CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Soutenir un proche n’ayant pas les capacités de s’assumer seul au quotidien peut sembler dans l’ordre des choses.

2 Mais cette apparente évidence ne doit pas faire oublier l’ampleur des difficultés que ces aidants familiaux rencontrent, pas plus que l’insuffisance de soutien qui leur est alloué.

3 « Je n’oublierai jamais ce jour où un monsieur est venu se présenter à nous pour nous annoncer que sa femme et lui avaient décidé d’en finir le week-end suivant », raconte Pascal Jannot, président fondateur de la Maison des Aidants-Aidants en mouvement, à Bergerac (24). « Il nous a expliqué qu’il accompagnait son épouse souffrant d’une sclérose en plaques depuis plus de vingt ans. Il assumait pour elle tous les actes de la vie quotidienne et la plupart des soins médicaux, tout en continuant son activité professionnelle. Il était au bout du rouleau, et prêt à se donner la mort. Nous avons heureusement pu l’en dissuader en l’aidant à obtenir des soutiens », poursuit-il. En France, plusieurs millions de personnes [1] prennent en charge un proche qui ne peut vivre de manière autonome : enfant handicapé, conjoint malade ou parent âgé dépendant. On les appelle les aidants proches ou les aidants familiaux, afin de les distinguer des aidants professionnels.

4 S’il semble difficile de cerner cette population, au moins sur le plan statistique, c’est en partie parce qu’eux-mêmes ne se considèrent pas toujours comme tels. « Pour certains, être qualifiés d’aidants revient presque à subir une insulte. En tout cas, ils le vivent comme une violence car, dans leur esprit, ce qu’ils accomplissent est naturel », remarque Jean Bouisson, professeur émérite de psychologie clinique et psychopathologie à l’université de Bordeaux (33) [2]. Accompagner celui ou celle avec qui on s’est promis de vieillir, pour le meilleur et pour le pire, prendre soin de son enfant touché par un handicap ou s’occuper de ses parents vieillissants représente à leurs yeux une évidence, un devoir moral. Pourquoi devraient-ils être étiquetés aidants pour cela ? « Ils se reconnaissent d’autant moins dans ce vocable – qui véhicule un côté un peu victimaire – que, dans les premiers temps, leur mission les valorise. Ils se sentent utiles, voire même indispensables », décrit Nathalie Quaeybeur, responsable de la Maisons des aidants métropole Lille-métropole Roubaix Tourcoing (59).

Perte d’identité et solitude

5 Mais, au fil des mois et des années, cette relation d’aide qui, selon les cas, prend de quelques heures par jour à la totalité des vingt-quatre heures, finit souvent par les dévorer. « Envahi par toutes les tâches qu’il doit assumer, l’aidant peut en arriver à perdre son identité propre, explique Jean Bouisson. Il n’existe que pour le malade et plus pour lui-même, se retire de toute vie sociale, met parfois en péril sa vie conjugale, s’absente régulièrement de son travail, car il ne peut pas faire face à tout, ne se préoccupe plus de lui, et néglige son propre suivi médical. » Une étude menée en 2010 par la Haute Autorité de santé sur les aidants de proches atteints de maladies dégénératives met en évidence qu’ils sont plus souvent sujets que la population générale au stress, à la dépression, aux troubles du sommeil et à l’épuisement. Un tiers des aidants d’un conjoint âgé décèdent d’ailleurs avant la personne qu’ils soutiennent.

6 Par ailleurs, beaucoup ont l’impression de se débattre dans un assourdissant silence et une terrible incompréhension. Églantine Éméyé, journaliste et animatrice télé, maman d’un petit Samy polyhandicapé âgé de 10 ans, aujourd’hui pris en charge dans un hôpital spécialisé, en a fait la douloureuse expérience [3]. « Quand les gens autour de moi, avec les meilleures intentions du monde, me conseillaient de m’occuper de moi, j’avais envie de hurler ! Allaient-ils venir chez moi, ne serait-ce qu’une heure, pour garder Samy, et que je puisse me libérer ? Évidemment non, personne n’y pense ! », s’exclame-t-elle. Même constat chez Chantal Carpentier qui, pendant quatre ans, s’est occupée à domicile de son mari atteint de la maladie d’Alzheimer, désormais en institution. « Mon entourage proche ne comprenait absolument pas ce que je vivais. Mon mari était capable de donner le change, et il fallait rester avec lui un certain temps pour comprendre l’étendue de ses troubles. La même histoire racontée trente fois dans la journée, ses refus parfois violents de faire sa toilette, ses problèmes d’incontinence qui me bouleversaient, sa personnalité métamorphosée, les plaies qu’il fallait quotidiennement panser parce qu’il se grattait au sang, mon corps douloureux de soulever cet homme de 125 kilos. Comment parler de cela aux autres ? », confie-t-elle.

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© Juliette Baily

7 Un tel sentiment de solitude et d’impasse peut parfois conduire à de tristes extrémités. De sordides faits divers sont là pour nous en témoigner, comme cette mère jugée en septembre dernier pour le meurtre de sa fille lourdement handicapée, et condamnée à cinq ans de prison avec sursis. Heureusement, ces cas restent rares, mais la maltraitance peut à tout instant surgir. « Quand j’étais épuisée et excédée, que je devais répéter la même chose à mon mari pour la cinquantième fois, il m’est arrivé de m’énerver contre lui. Et là, quand j’ai vu sa réaction, à quel point il était déstabilisé, j’ai compris que c’était une forme de violence envers lui », livre Chantal Carpentier.

Ils accusent

8 Par ailleurs, les aidants ne se sentent pas soutenus par les pouvoirs publics à la mesure des difficultés rencontrées. « Soyons très clairs, les carences des politiques publiques expliquent que les aidants soient autant sollicités, jusqu’au bout de leurs forces », juge Christel Prado, présidente de l’Unapei [4]. « La seule solution que les gouvernements successifs proposent aux mères, c’est d’arrêter de travailler pour s’occuper de leur enfant handicapé. Elles se retrouvent alors en situation de dépendance économique vis-à-vis de leur conjoint, et hypothèquent gravement leur future retraite. Notre société n’a toujours pas digéré l’émancipation des femmes ! », glisse-t-elle, mordante.

9 De fait, plus de la moitié des aidants (57%) sont des aidantes [5]. Et, malgré le vote d’une loi en 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », 13000 enfants en situation de handicap sont actuellement sans solution éducative, à la charge entière de leurs parents [6]. « Nos interlocuteurs au sein de l’administration n’ont souvent pas la moindre idée de notre réalité quotidienne, dénonce Églantine Éméyé. Les rares solutions de prise en charge sont déconnectées de nos besoins, en tout cas trop ponctuelles. Les parents d’enfants “normaux” peuvent laisser leur enfant à l’école de 8 heures le matin à 18 heures le soir, avec le système de garderie. Nous, c’est seulement quelques heures par-ci par là, et encore ! Alors que nous aurions plus que d’autres besoin d’être soutenus dans notre parentalité complexe, nous sommes abandonnés à nous-mêmes. »

Des lieux ressources

10 Il serait pourtant injuste d’affirmer que les pouvoirs publics ne se préoccupent pas du sort des aidants. Depuis peu, ils ont pris conscience de la charge qui pèse sur eux et des services énormes qu’ils rendent à la nation [7]. D’où un certain nombre de dispositifs mis en place pour les soutenir, notamment des plateformes d’accompagnement et de répit, gérées par les Agences régionales de santé (ARS). Il en existe 139 sur tout le territoire. Elles s’adressent à tous les aidants de personnes de plus de 60 ans en perte d’autonomie, ainsi qu’aux aidants de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée, sans âge minimum. Certes, cela ne concerne pas l’ensemble des aidants, mais sans doute plus de la moitié. « Autrefois, les aidants se répartissaient entre 50 % dans le champ du handicap et 50 % dans celui de la gérontologie, remarque Pascal Jannot. Mais, avec le vieillissement de la population, nous en sommes probablement aujourd’hui à 40 % pour le handicap et 60 % pour la gérontologie. »

11 « La Maison des aidants de Lille m’a sauvée, sans eux je n’aurais jamais tenu le coup ! », déclare sans ambages Chantal Carpentier. Alors qu’elle était épuisée et dépressive, son médecin généraliste lui parle de ce lieu [8]. « Au début, je suis passée devant sans oser entrer. Je ressentais une forme de gêne à venir me plaindre alors que mon mari, lui, souffrait de la maladie d’Alzheimer », raconte-t-elle. Et puis un jour, elle a pourtant poussé la porte… « Depuis, je m’y rends plusieurs fois par semaine ! J’ai reçu un soutien inestimable de la part de toute l’équipe. D’abord, des informations précises pour connaître mes droits et les aides que je pouvais recevoir à domicile. Ensuite, une formation sur la maladie d’Alzheimer, pour mieux comprendre les réactions de mon mari, et adopter les bonnes attitudes avec lui. J’ai aussi participé à des groupes de paroles, où j’ai pu exprimer mon découragement, parfois mon ras-le-bol, avec des gens qui me comprenaient, car ils vivaient la même chose. Enfin, grâce aux entretiens avec une psychologue, j’ai pu accepter l’idée de “placer” mon mari dans une institution. Sans elle, je n’aurais jamais pris le recul nécessaire, et admis que cette solution était la meilleure, pour lui comme pour moi, que je ne le trahissais pas en prenant cette décision », avoue-t-elle. Au-delà de ce soutien très ciblé sur la maladie, la Maison des aidants de Lille propose aussi des activités de loisirs et de resocialisation : cours de Qi gong ou de chant choral, sorties organisées au musée ou au restaurant, où aidant et aidé peuvent venir ensemble, et même petits voyages. « Si l’aidant n’a trouvé personne pour s’occuper de son proche pendant qu’il participe à nos activités, il peut venir avec lui, notre personnel prendra soin de lui », insiste Nathalie Quaeybeur.

Des aspects positifs aussi

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L’aidant qui accomplit sa fonction dans des conditions relativement sereines – parce qu’il est bien entouré ou qu’il a les moyens de payer des aides à domicile, ou des temps en accueil de jour pour son proche – peut tirer certains bénéfices de cette aventure humaine. « Le fait de rester loyal à son conjoint, à son enfant ou à son parent, de tenir son engagement envers lui ne peut que renforcer l’estime de soi, décrypte Michel Billé, sociologue, spécialiste du vieillissement et du handicap1 . Ce qu’il accomplit suscite l’admiration, et il peut en être fier ! » Sans compter que la fréquentation quotidienne d’une personne malade ou handicapée qui, souvent, souffre de son état, incite à la réflexion. « Émergent alors de véritables interrogations existentielles, philosophiques et même métaphysiques, poursuit-il. Quel est le sens de la maladie, du handicap ? La maladie, la perte de mémoire attentent-elles à la dignité de la personne ? Quelle fin de vie espérer pour elle ? Et moi, comment souhaiterais-je mourir ? Des questions qui permettent d’avancer. » Et donnent aux aidants une longueur d’avance sur tous les autres.
(1) Auteur de nombreux ouvrages, dont La société malade d’Alzheimer (éd. érès, 2014).
I. G.

La piste du sur-mesure

12 Malheureusement, du fait d’un déficit d’information et de communication au niveau national, ces structures sont très peu connues par le public concerné et, plus ennuyeux encore, par les médecins traitants. Résultat, elles ne remplissent pas pleinement leur fonction. De plus, tous les aidants ne sont pas prêts à accepter ce soutien. « Certains considèrent l’idée du répit comme scandaleuse, et n’osent pas se l’offrir, estimant que leur enfant, leur conjoint, ou leur parent n’en a pas, que sa maladie ne le laisse pas en paix », constate Jean Bouisson. Selon l’universitaire, pour convaincre un aidant de se laisser aider et d’accepter des solutions réellement adaptées à ses besoins, il faut opter pour une approche à la fois respectueuse, empathique et pragmatique. « Nous aurions besoin de professionnels de terrain qui se rendent chez les aidants pour évaluer leurs vraies nécessités dans leur contexte de vie, dans leur relation spécifique avec la personne aidée, dans leur environnement, soutenant ou non. Ces mêmes professionnels pourraient ensuite faire des suggestions adaptées, et coordonner les différentes interventions. Ainsi, l’aidant ne se sentirait pas persécuté par toutes les personnes qui défilent chez lui quotidiennement (kinésithérapeute, infirmier, ergothérapeute, aide-ménagère, orthophoniste, etc.) et lui font souvent des demandes contradictoires », décrit Jean Bouisson. C’est dans cette optique qu’il a créé à l’université de Bordeaux la première licence professionnelle préparant à un nouveau métier : technicien coordinateur de l’aide psychosociale à l’aidant (TC-APSA) [9]. Depuis sa création en 2009, cette filière a formé une quinzaine d’étudiants par an. Une initiative qui mériterait d’être dupliquée ailleurs en France.

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© Juliette Baily

« Combien y a-t-il de médecins dans la salle ? »

À la Biennale des aidants, organisée le 10 décembre par l’Association française des aidants1, trois mains se lèvent suite à la question, un brin provocatrice, de l’intervenant Boris Bienvenu, médecin au CHU de Caen (14). L’absence de médecins dans ce colloque est révélatrice de l’insuffisant travail en réseau autour de la question des aidants. Réserver un temps à l’aidant, qui vient avec son proche en consultation, suppose d’imaginer la médecine autrement, non pas à l’acte, axée sur la consultation individuelle, mais de parcours, en lien avec les travailleurs sociaux, par exemple. Les médecins doivent également être formés sur les dispositifs d’accompagnement pour les aidants, pour pouvoir communiquer les informations. Un soutien dont les aidants ont grandement besoin : 29 % d’entre eux se sentent anxieux et stressés, 48 % déclarent une maladie chronique, et 25 % ressentent une fatigue physique et morale2. Des chiffres impressionnants.
(1) Lire p. 36 sur la Biennale des aidants.
(2) Cf. la brochure Aidants : et votre santé, si on en parlait ?, de l’Association française des aidants.
Léonore Nielsen

13 Des idées, les spécialistes du secteur n’en manquent pas. La Maison des aidants de Lille a, par exemple, le projet de développer une plateforme numérique pour mettre en contact des bénévoles désireux de donner un peu de leur temps, et des aidants en demande. Elle travaille également à l’organisation d’un réseau de familles d’accueil qui pourraient recevoir, de manière temporaire, des malades atteints de troubles cognitifs. L’association lilloise « Avec nos proches » a, de son côté, créé un numéro d’appel [10], pour mettre en relation les aidants avec un autre aidant, un « parrain » ou une « marraine » qui l’écoute, et le conseille. Et on ne compte plus les associations de parents d’enfants handicapés ayant fondé leurs propres écoles ou lieux d’accueil, financées par le mécénat, ou les collectes d’argent auprès du grand public.

14 Au fond, ce sont les deniers publics qui manquent pour améliorer réellement le sort des aidants, et des dispositions législatives adaptées. « En France, nous ne pouvons pas pratiquer le vrai baluchonnage, par exemple, comme au Canada ou en Belgique : ce système où une personne s’installe chez le malade plusieurs jours, pour relayer l’aidant s’il a besoin d’être hospitalisé, ou s’il part en vacances, note Nathalie Quaeybeur. Notre droit du travail interdit d’employer du personnel 24 heures sur 24 plusieurs jours d’affilée. Il faut donc prévoir plusieurs professionnels qui alternent régulièrement, ce qui est trop perturbant pour le malade. »

15 Malgré l’ingéniosité des acteurs de terrain et leur bonne volonté, rien ne sera possible sans une implication plus soutenue des pouvoirs publics. Nous sommes face à un choix de société crucial. « À nous, qui sommes concernés, de peser dans la balance en militant dans des associations représentatives, qui se battent auprès des politiques pour faire avancer le droit et bouger les lignes », avance Christel Prado de l’Unapei. Une invitation à s’engager.

Notes

  • [1]
    Une enquête de l’Insee et de la Drees de 2008 (« Handicap-Santé »), avance le chiffre de 8,3 millions d’aidants. Une étude d’octobre 2015 Fondation April/BVA (« Baromètre des aidants 2015 ») parle de 11 millions. Ce décomptage, récent, correspond sans doute davantage à la réalité, ne serait-ce qu’en raison du vieillissement de la population.
  • [2]
    Il a dirigé avec Hélène Amieva l’ouvrage L’aide aux aidants. À l’aide ! (éd. In Press, 2015).
  • [3]
    Elle a écrit à ce sujet Le voleur de brosses à dents (éd. Robert Laffont, 2015).
  • [4]
    Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés.
  • [5]
    Étude HSM/HSA, Drees, 2008.
  • [6]
    Certaines familles sont obligées de se tourner vers la Belgique pour une prise en charge de leur enfant. Cf. Les exilés mentaux. Un scandale français, de Jeanne Auber (éd. Bayard, 2014).
  • [7]
    Lire l’entretien avec le sociologue Serge Guérin, p. 24.
  • [8]
    Lire le reportage sur la Maison des aidants de Nantes, p. 26.
  • [9]
    Lire l’article sur cette licence professionnelle, p. 14 du n° 614 de L’École des parents.
  • [10]
    Tél. : 01 84 72 94 72.

À lire

  • « Être aidant familial aujourd’hui », numéro spécial de la revue Réalités familiales de l’UNAF (Union nationale des associations familiales), n°106-107, 2014.
  • Vivre avec une personne atteinte de démence, de Dave Pulsford et Rachel Thompson (éd. De Boeck supérieur, 2015).
  • Accompagner un parent dépendant, de Jean-Yves Revault (éd. Jouvence, 2015).
  • Manifeste pour l’âge et la vie ; réenchanter la vieillesse, de Michel Billé, Christian Gallopin et José Polard (éd. érès, 2012).
  • Qu’allons-nous faire de vous ?, de Marie et Édouard de Hennezel (éd. Carnets Nord, 2011).
Isabelle Gravillon
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/01/2016
https://doi.org/10.3917/epar.617.0019
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