CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’ÉCOUTE DE L’ENFANT PARTICIPE DE LA RECONNAISSANCE DE SES DROITS. IGNORÉE SOUS L’ANCIEN RÉGIME, SA PAROLE EST DEVENUE SACRÉE AU XXe SIÈCLE, DANS NOS SOCIÉTÉS OCCIDENTALES, À L’IMAGE DE LA PLACE QU’IL Y OCCUPE.

2L’enfance, étymologiquement, est associée au silence. Le mot vient du latin infans, composé du préfixe in, qui indique la privation, et de fans, issu du verbe fari, « parler ». L’enfant serait donc celui qui ne parle pas. Mais le mot enfant désigne aussi un individu entre la naissance et la puberté, qui apprend à parler. Ce terme semble donc moins caractériser une incapacité à parler qu’à être entendu.

3Dans la société française de l’Ancien Régime, l’enfant n’a pas « voix au chapitre ». Sa parole n’a pas de valeur, ni de statut face à celle des adultes. Il n’est certes pas seul dans ce cas. Les femmes, elles aussi, sont « infantilisées », c’est-à-dire réduites au silence : elles ne s’expriment pas dans la sphère publique, et devront attendre 1944 en France pour pouvoir voter [1]. Dans la société très inégalitaire de l’Ancien Régime, les hommes des couches sociales les plus pauvres n’ont, eux aussi, aucun droit d’expression.

4À l’époque, le silence des enfants s’impose aussi dans le cadre familial. Leur parole, qu’ils soient mineurs ou majeurs, n’a de valeur que celle accordée par leurs parents. Les monarchies absolues, dans un processus d’extension de la référence familiale à l’ensemble de la société, font du souverain le « père » de ses sujets (même s’il est plus jeune qu’eux !). Cette infantilisation symbolique du peuple vise à le priver d’expression, et à le soumettre à la parole du roi comme à celle de l’Église qui, elle aussi, utilise les métaphores familiales pour répandre la parole de Dieu sur ses « enfants ». L’avènement de la démocratie permet aux hommes de toutes conditions d’obtenir le droit de vote, puis, longtemps après, aux femmes. Quant aux enfants, ils sont priés d’attendre leur majorité pour cela.

Pas le droit de parler à table !

5Dans le cadre familial, la parole de l’enfant n’était guère écoutée. Les principes éducatifs, partagés jusqu’au milieu du XXe siècle par de nombreux parents, quelle que soit leur condition sociale, excluaient souvent l’enfant de toute discussion domestique. Le principe selon lequel il n’avait pas le droit de parler à table n’était pas qu’une règle de politesse – aujourd’hui désuète –, il signifiait que l’on refusait de l’entendre dans un moment et un lieu réservé aux adultes, et pendant longtemps aux seuls hommes.

6L’intérêt pour la parole de l’enfant est venu des intervenants extérieurs, dans un contexte souvent juridique et dans une logique interventionniste des institutions au sein des familles. La judiciarisation croissante des relations familiales pour protéger les enfants en cas de soupçons de maltraitance, ou de rupture conjugale, a amené les professionnels impliqués à se préoccuper du point de vue des principaux intéressés.

7Parallèlement, l’amélioration des connaissances dans le domaine de la psychologie de l’enfant, et leur vulgarisation, ont sensibilisé le public à l’écoute de l’enfant, y compris avant qu’il parle. Une sensibilisation renforcée par les travaux de la psychanalyste Françoise Dolto [2], médiatisés grâce à ses émissions de radio, et parfois compris au premier degré par des parents.

8Cette évolution sociologique participe d’une nouvelle vision de l’enfant et d’un nouveau statut donné à sa parole. L’enfant devient objet d’idéalisation, le dernier être pur dont la parole, longtemps ignorée, tend à être sacralisée. Si celle-ci s’exprime dans un contexte conflictuel, ou si elle est confrontée à la parole des adultes, cela donne parfois lieu à des aberrations. Le fiasco judiciaire d’Outreau est l’exemple extrême, mais pas unique, d’une décision de justice absurde et injuste, consécutive à la prise en compte, sans nuances ni examen critique, de la parole des enfants face à celle des adultes, nécessairement mensongère et systématiquement disqualifiée. L’injustice a diamétralement changé de bord. Certes, il y a eu des erreurs individuelles graves de la part des magistrats et des professionnels impliqués, mais une telle décision n’aurait jamais été possible sans ce nouveau contexte sociétal.

Les droits de l’enfant sur le modèle des droits de l’homme

9Il ne s’agit pas de revenir en arrière, ni de décrédibiliser la parole de l’enfant, parce qu’il est susceptible d’être manipulé par les adultes, de mentir ou de fabuler, si son imaginaire l’emporte sur sa perception de la réalité. L’écoute de l’enfant constitue un progrès humain à défendre et à étendre, et se situe dans la logique de la reconnaissance de ses droits.

10On peut toutefois s’interroger sur la manière dont ces droits ont été élaborés. Manifestement, ils sont inspirés des droits de l’homme, or l’enfant n’est pas un adulte miniature. Le philosophe Daniel Calin observe que la Convention internationale des droits de l’enfant (1989) comporte plusieurs articles qui se contentent d’étendre aux enfants des droits acquis de longue date par les adultes : droit à la liberté d’expression, de penser, de conscience et de religion, liberté d’association et de réunion dans les limites du respect de l’ordre public… Il en conclut que cette vision théorique des droits de l’enfant aboutit finalement à l’abolition même de la notion d’enfance [3].

11Donner la parole aux enfants ne leur fait-il pas endosser, parfois, une responsabilité qu’ils ne peuvent assumer ? Que deviennent ceux dont les propos ont eu de lourdes conséquences, quand ils en prennent conscience a posteriori ? Les sociétés occidentales confondent parfois traitement égalitaire et équitable, elles ne tiennent pas compte des spécificités des personnes, ni du poids de la tradition.

L’enfant en Afrique : une parole rarement prise en compte

12De nombreux États ont ratifié la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) sans réaliser que le contexte de leur société ne permettait pas qu’elle soit respectée. En Afrique, elle a d’ailleurs été accompagnée d’une Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant (1990), dont l’objectif était de rendre plus opérants les principes de la Convention, en les adaptant aux réalités du continent. Cette Charte, signée et ratifiée par 41 États sur 55, précise que les mineurs ne peuvent être enrôlés sous les drapeaux, ni prendre part à des hostilités guerrières. Elle interdit les mutilations génitales féminines, et encourage la prise en charge des jeunes filles qui tomberaient enceintes avant la fin de leur scolarité. Elle interdit la mendicité enfantine, et prône des mesures de protection pour les enfants déplacés, suite à des conflits. Cette volonté d’adaptation ne rend pas pour autant cette Charte opérante, surtout dans les pays en guerre, où il n’existe plus d’instance de régulation.

13Dans les pays en paix, elle l’est à peine davantage, même si des progrès peuvent être soulignés çà et là. L’attention accordée à la parole de l’enfant, notamment, est très limitée par les codes sociaux et culturels, et par les lois du pays parfois. L’article 319 du Code de la famille du Congo-Brazzaville, par exemple, dispose que « l’enfant, à tout âge, doit honneur et respect, aide et assistance à ses père et mère, aux collatéraux de ces derniers et à ses autres ascendants »[4]. Les devoirs de l’enfant envers ses aînés ne sont pas en soi contradictoires avec l’exercice de ses droits, mais on voit mal comment sa parole, pour peu que quelqu’un se soucie de l’entendre, pourrait être critique vis-à-vis d’eux.

14En dehors des classes moyennes urbaines, qui ont une conception de la famille proche du modèle européen, la parole de l’enfant n’est jamais prise en compte, même pour des décisions qui le concernent directement : l’enfant peut être confié par ses géniteurs à des familles parentes en mal d’enfants ; le mariage des petites filles être organisé avant leur puberté et accompli sitôt après, pour rapprocher différents lignages ; l’émigration d’un adolescent décidée par le groupe, s’il est jugé capable de réussir, et d’aider les siens. Même si chacun sait que la CIDE interdit aux États signataires d’expulser les mineurs entrés irrégulièrement sur leur territoire…

15La prise en compte de la parole de l’enfant n’intervient que dans des situations de justice délicates, où il est difficile d’évaluer s’il est vraiment victime ou manipulé, comme ce fut le cas récemment avec les accusations de pédophilie envers des militaires français en Centrafrique. Ces accusations sont peut-être fondées, mais le fait qu’elles visent des étrangers explique qu’elles soient entendues par les autorités locales : elles ne remettent pas en cause la domination traditionnelle des adultes sur les enfants, ni le statut d’enfant « muet ».

16La reconnaissance de l’enfant comme un individu doté de droits et porteur d’une parole qui mérite d’être entendue se produira inévitablement en Afrique, dans un avenir plus ou moins lointain. Mais elle sera plus le résultat de l’évolution des sociétés locales, que de l’action du droit international.

Notes

  • [1]
    La Nouvelle-Zélande est le premier État à avoir accordé aux femmes le droit de vote, en 1893.
  • [2]
    La cause des enfants, de Françoise Dolto (éd. Pocket, 2007).
  • [3]
    Cf. Daniel Calin, « De l’enfance muette à l’enfance déniée », in Enfances & PSY, « La parole de l’enfant », n°36 (éd. Érès, 2007).
  • [4]
    Cf. Jean-Didier Boukongou et Denis Maugenest (dir.), Vers une société de droit en Afrique centrale (éd. Presses de l’université catholique d’Afrique centrale, 2001).
Jacques Barou
Anthropologue, chercheur au laboratoire Pacte, à Grenoble (CNRS). Il a notamment publié : Europe, terre d’immigration (éd. PUG, 2006) et De l’Afrique à la France, d’une génération à l’autre (éd. Armand Colin, 2011).
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/12/2015
https://doi.org/10.3917/epar.615.0029
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