1DANS LES SÉPARATIONS TRÈS CONFLICTUELLES, IL ARRIVE QU’UN ENFANT REJETTE UN PARENT ET REFUSE DE LUI RENDRE VISITE. EST-IL – OU NON – MANIPULÉ PAR SON AUTRE PARENT ? LE CONCEPT D’ALIÉNATION PARENTALE NE FAIT PAS L’UNANIMITÉ. POINT DE VUE ÉCLAIRÉ DE BENOIT BASTARD, SOCIOLOGUE.
2Pourquoi l’aliénation parentale est-elle devenue une arme dans les séparations conflictuelles ?
3Les enfants sont une charge et une responsabilité pour leurs parents, en même temps qu’une satisfaction et un prolongement narcissique d’eux-mêmes. Mais ils représentent aussi des ressources, voire des armes, qui peuvent être utilisées dans les séparations conflictuelles. Lorsque l’on divorçait autrefois, il était admis que la femme prenne en charge les enfants (comme elle l’avait toujours fait), et que l’homme reste à distance. L’aspiration à l’égalité et à l’indifférenciation des rôles parentaux fait qu’aujourd’hui les hommes revendiquent un accès égal à leurs enfants. Les femmes qui cherchent à les en empêcher sont fortement stigmatisées. L’émergence de « l’aliénation parentale » est un effet de cette situation : des parents – des mères surtout –, cherchent à s’assurer un accès privilégié aux enfants qui, au-delà de l’exercice du maternel, peut revêtir une dimension d’emprise. La dénonciation de cette situation par le parent écarté, et par des spécialistes, a conduit à l’élaboration de cette nouvelle notion.
4La gestion des conflits conjugaux répond-elle à des « modes » ?
5Le conflit conjugal emprunte des formes qui se renouvellent constamment. Depuis l’introduction du divorce par consentement mutuel en 1975, le travail du législateur et des juges a consisté, avec succès, à pacifier les séparations : la justice se désintéresse des motifs de la rupture, et le divorce pour faute a reculé (en dehors des cas de violence conjugale). Cependant, la grande conflictualité n’a pas disparu, et continue d’exploiter les questions de parentalité. On pense, notamment, aux accusations d’abus sexuels : une « bombe atomique » dans une société, où les tabous concernant l’enfance sont les plus forts. De telles allégations se raréfient, les juges aux affaires familiales se montrant intransigeants à l’égard des parents qui les utiliseraient à mauvais escient. L’apparition du syndrome d’aliénation parentale (SAP) a ouvert une nouvelle option pour des parents en grand conflit. D’autres accusations sont apparues récemment, comme la dénonciation de l’intégrisme, et de la radicalisation d’un parent.
L’aliénation parentale en question
Si certains parents, toxiques, manipulent réellement leur enfant, et si d’autres, rejetés, se révèlent véritablement maltraitants, l’immense majorité des situations se situe entre ces deux extrêmes. La réalité, plus complexe, ne peut se réduire à une analyse aussi simpliste, et il y a mille raisons pour lesquelles un enfant refuse de voir son parent. L’aliénation parentale est devenue une arme de guerre dans les mains de parents en conflit, au même titre que l’allégation d’abus sexuel. Un concept qui nécessite, donc, un certain recul.
6Comment expliquer le succès de ce concept, auprès des parents et des professionnels ?
7Certains intervenants du champ médico-judiciaire ont voulu faire de l’aliénation parentale un « syndrome » une manière d’objectiver et de « médicaliser » les situations, pour imposer des solutions qui, en relevant de l’expertise psychiatrique, échappaient à la justice. Si cette option n’est plus à l’ordre du jour, reste que certaines situations, très rares, ressemblent peu ou prou à ce que décrivent les tenants de l’aliénation parentale… On les observe dans les espaces de rencontre, les lieux où des parents en difficulté rencontrent leurs enfants. On y constate, occasionnellement, que ces derniers sont « pris » dans le discours du parent hébergeant et développent, d’une manière apparemment autonome, un point de vue hostile à l’autre parent. Classer de telles situations, dès lors qu’elles existent, même marginalement, dans une « catégorie » revient à les faire exister comme une forme particulière et pathologique des relations enfants-parents après la séparation. C’est ainsi que l’aliénation parentale a été « mise à la disposition » des parents et des professionnels, psychologues ou juges, qui peuvent s’en servir, y compris à des fins qui dépassent largement le traitement des situations concernées, pour donner une représentation idéologique des rôles masculin et féminin.
8Le nombre d’accusations d’aliénation parentale est-il important en France ?
9Il n’existe pas d’étude à ce sujet, à ma connaissance. L’enquête approfondie des sociologues du collectif Onze, qui porte sur de très nombreuses décisions de divorce, n’en parle pas [1]. Heureusement, plus de 90 % des décisions relatives à la prise en charge des enfants ne sont pas conflictuelles. Ces situations sont très marginales, même si leur impact médiatique est grand, et si les préoccupations qu’elles génèrent pour les personnes concernées sont justifiées. Ne leur accordons pas une portée qui dépasse leur importance réelle, ce que cherchent à faire les promoteurs de cette notion.
10Les accusations d’aliénation parentale sont-elles plutôt justifiées, ou plutôt diffamatoires ?
11Il est impossible de répondre à cette question, en l’absence d’études précises. À titre de comparaison, on sait que beaucoup d’allégations d’abus sexuels sont fausses ou très exagérées, mais pas toutes. Les professionnels sont pris entre des principes contradictoires : la protection des enfants, bien sûr, mais aussi la présomption d’innocence. L’aliénation parentale pose les mêmes problèmes : il est inacceptable qu’un enfant devienne la « chose » d’un de ses parents, mais la manipulation du parent qui accuse l’autre d’aliénation parentale est tout aussi redoutable. Comment éviter de passer à côté de la vérité ? Difficile, pour les intervenants, de décider.
12Que dit l’aliénation parentale des modalités actuelles du divorce ?
13L’émergence de l’aliénation parentale et son relatif insuccès sur la scène judiciaire française sont révélateurs de l’évolution des modalités de gestion des ruptures. La tension est forte aujourd’hui entre, d’une part, l’impératif de la pacification du divorce, qui va de pair avec sa privatisation – c’est aux partenaires de régler leur relation au mieux, dans l’intérêt des enfants – et, d’autre part, la persistance de conflits qui s’expriment dans le champ de la parentalité, et prennent la forme d’actions extrêmes, provenant souvent de pères en grande détresse : ceux qui montent sur les grues ou, pire, qui en viennent à tuer femme et enfants. La pression en faveur du consensus est si forte que les professionnels, sauf exception, sont mal « équipés » pour faire face à ces situations conflictuelles.
14Que dit-elle du fonctionnement antérieur de la famille ?
15La séparation conjugale, contrairement à ce que l’on imagine, ne constitue pas une rupture par rapport aux relations préexistantes au sein du couple. La majorité des conjoints fonctionnent avec des contrats tant que dure leur union, et les prolongent après, en assurant la circulation des enfants. Les autres, déjà peu enclins à négocier du temps de leur vie commune, sont incapables de mettre un terme à leurs relations, et les poursuivent sur un mode conflictuel. C’est parmi eux que se trouvent les parents aliénants et aliénés.
16Pourquoi ce concept soulève-t-il autant de débats ?
17Il s’inscrit, plus largement, dans les luttes caricaturales qui opposent des groupes censés représenter le point de vue des hommes, et celui des femmes. Ses utilisateurs, des hommes la plupart du temps, stigmatisent la toute-puissance des mères dans la vie et l’éducation de l’enfant. De l’autre côté, on rétorque que l’aliénation parentale peut être le fait du père, ou qu’il s’agit d’une « machine de guerre » misogyne. De fait, elle peut apparaître comme une réaction face à cette autre machine de guerre, que constitue parfois la violence conjugale, lorsqu’elle est brandie d’une manière univoque, qui consiste à affirmer que seuls les hommes sont violents, avec une dimension exclusivement physique et sexuelle, et que ce constat nécessite une mise à distance des pères.
18Par chance, l’aliénation parentale, comme d’autres notions ou pratiques, a été importée depuis l’Amérique du Nord avec un temps de retard, ce qui permet, je crois, de mieux la cerner, et d’en limiter l’ampleur et la portée. La force des débats qu’elle suscite s’en trouve dès lors émoussée : il faut y prêter attention, mais ne pas la voir partout.
Notes
-
[1]
Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, du collectif Onze (éd. Odile Jacob, 2013).