1Les enseignants ont tendance à désigner comme hyperactifs les élèves agités et inattentifs. Pourtant, dans certains établissements, les facteurs sociaux ou culturels expliquent davantage ces attitudes.
2Tous les enfants remuants ou même excessivement turbulents ne sont pas des hyperactifs. Si l’on s’en tient aux travaux sur les personnalités souffrant de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, trouble considéré comme d’origine neurologique, il n’y aurait pas plus de 5 à 10 % des élèves qui seraient concernés. Pourtant à entendre les commentaires d’enseignants ou d’autres professionnels de l’éducation confrontés à des publics difficiles, l’hyperactivité concernerait des groupes d’enfants de plus en plus considérables. On constate une tendance à user de termes renvoyant à des pathologies pour désigner des comportements avant tout problématiques pour un travail éducatif.
Un vocabulaire psychiatrique
3Le profil de l’hyperactif a de quoi inspirer la description des symptômes du « mauvais élève » : incapacité à se concentrer, besoin de bouger de façon désordonnée, difficulté à accomplir une tâche de façon suivie, impulsivité et tendance à l’agressivité physique ou verbale. Ces caractéristiques sont celles des élèves indisciplinés, distraits et démotivés, qui font souffrir les enseignants, même quand ils sont minoritaires dans une classe. A fortiori, quand une majorité d’élèves affiche un tel profil, les enseignants sont alors persuadés d’avoir devant eux une classe entière d’hyperactifs qui les épuise, et transforme leur travail en un effort constant pour obtenir un minimum de discipline, quitte à sacrifier le volet « transmission du savoir » au cœur de leur métier.
4Il est probable qu’il n’y a pas plus d’enfants hyperactifs dans les classes considérées comme difficiles que dans celles qui fonctionnent de façon normale. Les enquêtes épidémiologiques sur cette pathologie n’établissent pas que le taux de prévalence varie selon les milieux sociaux ou les cultures. Chez les enseignants débordés, l’évocation de l’hyperactivité relève d’un processus qui consiste à chercher du côté des troubles mentaux un vocabulaire assez éloquent pour rendre compte de leur impression de se trouver face à des comportements difficilement supportables en matière d’indiscipline, d’agitation, ou d’inattention. Bien sûr, les éducateurs n’ont pas le monopole de l’usage des termes psychiatriques pour désigner des attitudes émanant d’un public sain mais qui semblent tendre vers le pathologique. C’est ainsi que des termes comme « idiots », « imbéciles » ou « crétins » qui, dans la psychiatrie du XIXe siècle, désignaient au départ des pathologies ont fini par constituer un répertoire dans lequel chacun peut puiser à loisir pour stigmatiser ceux qu’il considère d’une intelligence limitée.
5Il serait préférable de chercher les raisons de l’indiscipline et de la démotivation qui caractérisent un grand nombre d’enfants dans certaines écoles ailleurs que dans les facteurs pathologiques qui ne concernent qu’un nombre limité d’individus. Les facteurs liés à l’environnement social et culturel paraissent plus dignes d’être pris en compte quand la majorité de la collectivité scolaire manifeste de telles attitudes. Les difficultés à « faire classe » sont associées aux écoles situées en zone d’éducation prioritaire. Celles-ci sont fréquentées majoritairement par des enfants habitant les quartiers classés en zone urbaine sensible dont la sociologie est marquée par un taux de chômage élevé, une forte proportion de ménages immigrés et issus d’immigrations récentes, ainsi que par une multiplicité de problèmes allant de la généralisation des incivilités ordinaires à la mise en place d’une économie souterraine fondée sur des trafics illégaux. Certes, tous les quartiers ne cumulent pas ces inconvénients mais des conditions de vie précaires, des problèmes d’adaptation culturelle pour des familles avec des références différentes en matière d’éducation et la dégradation des sociabilités constituent des facteurs qui peuvent expliquer des comportements d’élèves évoquant l’hyperactivité.
Différentes visions de l’école
6Les acteurs du monde éducatif, comme d’autres professionnels intervenant dans les quartiers, ont du mal à distinguer le normal du pathologique dans un environnement où une multitude de références déterminent le comportement des individus. Les normes éducatives de nombreuses familles issues d’immigrations plus ou moins récentes sont souvent aux antipodes de celles de l’école. L’autorité frontale et coercitive, qui ne se discute pas et n’a pas à se justifier, prédomine encore au sein de ces familles alors que l’on prône dans les classes le dialogue entre enseignants et élèves et que l’on tente d’y appliquer une discipline où toute sanction doit être discutée et expliquée. L’ouverture des conseils de classe et des conseils de discipline aux parents d’élèves est davantage à l’origine de confrontations entre des personnes, qui ne parlent pas le même langage et n’ont pas le même niveau de compréhension du rôle de l’école, que d’une élaboration de décisions partagées, comme cela devrait être le cas. Outre la présence dans ces quartiers de différentes cultures qui influencent encore fortement la vision de l’école et les pratiques éducatives sur le plan familial, on observe une dynamique accentuée de fragmentation des normes comportementales selon les sexes et les générations, les situations sociales et les perspectives d’avenir à court terme des habitants. Les sociologues ont beau jeu d’expliquer que les attitudes juvéniles, jugées souvent vides de sens et incohérentes par les enseignants, répondent, au contraire, à des codes particuliers fondés sur des valeurs différentes. Cela peut-il pour autant contribuer à régler les difficultés de l’école vis-à-vis de ces mêmes jeunes ? Est-il possible de prendre en compte, dans une même classe, un même établissement, toute la diversité des attentes et des attitudes des élèves ? Doit-on laisser cette diversité s’exprimer librement au risque de voir se mettre en place des rapports de domination entre élèves ? Doit-on poursuivre cette tendance de la répartition des élèves dans les classes moins en fonction de leurs aptitudes que de leurs comportements ?
7Si le problème était simple à résoudre, il serait déjà résolu. L’évocation de pathologies qui n’en sont pas de la part d’enseignants qui tentent de faire leur travail dans des quartiers touchés par l’accumulation de difficultés et par une transformation accélérée des comportements collectifs et individuels exprime plutôt le désarroi d’une profession. Les professeurs sont souvent seuls pour donner sens à des valeurs et à des normes correspondant aux attentes d’une société globale où la plupart des autres instances ont abandonné le terrain. Il y a un paradoxe à entendre, à chaque occasion où les valeurs républicaines semblent mises en cause, divers bons esprits faire appel à l’école pour sauver leur transmission, alors même que les conditions matérielles et morales du métier d’enseignant ne cessent de se dégrader. Investie de façon purement incantatoire d’une mission de gardienne des valeurs de laïcité et d’égalité, l’école doit surtout gérer la pénurie de moyens matériels et la démotivation des enseignants.
8Il ne faut pas s’étonner de voir les diplômés du supérieur renâcler devant la perspective de se confronter au quotidien à des hordes d’élèves « hyperactifs » qui ne sont, en fait, que des jeunes perturbés par leur environnement social et culturel.
Déserts scolaires
9Il se dessine en France une carte des déserts éducatifs comparables aux déserts médicaux des régions rurales. À ceci près que les zones déficitaires sont les plus fortes concentrations urbaines, où le besoin d’enseignants est très important. La Seine-Saint-Denis accueille 2 000 élèves supplémentaires par an. Pour ce département le plus touché par la violence et la dégradation des conditions de travail, le ministère met en œuvre un plan de crise afin d’attirer les vocations. Le concours de recrutement 2015 ne propose pas moins de 1 540 postes à pourvoir pour l’académie de Créteil, dont 500 par le concours supplémentaire [1]. Le risque est de puiser parmi des personnels de moins en moins qualifiés, quitte à abaisser le niveau du concours. Ainsi, en 2013, la barre d’admissibilité au concours des professeurs des écoles était descendue aux moyennes suivantes : Strasbourg, 7 sur 20 ; Paris, 5 sur 20 ; Versailles, 4,5 sur 20 et Créteil, 4 sur 20 [2] !
10On atteint ainsi le sommet de l’absurdité : les classes les plus difficiles sont confiées aux enseignants les moins compétents, faute de candidats ayant le niveau habituellement requis. Les représentations des élèves indisciplinés à travers des images pathologiques ne sont pas seules en cause mais elles ont largement contribué à donner une image répulsive de l’enseignement dans les classes difficiles.