1La médiatisation de personnes autistes à haut niveau intellectuel peut faire croire que cette pathologie est facile à vivre dans notre société. La réalité est beaucoup plus âpre et douloureuse.
2« Il y a quelques années, des habitants du 19e arrondissement de Paris ont fait circuler une pétition pour empêcher l’ouverture d’une école pour enfants autistes dans leur quartier. Ils craignaient que la proximité de cet établissement ne fasse perdre de la valeur à leurs logements. Voilà le genre de réactions, peu bienveillantes, auxquelles peuvent être confrontés les autistes et leur famille ! », raconte Florent Chapel, porte-parole du Collectif Autisme, et père d’un enfant autiste âgé de 10 ans [1]. « Je perçois assez souvent, chez des anonymes et des personnes non informées sur ce handicap, un regard jugeant sur ma fille : ils la voient avant tout comme une petite fille mal élevée et caractérielle. Cette incompréhension est douloureuse à vivre », confie Sophie, maman d’Alba, 7 ans, autiste. Outre la difficulté de notre société à accepter la différence, à composer avec ceux qui ne rentrent pas dans les normes, les autistes et leur famille doivent faire face à une méconnaissance très largement partagée de cette pathologie, qui toucherait entre 100 000 et 1 million de personnes, selon la définition du trouble [2]. Leurs difficultés à entrer en communication avec autrui, leur absence de langage ou leur phrasé un peu étrange, pour ceux qui parlent, leurs gestes stéréotypés, leurs accès de violence, chez certains, leurs centres d’intérêts parfois quasi obsessionnels en font des êtres « à part », complexes à appréhender pour les gens « normaux ». « Trop fréquemment, les représentations collectives confondent autisme, violence et comportements inappropriés, dans un amalgame fantasmé », avance Josef Schovanec [3], philosophe, écrivain, militant pour la dignité des personnes avec autisme, et lui-même autiste Asperger.
Un manque de formation
3Malheureusement, ce déficit d’informations concerne aussi un nombre important d’acteurs de la petite enfance, de médecins généralistes et de pédiatres. Quand des parents alertent ces professionnels sur les doutes qu’ils nourrissent, leur signalent que leur bébé semble fuir leur regard et ne leur sourit jamais, ils s’entendent souvent répondre qu’ils sont trop angoissés. « La pédiatre qui s’occupait de ma fille, bébé, avait même validé certaines acquisitions, comme le pointage du doigt, sans les vérifier. Elle n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être l’autisme », se souvient Sophie. « Les professionnels au contact de la petite enfance qui seraient susceptibles de repérer des signes précoces d’autisme sont en effet très mal formés, souvent faute de moyens », confirme Marie Dominique Amy, psychologue et psychanalyste, qui a suivi pendant de nombreuses années des enfants et des adolescents autistes, ainsi que leur famille, au sein d’un CMP (Centre médico-psychologique) et d’un hôpital de jour [4]. C’est donc là, en tout début de « parcours », que survient la première violence : l’absence d’écoute à laquelle se heurtent certains parents, comme s’ils n’étaient pas aptes à repérer que leur enfant va mal, comme s’ils étaient des mères et des pères « excessifs ». Une absence d’écoute dont leur enfant paiera le prix fort, puisqu’elle entraînera un retard du diagnostic, donc de la prise en charge.

Diagnostiquer plus tôt
4Certains professionnels objectent qu’un diagnostic trop précoce est lui aussi d’une grande violence, qu’il stigmatise l’enfant et l’enferme dans un devenir forcément obscur, tant le mot d’autisme est porteur d’une connotation lourde et négative. Pourtant, on le sait maintenant de façon certaine, plus la prise en charge commence tôt, plus les chances d’évolution positive sont grandes. « Il faut en finir avec ce refus des diagnostics précoces. Un bébé qui ne sollicite pas les autres et n’interagit pas avec eux dans sa première année de vie est en danger, il faut l’aider, mettre en place un suivi, sans perdre de temps, et expliquer aux parents qu’un diagnostic est toujours révisable », insiste Marie Dominique Amy. En effet, chez un bébé d’un an, le diagnostic de l’autisme est moins fiable : l’enfant peut souffrir d’une dépression, d’un trouble neurologique discret, mais qui gêne la relation. Ce n’est qu’à 2 ou 3 ans qu’un diagnostic complet et définitif – fondé sur des évaluations de ses comportements, une IRM (Imagerie par résonance magnétique) du cerveau, des tests génétiques – sera possible.
Quelles hypothèses pour expliquer l’autisme ?
5« Le refus de poser un diagnostic précoce au nom de je ne sais quel principe, soi-disant éthique, est illégal ! », s’agace Florent Chapel. La loi de mars 2002 relative aux droits des malades consacre effectivement le droit pour toute personne au diagnostic, et à l’accès à son dossier médical. « Ne pas respecter ce texte constitue une vraie brutalité pour les parents, poursuit-il. Ils subissent alors une terrible errance. Et quand le diagnostic tombe enfin, à 4, 5 ou 6 ans, leur enfant, faute d’avoir été accompagné, s’est déjà installé dans des comportements problématiques, qui vont notamment rendre son inclusion à l’école très difficile. C’est ainsi que les autistes se retrouvent plus tard dans les hôpitaux psychiatriques, parce qu’on a perdu trop de temps au démarrage ! »
6« Actuellement, près de 60 % des enfants sont diagnostiqués dans leur deuxième ou troisième année. Certes, cela n’est pas encore idéal, ni suffisamment précoce, mais des progrès considérables ont tout de même été accomplis », souligne Bernard Golse, pédopsychiatre et psychanalyste, chef de service de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker-Enfants malades à Paris [5].

Des querelles de chapelle
7Mais le diagnostic posé ne garantit en rien plus de sérénité aux enfants autistes et à leur famille, et les turbulences ne font que s’amplifier : ils se retrouvent ballotés d’un intervenant à l’autre, d’une théorie à l’autre, et se sentent souvent perdus, abandonnés. « Aucun des professionnels qui suit notre fille ne nous a proposé une prise en charge globale, raconte Sophie. Chacun est focalisé sur sa méthode, et peu enclin à entendre parler des pratiques des autres. Mon mari et moi avons dû nous débrouiller seuls pour bâtir un programme multidisciplinaire, sur-mesure pour Alba. Avec de la psychomotricité, de l’orthophonie, des méthodes cognitivo-comportementales pour l’aider à gagner en autonomie, une aide psychologique, un régime alimentaire spécifique. Mais que de tâtonnements, de doutes et de solitude ! » Cette avocate n’a pas eu d’autre choix que de s’arrêter de travailler pour se consacrer à sa fille. « Je passe énormément de temps à lire toutes les recherches sur cette maladie et à suivre des formations », ajoute-t-elle. Certaines unités de soins proposent cette approche pluridisciplinaire, mais elles sont rares, hélas.
8Pourquoi ce cloisonnement en « écoles » irréconciliables, cette impossibilité chez certains professionnels à travailler main dans la main, pour le bien-être des enfants autistes et des familles ? À cause d’une spécificité historique de notre pays qui, pendant de nombreuses années, a mis en avant la psychanalyse comme seul moyen de soigner l’autisme. Et pas n’importe quelle théorie psychanalytique : celle de Bruno Bettelheim qui, dans les années 1960, affirmait que les parents des enfants autistes (les mères surtout) étaient « inadéquats », donc responsables de l’autisme de leur enfant [6]. Le maintien de cette hypothèse, malgré les découvertes faites dès les années 1980 par les neuroscientifiques, qui expliquent l’autisme par un trouble neuro-développemental, a engendré un rejet massif de la psychanalyse par de nombreux parents, souvent regroupés dans des associations très virulentes. Certains demandent même l’interdiction pure et simple de la psychanalyse dans la prise en charge de l’autisme. Dans un avis de 2012, la Haute Autorité de santé (HAS) et l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm) considèrent que les thérapies inspirées des théories psychanalytiques sont non consensuelles, et recommandent la mise en application des méthodes comportementales, éducatives et développementales pour accompagner les personnes autistes [7].
À quand la réconciliation ?
9Un désaveu que les nombreux psychanalystes, qui ne se reconnaissent pas dans les excès de Bruno Bettelheim, vivent comme une injustice. « Aucun psychanalyste raisonnable ne prétend aujourd’hui pouvoir soigner à lui tout seul un enfant autiste, explique Bernard Golse. Celui-ci doit être pris en charge par des méthodes éducatives, qui l’aident à acquérir des comportements adaptés pour vivre en société, par des méthodes rééducatives (psychomotricité, orthophonie), et doit être scolarisé. Il n’en demeure pas moins que certains enfants peuvent aussi tirer profit d’une cure psychanalytique, qui desserrera leurs mécanismes de défense, et leur permettra de mieux accéder aux apprentissages. » Et de préciser : « Le travail du psychanalyste, comme celui de tous les intervenants, chacun avec sa méthode, consiste à faire sentir tout doucement à l’enfant qu’un autre existe, et qu’il n’est pas en danger en sa présence. Quand le psychanalyste arrive à trouver les mots justes pour qualifier ce qu’il croit que l’enfant est en train de vivre, celui-ci lui est très reconnaissant : il a le sentiment que quelqu’un partage son monde interne. » La bientraitance à l’égard des personnes autistes et de leurs proches passe par un préalable indispensable : la fin de ces empoignades. « Les enfants autistes vivent déjà de terribles clivages entre leur corps et leur esprit, entre leurs émotions et la réalité. Opposer les prises en charge, refuser qu’elles coexistent, c’est renforcer ces clivages ! », s’insurge Marie Dominique Amy. « Chaque fois que les différents intervenants – éducatifs, rééducatifs, pédagogiques et psychothérapeutiques – parviennent à se réunir autour d’un enfant, il progresse », constate Bernard Golse.
Une école qui exclut
10Reste à évoquer le lourd dossier de la scolarisation des autistes. La loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées consacre le droit pour ces dernières d’être accueillies dans des classes ordinaires. Or, selon le Conseil de l’Europe, 80 % des jeunes autistes français ne sont pas scolarisés [8]. Une situation que les parents vivent comme une grande violence, car elle exclut leur fils ou leur fille de la communauté des autres enfants. Et, de surcroît, les laisse sans solution d’éducation et de garde, obligeant les parents à s’occuper 24 heures sur 24 de leur enfant. « La scolarisation n’est sans doute pas la panacée pour tous les enfants autistes, remarque Pierre Sans, psychiatre, ancien psychanalyste, ayant exercé en milieu hospitalier et au sein d’institutions associatives [9]. Le degré de déficience dont certains sont atteints empêche leur intégration dans une classe, même adaptée. Cela dit, il est inadmissible que la France affiche un score aussi dérisoire de scolarisation, et soit dans ce domaine la bonne dernière des nations européennes ! » Pourquoi un tel retard ? « Il y a quarante ans en France, les enfants autistes n’avaient pas accès à l’école. Ils allaient directement en IME (Institut médico-éducatif) ou en hôpital de jour, puis dans un hôpital fermé le reste de leur vie, explique Florent Chapel. C’était cela, le destin d’un enfant autiste dans les années 1980-90 ! Aujourd’hui, il faut revenir sur cette habitude prise de ne pas scolariser les autistes, ce qui prend du temps. » Selon lui, les enseignants redoutent la différence, car ils ne sont pas formés pour la gérer. « Un enfant autiste peut présenter des troubles du comportement, crier quand il a peur ou qu’il se retrouve dans une situation délicate. Un professeur des écoles peut craindre que cela ne perturbe sa classe. »

Déni de démocratie ?
11La clé d’une scolarisation réussie, pour un enfant autiste, passe par la présence à ses côtés d’une AVS (Auxiliaire de vie scolaire). Mais, là encore, le bât blesse : les AVS ne sont pas assez nombreuses pour satisfaire les demandes et sont, selon les parents, rarement bien formées pour cet accompagnement très spécifique. Résultat, les parents qui ont les moyens paient parfois leur propre AVS privée ! « L’AVS qui nous avait été attribuée n’était pas vraiment satisfaisante. Alors, quand la nourrice d’Alba a proposé de se former pour assumer ce rôle, nous avons accepté ! Nous avons financé sa formation, et nous assumons aussi son salaire. Une association nous a aidés à obtenir l’accord du rectorat pour qu’elle intervienne à l’école », raconte Sophie. Malgré une aide financière conséquente de la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées), le reste à charge est important. Le coût de la prise en charge complète d’un enfant autiste (éducateur spécialisé, psychomotricien, etc.) varie entre 2000 et 3000 euros par mois ! Et la plupart des soins ne sont pas remboursés… « Les autres élèves adorent l’AVS d’Alba ! Si notre fille a un geste d’impulsivité, elle le désamorce, poursuit Sophie. Elle leur explique aussi ses petites bizarreries, le fait qu’elle ait du mal à regarder dans les yeux, qu’elle agite des objets ou tourne en rond dans la cour. Grâce à elle et à l’enseignante, très ouverte, tout se passe au mieux. » Une solution évidemment inaccessible aux parents à revenus modestes. « C’est honteux et profondément anti-démocratique !, clame Bernard Golse. L’État doit prendre ses responsabilités, former davantage d’AVS, ouvrir des classes spécialisées. Les parents doivent pouvoir confier leur enfant à l’école dans de bonnes conditions, en toute confiance. C’est le minimum que l’on puisse faire pour eux ! » Car un petit autiste plongé dans une classe de trente élèves, sans AVS ou avec une AVS mal formée, verra ses angoisses décuplées. Le remède sera alors pire que le mal.
12À n’en pas douter, notre société peut mieux faire (même si elle a accompli des progrès notables ces vingt dernières années) pour faciliter le parcours des enfants autistes et de leur famille. Elle doit aussi se mobiliser plus efficacement pour les adultes autistes, souvent laissés à l’abandon ou enfermés dans des hôpitaux psychiatriques, si leurs déficiences se sont aggravées au fil des années, faute d’avoir été bien prises en charge, ou parce que leur pathologie était trop lourde. « En raison du manque de structures adaptées, de nombreux parents envoient leur enfant dans des centres à l’étranger, notamment en Belgique, explique Pierre Sans. Mais l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs et certaines prises en charges, là-bas comme ici, flirtent avec la maltraitance. Je ne suis pas favorable non plus à la construction de nouvelles MAS (Maisons d’accueil spécialisées) : mieux vaut mettre en place des structures légères, intégrées à la population (logements supervisés, appartements communautaires, etc.), animées par du personnel qualifié et formé, et strictement contrôlées. »
13La question du vivre ensemble est ici posée aux pouvoirs publics, ils devront y répondre.
Notes
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[1]
Coauteur, avec Sophie Le Callennec, de Autisme, la grande enquête (éd. Les Arènes), qui vient de paraître.
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[2]
Voir article p. 36.
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[3]
Dans la préface d’Autisme, la grande enquête, op. cit.
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[4]
Auteure de Autisme, les inquiétudes d’une psychanalyste (éd. érès, 2015). Voir p. 46 de la revue.
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[5]
Auteur de Mon combat pour les enfants autistes (éd. Odile Jacob, 2013).
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[6]
Cf. La forteresse vide, de Bruno Bettelheim, 1967.
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[7]
Voir article p. 40.
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[8]
Source : Conseil de l’Europe, 5 février 2014, Action européenne des handicapés contre la France.
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[9]
Auteur de Autisme, sortir de l’impasse (éd. De Boeck, 2014).