1Églantine Éméyé est mère de deux garcons, dont Samy, 10 ans, autiste et polyhandicapé. Dans un récit bouleversant, Le voleur de brosses à dents, elle raconte les premières années de vie avec son enfant, les nuits blanches, les difficultés du quotidien. Samy vit aujourd’hui dans un centre spécialisé.
2On referme votre livre la gorge nouée, mais aussi en colère pour la façon dont Samy a été pris en charge pendant des années.
3Églantine Éméyé : Chez moi, c’est plutôt la déception qui domine : on a beau vivre au pays des droits de l’homme, on est livré à soi-même en tant que parent d’enfant autiste. Notre isolement est terrible, beaucoup de couples n’y résistent pas. C’est ce qu’il s’est passé avec le père de mes fils. Je ne lui en veux pas : 80 % des familles avec un enfant handicapé sont monoparentales ! Ce sentiment de solitude se renforce d’autant plus que, très vite, le parent qui a la garde préfère rester à la maison que sortir. Physiquement, nerveusement, il était épuisant pour moi d’aller chez des amis, de surveiller Samy, de le calmer s’il se sentait mal.
4Comment vos liens familiaux ou amicaux ont-ils résisté ?
5É. É. : J’ai gardé mes vrais amis, et perdu de vue les autres. Quand on vous invite dix fois et que dix fois, vous répondez non, les gens finissent par se lasser. Même les proches ne mesurent pas les difficultés. Je ne faisais appel à eux qu’en cas d’urgence. Ils s’imaginaient donc que le reste du temps, je faisais face. Lors de dîners, ils ne voyaient pas que je me levais de table cent fois pour suivre Samy. Et si, pour le repas suivant, je proposais : « Venez chez moi, ce sera plus simple, Samy aura ses repères, il pourra aller dans sa chambre », ils répondaient que j’habitais trop loin… Alors on se voyait moins. Quand j’ai montré le documentaire à mes oncles, tantes, cousin(e)s, certains ont dit : « Nous n’avions pas idée de ce que vous viviez quotidiennement. » Samy est si lourdement handicapé qu’il a fallu des années à l’entourage pour comprendre ce qu’il avait, décoder son comportement (Samy ne parle pas ; il s’exprime autrement) et trouver un langage commun.
6Quel regard portaient sur vous les personnes que vous croisiez dans la rue, les lieux publics ?
7É. É. : Quand Samy avait moins de 3 ans, les gens étaient plus tolérants envers lui. Ils ne voyaient pas son handicap, et disaient : « C’est normal qu’il crie, c’est un bébé. » Ensuite, c’est devenu plus compliqué. Les gens me soupçonnaient de ne pas savoir éduquer mon enfant, qui pouvait être bruyant, incontrôlable. Il faut être costaud pour faire face !
8L’attitude des médecins est-elle plus soutenante ?
9É. É. : Pas vraiment ! En réalité, je les sentais démunis : ils ne comprenaient pas grand chose à la situation. Le diagnostic les a mis face à leur impuissance. Cela rejaillissait peut-être sous forme d’agressivité ? Ce que je leur reproche, surtout, c’est de ne recevoir les familles qu’une demi-heure, de temps en temps, alors que notre vie quotidienne est tellement chamboulée et violente. Parfois, j’étais découragée, je me disais : « Ce rendez-vous va me prendre un temps fou, pour rien ! » D’autres fois, quand l’un d’eux faisait preuve d’humanité, je ne pouvais m’empêcher d’espérer que la situation évolue. Tant d’espoirs déçus, c’est cela qui fait le plus mal.
10Aujourd’hui, Samy ne vit plus avec vous et avec Marco, son frère, qui a 13 ans. Quel a été l’impact du handicap de Samy sur son frère ?
11É. É. : Samy vit à l’hôpital San Salvadour, à Hyères (83), où le personnel est gentil et bienveillant, s’adapte à lui. Marco culpabilise de m’avoir pour lui tout seul, alors que son petit frère est à 900 kilomètres. Quand je vais voir Samy, tous les quinze jours, il me dit quelquefois : « Oh non, tu pars encore ! », puis il s’en veut d’être égoïste. Il comprend que Samy aussi a besoin de moi. Mais cela n’a pas été simple pour lui, durant toutes les années où son petit frère l’empêchait de dormir la nuit, prenait tant de place dans notre vie. Quand il a lu le livre, sa réaction a été : « Comment ai-je pu dire que je n’aimais pas Samy ? » Je l’ai rassuré, et lui ai répondu qu’au contraire, c’était bien qu’il ait pu l’exprimer.

12Vous refusez tout dogmatisme pour la prise en charge de Samy, piochant dans chaque méthode ce qui vous semble positif. Votre liberté n’est pas du goût de tous !
13É. É. : La prise en charge de l’autisme est très dogmatique, source de querelles sur ce qui est bon/mauvais, permis/interdit. Mais quand vous vivez un quotidien violent, avec un enfant qui s’automutile, que vous retrouvez en sang chaque matin, et que les approches classiques vous interdisent tel ou tel geste, sans rien proposer de mieux, que faire ? Si une méthode apporte du bien-être à Samy, pourquoi l’en priver ? Je refuse d’appartenir à une chapelle, c’est ce qui m’a éloignée d’ABA [1]. Cette méthode fait progresser beaucoup d’enfants autistes, mais quand je la pratiquais, aucune personne non formée en ABA ne pouvait approcher Samy. C’était trop restrictif ! Je ne pouvais même pas demander à une amie de garder mon fils dix minutes, le temps de prendre une douche ! Comme c’était intenable, j’ai renoncé.
14En 2008, vous avez créé à Paris une école pour Samy et d’autres enfants autistes, avec une approche sur mesure. Mais quand elle a été reprise, des années plus tard, par des gestionnaires spécialistes du handicap, cette dimension a disparu.
15É. É. : Avec un enfant autiste, on ne peut faire que du sur mesure. D’un coup, il a fallu faire rentrer ces enfants dans des moules. Il n’y avait plus que de « bons » ou de « mauvais » comportements. Le besoin de s’isoler de Samy, par exemple, était considéré comme un « mauvais » comportement. Si Samy est heureux là où il vit aujourd’hui, c’est que personne ne l’oblige à rien. Quant à la méthode ABA, j’ai lu des études montrant que la méthode était très adaptée pour des autistes de bon niveau, mais contre-productive pour ceux plus atteints, comme Samy.
16La loi de 2005 sur le handicap, qui prône l’inclusion scolaire, est bien peu suivie d’effets.
17É. É. : Cette loi a été mal préparée. Il fallait former les AVS à l’autisme, une pathologie bien spécifique, et créer des postes en nombre suffisant. Les professeurs des écoles, eux non plus, ne sont pas formés à l’accueil des enfants handicapés. Résultat, ils font ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire peu. Aujourd’hui, une école estime faire de l’inclusion scolaire quand elle accueille un enfant trois heures par semaine ! C’est pourtant le rôle de l’Éducation nationale d’apporter une éducation à tous les enfants. Je ne plaide pas pour mon cas, car Samy est incapable de suivre un cours, mais beaucoup d’enfants autistes progresseraient s’ils bénéficiaient d’une scolarité parmi les autres ! En retour, leur présence dans l’école ferait évoluer le regard sur l’autisme. C’est dès le plus jeune âge qu’il faut éveiller à la tolérance.
18Le coût de la prise en charge d’un enfant autiste est estimé entre 2 000 et 3 000 euros par mois. Une somme colossale !
19É. É. : Et encore, c’est un minimum, qui n’inclut pas la poussette, les couches, les vêtements adaptés, la voiture pour le fauteuil handicapé… Toutes les familles ne peuvent pas se permettre ces dépenses, malgré les aides existantes. Aujourd’hui, je dépense moins, car Samy vit à l’hôpital.
20Comment avez-vous réussi à garder le cap durant la petite enfance de Samy ?
21É. É. : J’ai tenu… parce que je n’avais pas le choix ! Pendant ces années, je ne suis jamais tombée malade, je ne me l’autorisais pas. J’ai trouvé peu de relais, pour prendre en charge Samy. Le plus douloureux a été de prendre seule la décision de me séparer de lui. Après, il a fallu affronter le regard de l’entourage, qui n’appréciait pas forcément cette décision. Je me suis sentie très seule.
Notes
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[1]
ABA (Applied Behavior Analysis) : analyse appliquée du comportement, méthode comportementale de prise en charge des enfants autistes.