1À l’âge où la majorité des jeunes filles usent leur slim sur les bancs du collège ou du lycée, un petit nombre d’entre elles suivent une autre voie. Elles « tombent » enceintes, et décident de garder leur bébé. Que signifie ce désir de maternité si précoce ?
2Signe des temps, la grossesse précoce n’est plus vécue comme un opprobre qui s’abat sur les « filles-mères », comme on disait autrefois, mais comme un fait de société. En 2011, le film 17 filles, de Delphine et Muriel Coulin, s’inspirait d’un fait divers : dans le Massachusetts, 17 adolescentes avaient décidé de tomber enceintes en même temps, et d’élever ensemble leur enfant. Peu avant, en 2008, Juno retraçait l’histoire d’une mineure, enceinte par accident, qui décidait de garder le bébé. La télévision s’y est mise, avec la série Clem, alias Clémentine, mère à 16 ans.

3Dans la vraie vie, qui sont ces jeunes filles ? Dominique Moulet, directeur du centre éducatif Anjorrant à Nantes (44), qui accueille une trentaine de mineures enceintes ou déjà mères, pour des séjours de quelques mois jusqu’aux 3 ans de l’enfant [1], précise leur profil : « Elles ont souvent subi des carences multiples : familiales, affectives et éducatives. Les ruptures avec la famille sont fréquentes : deux tiers d’entre elles viennent de maisons d’enfants à caractère social [2]. Et beaucoup ont un passé lourd à porter. » Leur autonomie apparente voisine avec la solitude, à un âge où les parents devraient assurer leur quotidien. « Ces jeunes femmes vivent souvent sans cadre, note Marianne [3], une infirmière scolaire qui a suivi plusieurs mineures enceintes dans son collège de l’Oise (60). Elles mangent ce qu’elles veulent, se couchent tard, dorment chez leur copain ou chez des copines. Elles ont aussi une faible estime de soi et peu d’outils pour exprimer leurs émotions. » Anne-Valérie Pruniaux, sage-femme dans un centre de PMI [4] en Haute-Garonne (31), ajoute : « Je suis frappée par le nombre de séparations qu’elles ont vécues : pendant le suivi de la grossesse, il n’est pas rare qu’elles déménagent ou changent de numéro de téléphone plusieurs fois. Cette vie marquée par l’instabilité est à l’image de leur histoire. » Enfin, leur investissement scolaire est faible. Rouzat Koubaa, médecin dans le même centre, repère deux types de parcours scolaires : les unes (en zone périurbaine) ont à cœur de reprendre leurs études après l’arrivée du bébé ; les autres, plutôt en zone rurale, ont décroché depuis longtemps.
Un désir de grossesse inconscient
4Désirer être mère avant d’être femme n’est pas anodin. « Tout dépend du cadre culturel ; chez les gens du voyage, par exemple, personne n’est choqué de voir une maman de 16 ans. Et il n’est pas question de parler d’avortement.Si besoin, ce bébé sera élevé par la communauté », souligne Rouzat Koubaa. « Pour qui, pourquoi, font-elles un bébé ? Le plus souvent, ces jeunes filles ne formulent pas clairement ce désir de grossesse et/ou de bébé, explique Marianne. Il s’agit d’un désir inconscient. La grossesse arrive “par surprise”, après un comportement à risque (prise irrégulière de la pilule, “première fois”). Avoir un bébé a quelque chose d’enthousiasmant, et les contraintes futures ne sont pas du tout prises en compte. »
5Divers éléments alimentent le désir de grossesse… à différencier du désir de bébé : la majorité des mineures enceintes ne menant pas leur grossesse à terme [5]. D’abord, la jeune femme veut s’assurer que « tout marche bien » pour devenir mère. Et puis, pour Denis Guitton, psychologue au centre Anjorrant, « le temps de la grossesse est vécu comme une bulle qui apaise » et remplit le(s) manque(s). Ces jeunes femmes reproduisent aussi souvent une histoire familiale, même si leur mère leur a répété : « Ne fais pas comme moi… » Marianne poursuit : « Quand tout s’effondre autour d’elles, que plus rien ne fait rêver, l’annonce de la grossesse fait ressort. L’entourage (famille, médecin, collège) s’intéresse à elles, qui ont tant manqué d’attention. » Ce ventre qui s’arrondit donne un sens à leur vie : bientôt, la future mère aura un petit à câliner, qui l’aimera pour toujours, espère-t-elle. Et le compagnon ? Il est parfois présent. « Je vois de plus en plus de petits couples… dont certains durent ! », remarque Rouzat Koubaa. La réaction de l’entourage varie, entre les milieux où l’IVG ne se pratique pas, les cas où la grossesse est refusée (suite à un viol, par exemple), ceux où la famille se braque (« Si tu gardes cet enfant, tu prends la porte ! »), etc.
Mère adolescente : quelle responsabilité légale ?
Des grossesses très suivies
6Ces futures mères font l’objet d’une attention spécifique, car la grossesse précoce est un facteur de risque de maltraitance pour le bébé. Selon la Haute Autorité de santé : « Le jeune âge des parents est […] signalé comme un facteur de risque potentiel [6]. » Ce bébé qu’on espère réparateur déçoit, parfois. Il se réveille la nuit, pleure, n’obéit pas ; d’où les risques de maltraitance. Ce qui n’empêche pas certaines de devenir des mères formidables ! « Une grossesse précoce ne relève pas d’une pathologie, insiste Dominique Moulet. Mais avec le décrochage scolaire et les conduites à risque, elle est le symptôme d’un fonctionnement qui, parfois, mène à la maltraitance. »
7Par ailleurs, la femme enceinte se retrouve dans un état particulier de « transparence psychique », comme si les digues de son inconscient s’étaient relâchées et que le passé revenait la visiter. Pour Anne-Valérie Pruniaux, « cet état psychique révèle les failles que l’on a en soi ». Or, rappelle Marianne : « Ce que ces jeunes filles ont vécu, enfants, les conduit à être très exposées, sans carapace. » Donc plus vulnérables que les autres femmes enceintes. Car chez ces adolescentes aux assises narcissiques fragiles, ce qui « remonte à la surface » n’est pas apaisé, mais douloureux. Et provoque parfois l’agressivité ou la fuite face aux professionnels du soin.
8La grossesse et les premiers mois avec un bébé bouleversent toute femme ; pour les mères adolescentes, les choses se compliquent encore. « La jeune mère voit sa liberté entravée ; or, elle supporte mal la frustration, le fait de ne pas pouvoir sortir quand elle veut, de devoir changer ce bébé qui pleure, le nourrir », indique Denis Guitton. Elle ignore souvent les recommandations (pas d’alcool, de cannabis, une alimentation équilibrée). Au fond, elle reste adolescente : elle s’oppose, fugue, va voir son petit copain… « Cette maternité est aussi l’occasion de s’interroger : “C’est quoi être une femme ?”, et de repenser le lien (souvent compliqué) à sa propre mère, et de se demander :“Ferai-je mieux que ma mère ?” », précise le psychologue.
Construire une identité feminine
9Les professionnels de l’enfance veillent à étayer la jeune mère et à favoriser la création d’un lien fort avec son bébé. « Elle a besoin d’être valorisée, et de voir que son enfant a des capacités, note Rouzat Koubaa. Alors, lorsque j’ausculte celui-ci, je lui dis : “Vous avez vu comme il sourit ? C’est parce que vous vous occupez bien de lui.” » Pour autant, « s’il n’y a pas un accrochage de qualité entre la mère et son bébé, notre expérience nous permet de penser que l’enfant sera mieux ailleurs », remarque Dominique Moulet. Les mères suivies par son centre voient leur bébé placé en famille d’accueil dans un cas sur cinq.
Valentine, 21 ans, deux enfants (l’aîné a 5 ans, la seconde va naître dans quelques semaines)
10Il importe aussi d’ouvrir l’horizon de ces jeunes filles qui ne s’envisagent pas autrement que mères. Si leur grossesse a éludé pour un temps la question de la féminité (et celle de la sexualité), reste à les accompagner dans la construction d’une identité de femme qui ne s’articule pas uniquement autour de leur rôle de mère. C’est pour cela que le centre Anjorrant (comme d’autres) dispose d’une crèche, propose différentes formations pour les jeunes mères, et d’autres services d’accompagnement. Investir une vie professionnelle ne se fait pas aisément. Preuve en est la réflexion d’une jeune mère, à qui Rouzat Koubaa a demandé : « Quel métier voudriez-vous exercer, plus tard ? » La réponse a fusé : « auxiliaire de petite enfance ! » On ne change pas son histoire… Mais on peut l’amender, un peu. Et consolider ses ressources internes pour être une mère suffisamment bonne.
Notes
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[1]
Il existe une petite dizaine de centres thérapeutiques et éducatifs dédiés aux mères mineures en France (sans compter les centres maternels, qui dépendent des conseils départementaux et proposent un hébergement et une aide aux femmes enceintes, mineures ou majeures, et aux mères isolées en situation difficile).
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[2]
Établissements qui accueillent, pour une durée variable, des enfants et des adolescents suite à des placements.
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[3]
Le prénom a été modifié.
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[4]
Protection maternelle et infantile.
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[5]
18 000 jeunes filles tombent enceintes chaque année en France ; les trois quarts d’entre elles avortent. Sur les 4 500 grossesses menées à terme, 500 concernent des adolescentes de moins de 16 ans. En Grande-Bretagne, les chiffres sont quatre fois plus élevés.
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[6]
« Syndrome du bébé secoué. Rapport d’orientation de la commission d’audition », mai 2011.