1Les contes du monde entier racontent l’histoire d’orphelins maltraités par la nouvelle femme de leur père, sans que celui-ci n’intervienne.
2Dans les expressions populaires, la veuve et l’orphelin sont souvent associés. Privés de protecteur par la disparition du père, ils suscitent la compassion et font l’objet d’un appel à la prise en charge de la part des autorités morales qui définissent les valeurs des sociétés existantes. La protection de ce couple vulnérable apparaît comme une tâche noble digne de Dieu, présenté dans la Bible comme « le père des orphelins, le défenseur des veuves [1] ». De ce fait, il est interdit d’opprimer ces deux êtres associés dans leur malheur à d’autres catégories fragilisées. « N’opprimez pas la veuve et l’orphelin, l’étranger et le pauvre », ordonne le livre de Zacharie [2].
3Dans des sociétés patriarcales comme l’étaient celles du Proche-Orient à l’époque biblique, la famille était tout et l’individu n’était rien. Sans la présence de la famille, pas de protection possible. La veuve et l’orphelin sont aussi vulnérables que celui qui est isolé par son origine, ou que celui qui est à la marge, par sa pauvreté matérielle. Différentes pratiques se sont mises en place pour assurer la protection de ces catégories exposées à la maltraitance : charité envers le pauvre, hospitalité offerte à l’étranger. Dans le cas de la veuve et l’orphelin, la forme de protection la plus répandue semble être le lévirat. En cas de décès d’un homme marié et père de famille, l’un de ses frères doit épouser sa veuve, et prendre en charge ses orphelins.
Vrai et faux lévirat
4Le « vrai lévirat » pratiqué chez les Hébreux et mentionné dans la Bible [3] est encore en usage aujourd’hui chez certains peuples d’Afrique subsaharienne, comme les Nuers, et les Zoulous. Il oblige une veuve qui n’a pas eu d’enfants avec son défunt mari à cohabiter avec l’un des frères de celui-ci, jusqu’à se retrouver enceinte. Cette pratique appelée « mariage fantôme » par l’ethnologue Evans-Pritchard qui l’a étudié chez les Nuers du Soudan [4] vise moins à protéger la femme, qu’à donner à l’homme décédé une descendance post-mortem pour la perpétuation du lignage et la continuité du culte des ancêtres. Les enfants de la veuve sont considérés comme les enfants du mari mort.
5Le « faux lévirat », directement lié au souci de protection des veuves et des orphelins est beaucoup plus répandu, et encore très pratiqué dans les sociétés qui tolèrent la polygamie. Dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, les frères du décédé, déjà mariés ou encore célibataires, doivent se partager ses veuves et ses enfants, afin d’assurer aux premières un statut respectable par le remariage, et aux seconds une tutelle et une éducation. Cette pratique existe aussi dans le monde arabe et turc, mais les théologiens musulmans ne s’accordent pas quant à sa conformité aux lois de l’Islam. Quoiqu’il en soit, les orphelins qui se retrouvent sous l’autorité d’un homme imposé par la coutume ne parviennent pas toujours à établir avec lui des relations satisfaisantes. Le nouveau mari de leur mère peut aussi ne pas être particulièrement heureux de se voir imposer une charge supplémentaire, et traiter plus ou moins bien ces enfants dont il a hérité. Un certain nombre d’anecdotes et d’allusions circulent à propos des méfaits que ces familles recomposées par obligation sociale peuvent produire sur le développement psychique des enfants dont l’oncle devient le père. Le cas le plus célèbre serait celui du dictateur irakien Saddam Hussein, qui aurait été élevé après le décès de son père par un oncle maltraitant [5]. Dans plusieurs pays où cette coutume existe, elle est d’ailleurs remise en cause ou tout au moins atténuée par l’obligation de s’assurer du consentement de la veuve et de son beau-frère.
Une empathie universelle
6Être orphelin de mère semble produire des effets plus dramatiques qu’être orphelin de père, si l’on en croit la littérature populaire où les personnages d’orphelins les plus malheureux sont souvent des enfants privés de mère, maltraités par la nouvelle épouse de leur père. En Afrique, le sororat, équivalent féminin du lévirat, oblige un veuf à épouser une des sœurs cadettes de son épouse décédée. Cette pratique est toutefois difficile à mettre en œuvre dans la mesure où les jeunes femmes célibataires sont souvent promises de longue date à un homme agréé par leur famille et où un veuf est parfois déjà polygame, ce qui le dispense de chercher une nouvelle épouse.
7Les orphelins de mère peuvent se retrouver dans des situations éprouvantes, confrontés à une « marâtre » qui leur préfère de façon éhontée ses propres enfants. Ces cas, qui incitent à la compassion, sont très répandus dans la littérature populaire, qu’il s’agisse de contes destinés aux enfants ou de récits de fiction pour les adultes. Les travaux sur les contes et traditions orales, menés à travers le monde depuis le XIXe siècle par les folkloristes et puis les ethnologues montrent l’universalité de la figure de l’orphelin de mère maltraité, exploité ou menacé de mort par la nouvelle femme de son père, sans que celui-ci s’en aperçoive ou daigne intervenir. Claude Lévi-Strauss a recueilli auprès des Amérindiens de l’Amazonie brésilienne un conte dont la structure évoque celle de Cendrillon [6]. Le héros est un jeune garçon qui subit les mêmes méfaits de la part d’une marâtre et finit par lui échapper grâce à une rencontre heureuse.
8Un conte intitulé « La vache des orphelins », recueilli en Kabylie [7], a été retrouvé dans des formes voisines chez diverses populations d’Afrique subsaharienne : Moundangs du Tchad, Touaregs du Niger, Anyuaks du Sud Soudan. Il met en scène une mère qui, avant de mourir, offre à ses enfants une vache pour les nourrir. Le père se remarie à une femme qui tente d’affamer les orphelins en incitant son mari à vendre la vache ou à la tuer. Les orphelins n’ont alors d’autre issue que de s’enfuir pour trouver de quoi subsister dans la nature. Après bien des péripéties, ils sont finalement sauvés.
9Ce qui est remarquable dans tous ces contes, c’est l’absence du père, qui n’intervient jamais pour protéger ses enfants et se laisse manipuler. Dans le conte précédent, la vache symbolise l’image de la mère nourricière, qui s’interpose entre le père et sa nouvelle épouse. Par-delà la mort, la mère continue de nourrir ses enfants qui embellissent et croissent mieux que ceux de la marâtre, renforçant ainsi sa jalousie. Ces récits, très riches sur le plan symbolique, témoignent de l’empathie universelle que suscitent les orphelins de mère. La perte de la mère ouvre la porte à une série de malheurs dont ils finissent par être délivrés par une intervention extérieure. La rencontre avec un personnage aussi puissant que bienveillant, prince, roi ou bon magicien évoque l’intervention de Dieu, « père des orphelins ». Dans Les Misérables de Victor Hugo, Cosette est sauvée des griffes des Thénardier par l’arrivée de Jean Valjean, homme généreux et puissant.

10La structure et le sens des contes sont bien différents quand c’est le père qui meurt. Souvent, on ne parle pas de la mère, probablement disparue depuis longtemps et les enfants ne sont pas maltraités. Ils forgent leur destin tout seuls, faisant preuve d’astuce, de courage et d’esprit d’initiative. Si leurs tribulations se terminent bien, ils ne le doivent qu’à eux-mêmes. Ainsi le héros de Dickens, Oliver Twist, abandonné par son père et orphelin de mère, s’échappe de l’orphelinat, puis de la maison du croque-mort à qui on l’a confié, intègre une bande de malfrats qu’il quitte et fait arrêter par la police.
11Cette propension des orphelins à la réussite individuelle n’est pas que de l’ordre de la fiction. Dans les années 1970, le psychologue américain Martin Eisenstadt a examiné la biographie de 573 figures célèbres du monde de la politique, de la science, de la littérature ou des arts [8]. Et constaté qu’une importante proportion d’entre eux étaient devenus orphelins en moyenne à l’âge de 13 ans, et très majoritairement orphelins de père. La disparition du « protecteur » inciterait-elle à compter avant tout sur soi-même, pour faire face aux dangers et aux opportunités de la vie ? Elle serait, selon l’auteur, « le tremplin d’une immense énergie compensatoire ».
12Les représentations et le destin même des orphelins varient donc beaucoup en fonction des circonstances et des sociétés dans lesquelles ils se trouvent.
Notes
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[1]
Psaume 68, verset 5.
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[2]
Chap. 7, verset 10.
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[3]
Deutéronome, chap. 25, Versets 5-10.
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[4]
Parenté et mariage chez les Nuer (éd. Payot, 1973).
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[5]
Cf. Le vrai Saddam Hussein, de Said K. Aburish (éd. Saint-Simon, 2003).
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[6]
Cf. Anthropologie structurale, (éd. Plon, 1958).
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[7]
Le grain magique, de Taos Amrouche (éd. La Découverte, 2007).
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[8]
The Talent Code : Greatness Isn’t Born. It’s Grown. Here’s How, de Daniel Coyle (éd. Bantam, 2009).