1De nombreuses idées reçues circulent sur l’autisme, les différentes formes qu’il peut pendre et le nombre de personnes atteintes. Deux spécialistes en débattent et nous éclairent sur ce trouble.
2À quelle date l’autisme est-il apparu dans la littérature scientifique ?
3Catherine Vanier : Le mot « autisme » a été créé par le psychiatre suisse Eugen Bleuler en 1911 pour décrire les difficultés de communication des adultes schizophrènes. En 1943, le psychiatre autrichien Leo Kanner a repris ce terme pour désigner une maladie psychiatrique à part entière, différente de la psychose : l’autisme infantile précoce. L’autiste de Kanner est un enfant sans langage, totalement replié sur lui-même, en proie à des crises d’angoisse monumentales, dès que survient un changement ou qu’une personne essaye d’entrer en contact avec lui. Un an plus tard, le pédiatre autrichien Hans Asperger a défini une autre forme d’autisme, pour décrire des enfants ayant des difficultés de communication et des compétences intellectuelles hors normes, mais très ciblées : des enfants qui, par exemple, peuvent donner instantanément la racine carrée de n’importe quel nombre, mais sont incapables de se repérer dans la rue. Pendant des années, n’étaient déclarés autistes que les enfants qui présentaient l’un ou l’autre de cet ensemble de troubles. Tout a changé quand les psychiatres français ont délaissé leur classification nationale, qui s’inspirait de ces modèles, au profit du fameux DSM américain (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux).
4Bruno Falissard : La première version du DSM est parue en 1952. À l’origine, ce document avait pour but de faciliter la recherche scientifique sur les pathologies mentales, et d’établir des statistiques. Pour cela, il fallait bien construire une définition claire de l’autisme, afin de savoir quels patients entraient ou non dans cette catégorie, et pour que les médecins du monde entier puissent communiquer sur la base de critères communs. Au fil de chaque nouvelle édition du DSM, la définition de l’autisme a évolué et s’est élargie. Dans la toute dernière version, datant de 2013, le DSM-5, on parle désormais de « troubles du spectre autistique » (TSA), une palette très étendue incluant toutes les nuances, depuis l’autisme de Kanner jusqu’à l’enfant « différent », par exemple particulièrement isolé dans son monde. Officiellement, il n’existe donc plus qu’une seule et même catégorie regroupant tous les autistes. Mais, dans la clinique, nous observons de multiples formes d’autisme. Un patient n’ayant pas accès au langage, qui s’automutile et qui est envahi de stéréotypies [1] n’a rien à voir avec un enfant ayant un haut niveau intellectuel, qui connaît des problèmes d’insertion sociale et nourrit un intérêt exclusif pour l’informatique.
5Pourquoi le DSM-5 a-t-il élargi les critères diagnostiques ?
6Bruno Falissard : Regrouper toutes les nuances de l’autisme sous un seul et même vocable a peut-être procédé d’une volonté de déstigmatisation. En « classant » les enfants autistes lourds dans la même catégorie que les Asperger, plutôt valorisés dans notre société, on pouvait espérer attribuer aux premiers un peu de l’aura des seconds.
7Catherine Vanier : Il ne faut pas non plus sous-estimer la puissance des lobbies pharmaceutiques. Pour eux, un trouble mental est avant tout le résultat d’un dysfonctionnement organique qui se soigne par un médicament. Plus des personnes autistes seront diagnostiquées en grand nombre, plus les laboratoires auront de chances de vendre des médicaments. Si la prescription médicamenteuse dans le domaine de l’autisme reste modeste en France, elle est très importante aux États-Unis.

8Existe-t-il des points communs entre ces différentes formes d’autisme ?
9Catherine Vanier : Une peur terrible de l’autre, me semble-t-il. En tant que psychanalyste, ce qui m’intéresse, quand je travaille avec un enfant autiste, c’est de comprendre ce qu’il veut, quel sujet il est, comment il fonctionne, de quoi il a peur, comment aller à sa rencontre sans l’effrayer et sans être, pour lui, un objet de persécution. Un enfant malade reste un sujet, un humain en devenir qu’il faut aider à se construire avec ou malgré sa pathologie. Pour cela, il est nécessaire de lui parler, d’écouter sa souffrance et de chercher à comprendre ce qu’il veut nous dire. C’est cela, le plus important à mes yeux, plus en tout cas que la définition du DSM !
10Bruno Falissard : On retrouve, en effet, des points communs chez la plupart des personnes autistes : des troubles de la communication et de la socialisation, des centres d’intérêt très focalisés, ainsi que des mouvements stéréotypés. Mais tout cela ne décrit que l’écume de la pathologie. L’autisme est une maladie subtile, qui ne peut se réduire à ces quelques critères. Dans le fond, c’est une forme de rapport à l’autre très particulière. Quand on s’adresse à un enfant autiste, on sent très vite qu’il se passe quelque chose de différent avec lui. Cela tient à un regard, à une réponse à laquelle on ne s’attendait pas. Les personnes autistes sont tout simplement « différentes », « pas pareilles que nous ».
11Quel est le nombre précis de personnes autistes en France ?
12Bruno Falissard : Selon que l’on se situe à l’une ou à l’autre extrémité du spectre de l’autisme, on compte entre 0,2 % de la population, soit 100 000 personnes (sous ses formes les plus sévères), et 2 %, soit 1 million de personnes (en incluant les formes les plus légères). Personnellement, je ne considère pas les autistes légers comme des malades. Pour moi, ce sont des enfants, des adolescents et des adultes qui diffèrent dans leurs relations aux autres et à l’existence en général. Ils entrent dans cette constellation de l’autisme sans en constituer le cœur.
13Catherine Vanier : Certains prétendent que les cas d’autismes ne cessent d’augmenter ces dernières années, et parlent même d’« épidémie ». Je ne partage pas cette affirmation. Si les diagnostics posés sont plus nombreux aujourd’hui qu’hier, c’est en grande partie parce que les critères ont été modifiés et élargis. Cette augmentation est donc artificielle. Par ailleurs, d’autres pathologies ayant été supprimées du DSM – notamment la psychose infantile –, les médecins sont parfois contraints d’apposer l’étiquette d’« autiste » à des enfants qui ne relèvent pas vraiment de cette pathologie.
14Bruno Falissard : Si l’on en croit l’hypothèse selon laquelle certains cas d’autisme seraient liés à une infection virale pendant la grossesse, ces chiffres devraient même légèrement baisser à l’avenir, les grossesses étant de mieux en mieux surveillées. Quant à l’hypothèse d’une implication des perturbateurs endocriniens, si elle se vérifie, je ne pense pas qu’elle soit susceptible de faire exploser les chiffres. Contrairement à ce que l’on croit, le monde n’était guère moins pollué il y a vingt ans ! Et il y a 500 ans, la pollution aux pesticides était certes moindre, mais les niveaux d’infections virales des femmes enceintes et d’alcoolisme fœtal étaient catastrophiques. On peut donc raisonnablement penser que le nombre de cas d’autisme est resté plus ou moins constant au cours de l’histoire, et continuera de l’être.
15Depuis la loi Chossy de février 1996, l’autisme est reconnu comme un handicap. Qu’en pensez-vous ?
16Catherine Vanier : Je comprends que les familles aient revendiqué la reconnaissance de ce statut : il leur a permis, notamment, d’accéder à certaines aides et compensations, dont elles ont un réel besoin. Mais dans le fond, le mot pose problème, car il exclut les enfants autistes du champ des soins pédopsychiatriques. Un handicap, à la différence d’un trouble mental, ne nécessite pas de soins mais une rééducation, une adaptation à l’environnement. C’est le fondement des méthodes comportementalistes, venues des États-Unis. Personnellement, je trouve terrible de ne penser l’autisme qu’en termes de redressement, de handicap à corriger, afin que l’enfant devienne « comme tout le monde ». Bien sûr, il est indispensable de lui apprendre à manger avec une fourchette et un couteau plutôt qu’avec ses doigts, si besoin en le récompensant. Mais il est tout aussi fondamental de l’aider à vivre avec ses peurs. La prise en charge d’un enfant autiste doit être plurielle, et ne doit exclure ni les soins, ni la pédopsychiatrie.
17Bruno Falissard : Pendant plusieurs décennies, on a eu tendance à surmédicaliser la prise en charge des maladies psychiatriques chroniques, en particulier l’autisme, et à nier les effets bénéfiques des méthodes comportementales. Ces excès ont provoqué des réactions très fortes chez les parents d’enfants autistes, et certains se sont mis à militer pour un changement d’approche, pour la reconnaissance du handicap et le développement de méthodes rééducatives. Résultat, nous sommes passés du réajustement nécessaire d’une situation problématique à l’excès inverse, et tombés dans un déni des soins psychiatriques. Il faudrait parvenir aujourd’hui à un juste milieu : certaines formes d’autisme justifient effectivement le label « handicap », mais d’autres doivent bénéficier de soins médicaux. Actuellement, je ne suis pas sûr que nous allions dans la bonne direction, les pouvoirs publics tenant un discours plutôt antipsychiatrique [2].
18Catherine Vanier : Certaines associations de parents sont violemment antipsychiatrie et antipsychanalyse. Elles ont fait de ces deux disciplines les mauvais objets à éliminer. Ce rejet peut s’expliquer par leur souffrance. Mais reconnaissons aussi que certains psychanalystes et psychiatres se sont tiré une balle dans le pied en proposant aux enfants autistes et à leur famille des thérapies complètement inefficaces, ou en leur tenant des propos insensés !
19Bruno Falissard : C’est pour cette raison que les centres de soins psychiatriques doivent accepter les inspections de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales). Tout le monde a le droit de savoir ce qu’il se passe au sein de ces structures de soins.
20Peut-on guérir de l’autisme ?
21Catherine Vanier : Certaines personnes autistes parviennent à s’intégrer socialement et à vivre une vie qui vaut la peine d’être vécue ! On les trouvera sans doute un peu timides, peu loquaces, voire un peu bizarres, sans plus. Cela dit, les accidents de la vie (un chagrin d’amour par exemple) seront sans doute plus complexes à dépasser pour elles.
22Bruno Falissard : Il existe des cas spectaculaires de personnes ayant réussi à sortir de l’autisme. Des enfants qui, à 5 ou 6 ans, n’avaient pas accès au langage, souffraient de stéréotypies envahissantes, et qui, huit ans plus tard, sont scolarisés et bien intégrés. Hélas, rien ne permet de prédire comment un enfant autiste va évoluer. Nous ne disposons d’aucune statistique dans ce domaine.