1Banlieusards, cités dortoirs, repli identitaire… malgré une politique de la ville qui a valorisé l’interaction créatrice entre les cultures, les espaces suburbains sont toujours dépréciés par l’opinion publique.
2De quoi la banlieue est-elle devenue le nom ? Après quarante ans de politique de la ville et de procédures de traitements des quartiers problématiques, les espaces suburbains, qui demeurent pourtant variés et hétérogènes, n’évoquent plus qu’une seule réalité : celle des grandes cités d’habitat social, perpétuels objets d’opérations qui, tout en visant à leur amélioration, ne cessent de les stigmatiser. Ces territoires sont occupés par bien d’autres catégories d’habitat et de populations que les cités qui défraient de temps à autre la chronique. Ce glissement sémantique qui cache une grande diversité de formes urbaines et de modes de vie s’explique, dans le cas français, par une dépréciation déjà ancienne et récurrente de la banlieue dans le regard de la population, qui, chaque fois, s’appuie sur un seul aspect stigmatisant. À la fin du XIXe siècle, c’était sa dimension rurale qui était prétexte à une dépréciation globale.
3Le terme de « banlieusard », apparu vers 1889, affiche d’emblée une connotation aussi négative que celui de « paysan » alors que beaucoup de banlieues à l’époque ont déjà une identité très nettement bourgeoise et résidentielle [1]. Dans les années de forte croissance économique qui suivent la Seconde Guerre mondiale et alors que les banlieues se sont beaucoup développées avec des formes urbaines qui vont du tissu pavillonnaire aux grands ensembles en passant par les grandes implantations industrielles et commerciales, c’est l’image des « cités dortoirs » qui s’impose. Les populations ouvrières et employées qui se déplacent quotidiennement de manière massive vers la ville centre sont mises en scène sous le seul angle de leur mobilité dans un certain nombre d’œuvres littéraires [2] et cinématographiques [3] qui contribuent à généraliser une représentation des espaces suburbains réduits à l’univers des grands immeubles anonymes où la vie n’est acceptable que dans la mesure où l’on peut nourrir l’espoir de les quitter bientôt.
4Ce rêve de départ étant devenu réalité une décennie plus tard, les mêmes espaces suburbains commencent à accueillir alors des populations beaucoup moins mobiles et beaucoup plus vulnérables aux effets de la crise de l’emploi. On trouve parmi ces nouveaux banlieusards une proportion significative de ménages immigrés originaires d’Afrique du nord pour qui l’accès à l’habitat social représente à la fois une réelle promotion mais aussi une fin de parcours résidentiel. Ce sont les enfants issus de ces ménages qui, à partir du début des années 1980, vont contribuer, par les violences urbaines dans lesquelles ils sont impliqués, à renouveler le processus dépréciatif qui caractérise l’image des banlieues au point où ce terme finit par incarner tout ce qui s’oppose à l’art de vivre en ville, un lieu de non-urbanité, facilement qualifié de barbare par les médias à la suite des émeutes qui rythment l’actualité des années suivantes.
5La réaction des pouvoirs publics, interpellés par l’accentuation des mécanismes de ségrégation sociale et ethnique qui font suite à la diffusion de ces nouvelles représentations négatives, sera de tenter de rétablir la dimension d’urbanité disparue de ces espaces pour faire bénéficier leurs habitants du « droit à la ville [4] » et mieux intégrer les lieux et leur population à la fois à l’ensemble du tissu urbain et à l’ensemble de la société. L’objet final de la politique de la ville qui se met en place à l’époque est de faire des ces quartiers des espaces « comme les autres », lieux de diversité économique, sociale et culturelle. Il y a une ambition de « normaliser » une population dont la marginalisation croissante peut remettre en cause la cohésion sociale. Cependant, comme dans la culture administrative et politique française, on se refuse à désigner les populations par leur identité ethnique ou religieuse, on traite leurs problèmes à travers les lieux qu’elles habitent, renforçant ainsi le risque de stigmatisation globale de l’espace suburbain.
De l’exaltation de la diversité culturelle…
6Les premières années de mise en place de la politique de la ville ont enregistré un certain nombre de réussites indéniables qui auraient pu, si elles s’étaient diffusées davantage et prolongées dans le temps, transformer positivement les représentations de la banlieue. Une des réussites les plus marquantes de cette époque a sans doute été la valorisation de productions artistiques issues de la rencontre des diverses cultures présentes dans les banlieues. Comme les grandes villes contemporaines, les banlieues populaires sont constituées de populations d’origines diverses qui apportent souvent avec elles des références à leurs cultures et s’appuient parfois sur celles-ci pour trouver leur place dans l’univers changeant qu’est le monde urbain d’aujourd’hui. Il y a là des perspectives d’enrichissement considérables pour les banlieusards qui trouvent en quelque sorte devant leur porte des produits alimentaires, des musiques et des ambiances que l’on ne pouvait espérer rencontrer autrefois qu’en allant très loin de chez soi. Dans ces quartiers, les différentes cultures sont en interaction et se fécondent les unes les autres. Les jeunes générations issues d’un même groupe prennent leurs distances avec les générations précédentes et empruntent quelquefois plus aux divers groupes de leur âge qu’elles ne reçoivent de leurs ascendants. C’est cette dimension interculturelle qui pouvait transformer les images de la banlieue, autant sinon plus que les réhabilitations d’immeubles ou les innovations architecturales plus ou moins réussies. Certains quartiers ont été des lieux d’émergence de créations artistiques reflétant la rencontre entre des univers culturels différents. Des groupes de musiciens comme Carte de séjour, Traction avant compagnie dans l’agglomération lyonnaise ou Zebda à Toulouse sont représentatifs de cette interaction créatrice entre les cultures, caractéristiques de la ville-monde contemporaine. Dans un enthousiasme quelque peu excessif inspiré par ces quelques réussites de mise en valeur de la dimension interculturelle de l’univers des banlieues, on a parlé des quartiers populaires comme d’un laboratoire où s’inventerait la ville de demain.
… au repli communautaire
7Malheureusement, ces avancées n’ont pu inverser le cours des choses. Les processus de ségrégation se sont poursuivis, aidés par le départ des quelques catégories d’habitants à qui la politique de la ville avait pu apporter des possibilités de réussite. Les éléments les plus dynamiques et les plus susceptibles de contribuer à l’amélioration des représentations de la banlieue populaire étant partis, on a pu constater l’accentuation de la dégradation du climat social. Le rythme de cette dégradation du climat social n’a certes pas été le même partout mais il a suffi pour alimenter une nouvelle dépréciation des espaces suburbains dans le regard de la majorité de la population. Le dernier repoussoir fourni par la représentation de ces quartiers est ce que l’on appelle le « communautarisme ».
8Les descendants de migrants qui sont restés « bloqués » dans ces quartiers se replient sur une identité aigrie qui a tendance à « s’ethniciser », à se réclamer d’une appartenance nationale ou religieuse étrangère au pays de résidence. Ils sont suivis dans cette voie par une partie de la population locale qui a perdu la plupart de ses repères. Les religions apparaissent de ce fait comme le meilleur moyen de reconstruire du lien, de structurer une population en quête de sens. Mais, en adhérant à une identité religieuse, on entre dans un univers communautaire plus abstrait. On y partage le respect de principes édictés par une autorité lointaine. On ne s’y transmet plus des valeurs communes par l’exemple et la densité des contacts. Si on peut trouver de la solidarité et du soutien dans de telles communautés, cela résulte d’une organisation plus ou moins formalisée. Si de telles organisations communautaires ont une puissance d’intégration, c’est à travers l’exigence de plus en plus radicale de conformité aux préceptes qui unissent ses membres et en conséquence les distinguent du monde extérieur. On peut se sentir un acteur relativement épanoui de la vie de telles communautés mais c’est au détriment de ses chances de participation à la vie d’un univers plus large et plus composite. Ce phénomène naît tout simplement du vide qui existe en matière idéologique. Quel sens y-a-t-il de se réclamer d’une classe ouvrière à laquelle on n’a plus accès du fait du chômage de masse qui frappe les anciennes « banlieues rouges » ?
9Toutes les opérations menées dans les banlieues, malgré leurs qualités, n’ont pas pu apporter une réponse à la quête de sens, offrir des causes dans lesquelles les habitants des banlieues populaires souhaiteraient s’investir, moins pour parvenir à une fin que pour ressentir la solidarité qui naît d’un engagement commun. L’ultime représentation dépréciative de la banlieue, tout aussi excessive et simplificatrice que ses précédentes, est celle d’un lieu de repli identitaire où les valeurs de la République n’ont plus cours, un lieu d’extraterritorialité où prospèrerait une culture du ressentiment menaçant la cohésion sociale et sapant la possibilité du vivre-ensemble.




Notes
-
[1]
Jean-Charles Depaule (dir.), Les mots de la stigmatisation urbaine, Éditions Unesco / Maison des sciences de l’homme, 2006.
-
[2]
Brigitte Gros, 4 heures de transport par jour, Denoël, 1970.
-
[3]
Gérard Pirès, Elle court, elle court la banlieue, 1973.
-
[4]
Cette notion élaborée par le philosophe et sociologue Henri Lefebvre dans les années 1960 renvoie à un accès pour tous à la culture et au mode de vie citadins.