CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans les pays occidentaux, les conditions de vie modernes ont remis en cause la prise en charge des proches dépendants au sein de la famille. Dans les pays traditionnels, celle-ci prévaut encore, mais avec des limites.

2L’apparition des sociétés industrielles a déclenché une série de mouvements migratoires, qui ont mis à mal la proximité entre les générations. Principal ferment de reproduction des communautés traditionnelles, cette proximité permettait aussi de venir en aide à celles et à ceux qui ne pouvaient pas, ou plus, assumer leur autonomie. Au sein de la « grande famille » résidant sous le même toit, vivait assez de monde pour partager la prise en charge des enfants en bas âge, des malades, des handicapés et des personnes vieillissantes. La coexistence de trois générations, incluant la présence d’oncles et de tantes célibataires, de jeunes adultes et de domestiques permettait de répartir l’aide pour les gestes de la vie quotidienne.

Une solidarité intergénérationnelle

3À partir du XIXe siècle, l’organisation des nouvelles sociétés a créé des entités familiales individuées, orientées vers le travail et la consommation, et rendu impossible la prise en charge des personnes en perte d’autonomie. Aujourd’hui, en ville, la présence d’institutions spécialisées (services d’aide à domicile, crèches, Ehpad [1], foyers d’hébergement pour personnes handicapées, etc.) permet aux proches, au moins temporairement, de déléguer à des professionnels spécialisés des tâches qui leur incombaient jusque-là. Encore faut-il que ces services soient accessibles, géographiquement et financièrement. C’est, en apparence, le seul moyen de pallier les effets de l’éloignement entre les générations qui, autrefois, entretenaient des échanges solidaires.

4Dans les pays traditionnels, cette solidarité intergénérationnelle prévaut encore, et l’on passe souvent de l’entraide à l’aide à sens unique, quand les bénéficiaires ne sont pas, ou plus, en capacité de rendre les services reçus. Les sociétés segmentaires, encore très vivantes en Afrique subsaharienne, sont divisées en classes d’âge définies sur une base générationnelle très étroite. Chacune d’entre elles est affectée à des tâches précises et bénéficie en contrepartie d’avantages particuliers, avec ses propres lieux de rencontre, ses propres fêtes et moments de réjouissance. Toutes sont liées en revanche par des obligations de solidarité, de protection ou d’obéissance envers les autres : leurs activités sont complémentaires, et nécessaires à tout le monde. Ainsi, chez les Bassari du Sénégal et de Guinée [2], la classe d’âge des adolescents est chargée des corvées d’eau et de bois au profit des personnes âgées. Ces jeunes filles et ces jeunes garçons sont des « aidants », puisqu’ils permettent à des personnes en perte de capacité physique de continuer à vivre selon leurs habitudes. Ils ne reçoivent rien en échange, et accomplissent bénévolement ces tâches, avec la certitude d’en bénéficier à leur tour quand ils intégreront la classe d’âge des personnes âgées. Cette dernière jouit encore d’un grand prestige, car les croyances incitent à voir, dans un vieillard fatigué, malade ou perturbé intellectuellement, un futur protecteur pour sa descendance, une fois décédé.

5Cette déférence envers le grand âge, propre à la plupart des sociétés traditionnelles, n’empêche pas d’imaginer des stratagèmes pour se débarrasser des personnes « improductives », en les « confiant » à une divinité, censée les accueillir dans un au-delà prestigieux. Le très beau film de Shohei Imamura, La ballade de Narayama[3], mettait en scène, dans le Japon médiéval, un rituel de meurtre des vieillards, abandonnés au sommet d’une montagne sacrée. Certains d’entre eux assumaient cette mort comme un suicide altruiste, d’autres la subissaient sans adhérer au sens de ce rituel, censé les transporter près de leurs dieux. Cette pratique cruelle a disparu au XVIIe siècle quand les campagnes de l’archipel commencèrent à sortir de la pénurie alimentaire. En Afrique, si on ne se débarrassait pas ainsi des vieillards, il arrivait que l’on interprète l’origine du handicap sur fond de croyances traditionnelles pour justifier une forme déguisée de meurtre des enfants handicapés. Le handicap, quand il était visible sur le corps du nouveau-né, était le signe que la mère s’était unie en pensée avec un esprit animal. Il fallait donc rendre l’enfant à son « père » et l’exposer dans la brousse toute une journée, épreuve dont il avait peu de chances de sortir vivant [4].

6De telles pratiques sont bien sûr impensables aujourd’hui, même si, en Afrique, on abandonne encore parfois les enfants handicapés, signes de malédiction [5].

Des aspirations individuelles

7Dans la plupart des pays, les lois en vigueur garantissent le respect de la vie et obligent les familles à prendre en charge, directement ou par délégation aux institutions, celles et ceux qui ne sont pas ou plus indépendants. Mais les conditions de vie modernes, qui ont permis des gains considérables en matière de liberté et de bien-être individuel, n’encouragent pas cette prise en charge, surtout en cas de dépendance lourde. Les aspirations personnelles, accrues par les pressions à la consommation, entrent en conflit avec la conscience d’un devoir envers les membres de la famille qui ont besoin d’être aidés. Le film Voyage à Tokyo (1953) du grand cinéaste japonais Yasujirô Ozu raconte ainsi le dilemme d’un couple de cadres moyens de Tokyo, qui refuse d’héberger ses vieux parents, en raison du coût du logement en ville et de ses choix prioritaires de dépenses. Dans une société encore marquée par le bouddhisme et le confucianisme, où les devoirs vis-à-vis de la génération précédente sont presque sacrés, cette décision est vécue comme une rupture dans la tradition. Elle affecte autant les grands-parents, déçus par l’attitude de leurs enfants, que le jeune ménage, déchiré entre ses aspirations à la consommation et son souci de respecter les valeurs dans lesquelles il a été éduqué.

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8Cette mauvaise conscience n’a pas disparu des sociétés occidentales, qui aiment rappeler les valeurs de solidarité autour desquelles elles se sont constituées. Toutefois, le contexte individué ne favorise plus le partage de cette prise en charge, plus facile dans une maison où cohabitaient trois générations. De fait, cette tâche incombe souvent à une seule personne, en général : la plus apte à s’engager dans cette action, moins par sa disponibilité et sa proximité, que par son tempérament, son sens des responsabilités et son altruisme. Certes, les circonstances réduisent souvent les possibilités d’échapper à cette fonction. Chez un couple âgé, qui vit loin de ses enfants, le conjoint le plus valide, et le plus lucide devra, inévitablement, prendre en charge celui qui perd son autonomie.

9La désignation de l’aidant résulte aussi parfois d’un rapport de force au sein des fratries. Il faut bien que quelqu’un « se dévoue », et cela tombe sur celle ou celui qui aura été, par son histoire personnelle, le plus conditionné pour accepter ce rôle. Il n’est pas nécessairement le plus proche, d’un point de vue familial, ni le plus redevable.

10Dans les milieux bourgeois autrefois, cette tâche incombait souvent aux domestiques.

11C’est encore ainsi que les choses se passent, dans les pays où il n’existe pas de maison de retraite. Au Maghreb, par exemple, certaines familles des classes moyennes s’enorgueillissent d’héberger leurs vieux parents et stigmatisent les occidentaux qui les envoient dans des institutions spécialisées. Pourtant, elles n’hésitent pas à partir en vacances en laissant leurs ascendants seuls avec une bonne, qui n’aura pas forcément à cœur de bien les traiter.

12Dans les pays occidentaux, la prise en charge des dépendants au sein de la famille échoue fréquemment à la personne la plus sensible à leur sort, un altruisme qu’elle exprime aussi au profit de ses autres proches. Dotée d’une personnalité dynamique, souvent encore en activité professionnelle, accomplissant une bonne part du travail domestique, l’aidant – qui est le plus souvent une aidante – a toutes les chances de s’épuiser à la tâche : une fois sur trois, il décède avant la personne aidée ! Il devient donc urgent de mener une réflexion sur son statut, pour le soulager d’une fonction qu’il n’a pas toujours les capacités à assumer. [6]

Notes

  • [1]
    Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.
  • [2]
    Les Bassari du Sénégal à Tambacounda. Une communauté traditionnelle en milieu urbain, de Babacar N’dong (éd. L’harmattan, 2010)
  • [3]
    Palme d’or à Cannes en 1983.
  • [4]
    World Health Organization. Country Cooperation strategy. Federal Republic of Nigeria, 1981.
  • [5]
    Cf. le rapport de l’Unicef, La situation des enfants dans le monde. Les enfants handicapés, 2013.
  • [6]
    « Relations familiales et sociales chez les personnes âgées au Maroc », d’Abdessamad Dialmy, in Les personnes âgées au Maroc : profil, santé et rapports sociaux, analyse des résultats de l’Enquête nationale sur les personnes âgées (ENPA 2006), Haut Commissariat au plan, Centre d’études et de recherches démographiques (CERED), 2009.
Jacques Barou
Chercheur au laboratoire Pacte, à Grenoble (CNRS).
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/01/2016
https://doi.org/10.3917/epar.617.0034
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