1 LES TRANSFORMATIONS PUBERTAIRES ET LES PULSIONS SEXUELLES SUSCITENT CHEZ LES JEUNES HOMOSEXUELS DES QUESTIONNEMENTS PARTICULIÈREMENT COMPLEXES ET ANGOISSANTS. LEUR CORPS NE RÉPOND NI AUX NORMES HÉTÉROSEXUELLES NI AUX STÉRÉOTYPES VÉHICULÉS PAR LES SITES GAYS.
2 Pour beaucoup de jeunes homosexuels, les premiers signes physiques de la puberté et l’apparition des pulsions sexuelles les accompagnant marquent le début d’une prise de conscience, tout au moins de doutes appuyés. Tel garçon s’inquiète de ressentir un émoi physique devant le corps d’un copain dans les vestiaires de la salle de sport. Telle fille se demande pourquoi ses rêves érotiques mettent en scène d’autres filles. Avec les premiers poils et la voix qui mue chez les garçons, avec les seins qui poussent et les règles chez les filles, arrivent aussi toutes sortes de questions embarrassantes et douloureuses : mais pourquoi ne suis-je pas comme les autres ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à flirter ? Que vais-je devenir ?
Prisonnier de son corps
3 « À cet âge de la vie, il existe un intérêt naturel pour la sexualité, mais aussi une pression sociale très forte : en tant qu’adolescent, on est sommé de s’intéresser au sexuel et cela, bien sûr, en respectant les codes hétéros-normés de notre société », raconte Benjamin, 19 ans, étudiant en psychologie. « Dès lors que l’on ne rentre pas dans ces codes-là, et que l’on se découvre attiré par le même sexe, tout devient très compliqué. Au début de l’adolescence, je me suis senti prisonnier de ce corps devenu ostensiblement masculin et qui entrait en contradiction violente avec l’orientation sexuelle que je sentais poindre en moi. Je ne voyais pas comment j’allais pouvoir plaire à un garçon avec un corps de garçon, alors que depuis tout petit, j’avais intégré la norme dominante, c’est-à-dire le fait que les garçons sont attirés par les corps féminins… », poursuit-il. Il confie comment pendant plusieurs mois il a tout mélangé, se demandant si son homosexualité ne serait pas plus facile à vivre avec un corps de fille. « Le jour où j’ai réalisé qu’un garçon pouvait m’aimer avec mon corps de garçon, j’ai mieux accepté mon apparence masculine. »
4 La difficulté, pour beaucoup d’adolescents homosexuels, réside dans cette ignorance de ce qu’est concrètement l’homosexualité, en l’absence d’informations. Certes, elle est aujourd’hui moins taboue qu’il y a une ou deux générations. « Mais la plupart du temps, on n’en parle aux jeunes que sous l’angle de la prévention liée à une sexualité à risque. Jamais on n’évoque les sentiments, alors que les jeunes homosexuels se demandent s’ils vont tomber amoureux, s’ils pourront avoir des enfants un jour », insiste Jean Chambry, pédopsychiatre, et membre du Conseil scientifique de la Fnepe. Face au discours des adultes effectivement réducteur, beaucoup se tournent vers Internet pour s’informer. « Ils tombent alors souvent sur des sites gays diffusant des représentations caricaturales de la sexualité homosexuelle, montrée comme essentiellement génitale, et dénuée de sentiments. L’image du corps véhiculée sur ces sites est également particulière, axée sur la perfection et la performance, notamment à travers une musculature très développée. Leur propre corps en pleine métamorphose ressemblant rarement à ces clichés, les jeunes homos sont encore davantage fragilisés », note Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste [1]. En plus du questionnement identitaire bouleversant auquel ils sont confrontés, ils doivent assumer cette apparence physique, qui leur paraît non conforme à leur orientation sexuelle, d’une certaine façon « pas à la hauteur ».

Quand la colère prend le dessus
Ambivalence et tâtonnements
5 Il existe surtout une grande ambivalence dans le rapport que beaucoup d’ados homos entretiennent avec leur corps. Ami ou ennemi ? Un peu des deux… « Quand, vers 17 ans j’ai mis des mots sur la différence que je sentais en moi et que j’ai admis mon homosexualité, j’ai commencé à me questionner sur mon corps et sur mon apparence », explique Laura, 22 ans, étudiante en sciences politiques. « Ayant eu une mère qui célébrait beaucoup la féminité, j’avais jusque-là développé une apparence hyperféminine. Subitement, j’ai réalisé que je ne correspondais pas aux stéréotypes véhiculés sur les lesbiennes. Et je me suis dit que si je voulais être visible, “repérée” par d’autres lesbiennes comme étant des leurs, il fallait sans doute que j’affiche moins ma féminité. Du coup, je me suis rasée la tête d’un côté, j’ai porté moins de jupes, davantage dissimulé mes formes. J’ai fait des piercings et des tatouages qui, pour moi, symbolisaient une transgression des codes féminins habituels. » À ce moment-là, le corps peut-être perçu comme un allié pour afficher son orientation sexuelle, pour être reconnu par les autres alors que soi-même, on peine à se reconnaître…
6 Ces tâtonnements n’étonnent en rien Jean Chambry. Selon lui, la manière dont les adolescents homosexuels investissent leur corps et s’en construisent une représentation est souvent hésitante, chaotique. Ils sont traversés par une question essentielle, qui n’existe pas chez les hétérosexuels, ou beaucoup moins fortement : comment est-ce que je me positionne par rapport au masculin et au féminin ? « Le garçon gay hésite souvent entre, d’une part, l’affirmation d’une virilité presque caricaturale, notamment pour se conformer à ce qu’il voit sur des sites et, d’autre part, la revendication d’une certaine féminité, à travers une gestuelle ou des choix vestimentaires. Est-ce que je suis un garçon conquérant qui aime une position active, ou est-ce que je suis un garçon plus passif, qui aime être l’objet du désir de l’autre ? », décrit le pédopsychiatre. Cette même valse-hésitation existe aussi bien sûr chez les filles. Dans mon homosexualité, est-ce que j’investis la position féminine, ou est-ce que j’affiche un versant plus masculin, au risque de renvoyer l’image d’un garçon manqué ?
Un investissement narcissique plus tardif
7 À 27 ans, Elodie, vendeuse, contemple son parcours avec un certain recul. « Pendant toute mon adolescence, j’ai cherché un look sans y parvenir. J’oscillais entre une apparence ultra-sexy, où je jouais de mes formes pour séduire des hommes que, finalement, je faisais souffrir, ne les désirant pas. Et un look ultra masculin avec des pantalons baggy, des grosses baskets, des gros pulls. Le jour où j’ai vraiment assumé mon homosexualité, vers 19 ans, j’ai arrêté ces changements incessants. Aujourd’hui, j’ai envie de renvoyer l’image d’un corps féminin, mais dégageant aussi une certaine force, une puissance virile. Ce compromis androgyne me satisfait et je me sens plutôt bien dans ma peau ! », sourit-elle.
8 Vient en effet un temps, à la fin de l’adolescence ou un peu plus tard, où les homosexuels semblent faire la paix avec leur corps. « En vieillissant, quand le jeune homo n’a plus le sentiment d’être un monstre ou quelqu’un d’anormal, quand il commence à être regardé par d’autres homos, un investissement narcissique de son corps peut se mettre en place progressivement. Ce corps, si honni fut-il, devient un objet précieux car objet de séduction », avance Serge Hefez. Un joli message d’espoir pour tous les ados qui n’en sont qu’au milieu du gué…
Notes
-
[1]
Auteur du livre Le nouvel ordre sexuel (éd. Le Livre de poche, 2013).