de la faute de ses ancêtres, faute qui se caractérise surtout par un manque d’observation des usages et des rites en cours dans la société à laquelle on appartient. Transgresser un interdit, en particulier, entraîne une véritable malédiction sur sa descendance. Aujourd’hui encore, la naissance d’un enfant albinos en Afrique noire est expliquée par l’accouplement en pleine lumière de ses parents, comme le font les animaux. La dépigmentation de sa peau est le signe visible de leur honte et fait de lui un être marginal, désigné comme victime sacrificielle [3]. Autrefois, en Égypte ou en Mésopotamie, on sacrifiait les personnes à cheveux roux parce que l’on pensait qu’ils avaient été conçus pendant les menstrues de leur mère, période d’impureté où elle aurait dû s’éloigner de son mari.

12La faute maternelle est toujours présente dans les schémas explicatifs traditionnels du handicap qui frappe injustement l’enfant, même de façon indirecte. Du fait de sa grande proximité avec l’enfant, elle est aussi plus vulnérable au sentiment de culpabilité, et prête à se mettre en cause si la société l’y incite en lui instillant le sentiment d’avoir peut-être oublié l’un des innombrables rites protecteurs ou d’avoir transgressé l’un des interdits édicés par la tradition. Dans le monde moderne, c’est le manque d’amour, l’excès d’amour ou l’amour inapproprié décelés par des « spécialistes » qui jouent ce rôle.

13Des « spécialistes » porteurs d’une autorité aussi funeste que celle des anciennes traditions.

Notes

  • [1]
    Jérémie 31:29, Bible, trad. Louis Segond.
  • [2]
    Cf. Bruno Bettelheim, La forteresse vide, (éd. Gallimard, 1969).
  • [3]
    Selon l’ONU, 74 enfants albinos ont été victimes d’enlèvements à des fins de sacrifice en Tanzanie depuis 2000.
Jacques Barou
Chercheur au laboratoire Pacte, à Grenoble (CNRS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/05/2016
https://doi.org/10.3917/epar.619.0052
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