1DILIGENTÉS PAR LES JUGES AUX AFFAIRES FAMILIALES POUR ENTENDRE DES ENFANTS DANS LE CADRE DE DIVORCES CONFLICTUELS, LES EXPERTS PSYCHIATRES ET PSYCHOLOGUES PORTENT UNE LOURDE RESPONSABILITÉ. QUI SONT-ILS ? COMMENT TRAVAILLENT-ILS ?
2Lorsqu’un expert psychiatre ou psychologue entre en scène dans le cadre d’une procédure de divorce, c’est toujours sur la requête d’un juge aux affaires familiales (JAF). « Je demandais une expertise psychiatrique quand je suspectais un fonctionnement familial pathologique dans lequel l’enfant semblait pris, ou une maladie psychiatrique chez l’un des membres de la famille, relate Virginie Baffet-Lozano, juge aux affaires familiales entre 2007 et 2010, actuellement vice-procureure au Parquet des mineurs de Toulouse. Dans d’autres cas, je pouvais avoir besoin d’un éclairage plus psychologique que psychiatrique. Notamment pour mieux comprendre la dynamique familiale, cerner les relations d’un enfant avec chacun de ses parents, tenter de débusquer s’il pouvait être empêché, d’une manière ou d’une autre, d’aller vers l’un d’entre eux. »
3L’avis de l’expert ne s’impose pas au juge, il n’est que consultatif. Mais il éclaire le magistrat pour prendre des décisions importantes concernant l’enfant – notamment son lieu de résidence principal, les modalités du droit de visite pour le parent non gardien – avec le maximum d’éléments de connaissances sur le contexte familial, pour rester au plus près de son intérêt. « Bien sûr, nous sommes habilités à entendre nous-mêmes l’enfant, poursuit Virginie Baffet-Lozano. Mais les juges aux affaires familiales ne recevant aucune formation spécifique, nous touchons assez vite nos limites. Personnellement, j’ai pris l’initiative de suivre des formations dans ce domaine, pour apprendre à adapter mon niveau de langage à l’âge de l’enfant, mieux comprendre ses réponses et réactions en fonction de son stade de développement. » Il n’empêche que, dans les cas de séparations éminemment conflictuelles, le recours à un tiers professionnel, pédopsychiatre ou psychologue, se révèle souvent incontournable pour essayer d’y voir plus clair dans les divers reproches, rancœurs et accusations des protagonistes de ce drame familial.
Des questions neutres et précises
4Si chaque psychologue ou psychiatre est libre de choisir son protocole pour réaliser son expertise, la plupart entendent plusieurs fois l’enfant, d’abord seul, puis en présence de chacun de ses parents. « Je convoque toujours les parents le même jour, quitte à les faire attendre dans des pièces séparées, décrit Georges Juttner, pédopsychiatre et psychanalyste, expert près la cour d’appel d’Aix-en-Provence, et agréé par la Cour de cassation [1]. Ainsi, l’enfant ne peut pas imaginer que je n’en verrai qu’un seul, il est sûr que je rencontrerai les deux, qui plus est en sa présence. Cela pose d’emblée un cadre plus objectif. » « En observant l’enfant seul avec chacun de ses parents, hors du regard de l’autre, on peut toucher du doigt la vraie nature de leur relation. Cela tient parfois à des détails, à son langage corporel, par exemple à la manière très tendre dont il se tient sur les genoux des on père, alors qu’en entretien individuel, il avait affirmé ne plus vouloir le voir », note Nicole Prieur, psychologue, qui a mené pendant dix ans des expertises pour des juges aux affaires familiales [2].
Les experts sont-ils fiables ?
5Tout l’enjeu de l’expertise se situe là, dans la capacité de ces spécialistes de la psychologie infantile à ne pas toujours prendre la parole de l’enfant au pied de la lettre, à la resituer dans le contexte des événements douloureux qu’il traverse. Leur difficile mission consiste à essayer de lever les nombreux biais qui peuvent entacher ses propos, notamment en veillant à la façon dont ils s’adressent à lui. « Un enfant a beaucoup de difficulté à mettre en doute la parole d’un adulte. S’il perçoit dans sa question un début de réponse ou un élément suggestif, il va s’y conformer parce qu’il pense que c’est ce que son interlocuteur attend », explique Mélanie Voyer, psychiatre, responsable de la salle d’audition des mineurs du CHU de Poitiers [3], enseignante au sein du diplôme interuniversitaire d’expertise psychiatrique de Poitiers et de Tours [4]. Elle donne l’exemple d’un enfant qui raconte que son père a frappé sa mère. Si on lui demande « C’était déjà arrivé avant ? », il risque fort de répondre oui. En revanche, si la question est formulée de manière neutre et précise : « C’est arrivé une fois ou plusieurs fois ? », l’enfant se sent plus libre d’apporter une réponse correspondant aux faits réels.

Souvenirs faussés
6Parfois aussi, l’enfant ne « ment » pas au sens propre du terme – les psys n’emploient jamais ce terme – mais il peut être la proie de souvenirs faussés. « S’il a été fortement marqué par une scène de violence entre ses parents, quand le couple était au paroxysme de sa crise, l’ensemble de ses souvenirs se trouvent infiltrés par ce vécu, décrypte Georges Juttner. Même si la violence n’est survenue qu’une seule fois, il peut avoir l’impression qu’elle a toujours existé, et porter de fausses allégations de violences conjugales. »
Une expertise peut-elle avoir un effet thérapeutique ?
7« L’enfant dont les parents se séparent voit voler en éclats sa cellule de référence de base, il est attaqué dans ses repères identitaires, confirme Nicole Prieur. Il est confronté à un tel brouhaha psychique que son monde fantasmatique prend parfois le dessus sur le monde objectif, ce qui peut l’amener à avoir une vision biaisée de la réalité. » Il n’est en effet pas rare que cohabitent dans sa mémoire de vrais souvenirs et des productions imaginaires issues de son monde intérieur, représentations mentales de ses émotions, sans rapport avec la réalité perçue.
8Pour autant, il n’est pas question de remettre systématiquement en cause sa parole, sous prétexte d’échapper à une sacralisation excessive. Les fausses allégations de maltraitance ou de violence sexuelle d’un enfant à l’encontre d’un parent demeurent rares, d’ailleurs, « mais sont proportionnellement plus nombreuses dans le cadre de divorces conflictuels », constate Mélanie Voyer.

Influence parentale
9Un enfant peut en effet reprendre à son compte les accusations d’un parent contre l’autre, parce qu’il le sent en souffrance et veut l’aider, ou que l’un d’eux lui en a fait la demande plus ou moins implicite. Cette influence, qui va parfois jusqu’à l’emprise, transparaît très souvent dans les mots choisis par l’enfant. « Je me souviens d’une petite fille qui n’arrivait pas à dire “papa” et parlait de son “géniteur”. J’en ai conclu que sa parole était largement inspirée par celle de sa mère », raconte Virginie Baffet-Lozano. Nicole Prieur, quant à elle, évoque l’emploi révélateur du pronom « on ». « Si un enfant me disait “quand on a divorcé de papa (ou de maman)”, l’identification était claire ! » Souvent aussi, des lapsus trahissent un ascendant un peu trop fort. « Si l’enfant commence une phrase par “papa… heu non, maman me frappe”, mon oreille de psychanalyste est bien sûr alertée. Je me dis que la violence subie ne provient pas forcément du parent que l’enfant dénonce, et qu’elle est probablement plus psychologique que physique », insiste Georges Juttner. Là encore, il est difficile de parler de mensonges. L’enfant est prisonnier d’un conflit de loyauté, dont il ne parvient pas à s’échapper. « Alors qu’il est profondément insécurisé par la séparation de ses parents, souvent en proie à une terrible angoisse d’abandon, comment pourrait-il ne pas rejeter un parent, si l’autre le lui demande ?, analyse Nicole Prieur. Tétanisé à l’idée d’être repoussé par cette figure parentale, s’il la déçoit, l’enfant s’y accroche. Il adopte son point de vue, même si ce dernier va à l’encontre de ses propres désirs, et finit parfois par y croire. »
10Les accusations graves proférées contre l’un des parents, quand elles sont fabulées et fantasmées, obéiraient semble-t-il à des phénomènes de mode, influencés par les thèmes du moment. « Quand j’ai commencé à être expert, il y a quarante ans, tous les “mauvais” pères étaient alcooliques. Puis cela a été l’ère des pères incestueux. Depuis peu, ils sont tous violents conjugaux ! », remarque Georges Juttner. Ce constat ne doit pas conduire à des conclusions hâtives : les mères ne sont pas les seules à régler leurs comptes en instrumentalisant la parole de leur enfant. Les pères, eux aussi, peuvent tomber dans cette dérive. Ils accusent alors leur ex-compagne – en soufflant les mots appropriés à leur enfant – de maltraitance, d’insuffisances éducatives, d’instabilité psychologique [5]. Les griefs potentiels ne manquent pas.
Dilemme…
11Que peut faire l’expert de cette parole enfantine faussée ? Doit-il s’en inspirer au mépris de la vérité, et recommander au juge d’écarter le parent accusé, pour diminuer le niveau de conflictualité ? L’idée maîtresse qui guide ses recommandations reste toujours la même : l’intérêt de l’enfant. « Quand l’enfant manifeste une très forte opposition contre un parent, même si elle a été dictée et nourrie par l’autre, je ne peux que l’entendre, car elle exprime une souffrance, décrit Georges Juttner. Dans les situations très aiguës, je ne recommande pas dans l’immédiat un droit de visite pour le parent rejeté, car il conduirait à une explosion. Je préfère miser sur le temps qui permettra sans doute à l’enfant de se dégager de l’influence qu’il subit. ». Nicole Prieur, elle aussi, ne conseille pas de mettre l’enfant en difficulté, par un avis contraire à ce qu’il exprime. « À un moment donné, nous sommes malheureusement contraints d’entrer dans le jeu du parent manipulateur ! Mais dans le souci de maintenir la double filiation, je préconisais parfois des visites médiatisées entre l’enfant et son parent soi-disant maltraitant, sous le regard de professionnels », insiste-t-elle. Quelles que soient les recommandations de l’expert – qui figurent dans un rapport accessible à toutes les parties – elles suscitent souvent la colère et un sentiment d’injustice, au moins chez le protagoniste qui estime ne pas avoir été entendu…
Notes
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[1]
Auteur de Papa, maman, le juge et moi, Le travail d’un pédopsychiatre expert auprès des tribunaux (éd. Gallimard, 2012).
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[2]
Voir son site : www.parolesdepsy.com
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[3]
Salle dédiée à l’audition des enfants victimes de violences sexuelles et physiques, ou témoins d’actes répréhensibles.
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[4]
Auteure avec Carol Jonas, Jean-Louis Senon et Alexia Delbreil de Méthodologie de l’expertise en psychiatrie (éd. Dunod, 2013)
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[5]
Voir, p. 44, article sur l’aliénation parentale.