CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Plusieurs auteurs ont récemment mis en perspective les processus de l’esclavage, du racisme et leurs prolongements actuels. Aurelia Michel montre dans Un monde en nègre et blanc: enquête historique sur l’ordre racial (2020) comment le racisme contre les Africains subsahariens est un produit de la traite négrière : « Le mot “race” dans son usage contemporain apparaît lorsque l’esclavage disparaît, c’est-à-dire lors d’une longue séquence de la fin de XVIIIe à la fin du XIXe siècle […]. C’est bien parce que les Européens ont mis les Africains en esclavage qu’ils sont devenus racistes » (p. 19). Après le déclin du système esclavagiste, le racisme colonial prolonge et relaye le racisme esclavagiste. Aurelia Michel reprend la définition proposée par Claude Meillassoux (1968) de l’esclave comme l’anti-parent. « Il ne peut engager de rapport de filiation puisqu’il ne peut nourrir d’enfants ni compter à son tour sur eux pour sa vieillesse. Il ne peut donc pas être considéré comme parent […]. Ce qui équivaut à une exclusion permanente de l’humanité » (Michel, 2020, p. 39).

2Lilian Thuram, dans La pensée blanche (2020) s’attache quant à lui, dans le sillage des whiteness studies, à repérer la construction du statut du « blanc », du « privilège blanc » : « On ne naît pas blanc, on le devient ». Aurelia Michel note d’ailleurs que l’usage du mot « Blanc » apparaît à la fin du XVIIe siècle, au moment où se développe l’économie esclavagiste dans les Caraïbes. Auparavant, au début de la conquête de l’Amérique, les Européens se définissaient comme chrétiens. Signalons aussi l’utile synthèse historique de Nicolas Bancel, Le postcolonialisme (2019).

3Sur ces questions, la pensée visionnaire de Frantz Fanon reste une référence fondatrice pour analyser le monde contemporain: deux séries d’émissions de France Culture aux mois d’août 2020 et avril 2021 [1] nous ont permis de l’entendre affirmer, lors de sa conférence « Racisme et culture », que « le racisme est bel et bien un élément culturel. Il y a donc des cultures avec racisme et des cultures sans racisme [2] ». Fanon y raille notamment la psychiatrie coloniale raciste de l’école d’Alger. Lui-même relate son expérience du racisme durant son engagement dans les forces de La France Libre, puis lors de ses études de médecine à Lyon: « Notre médecin est un Noir. Il est très doux. C’était le médecin nègre. […] Je savais, par exemple, que si le médecin commettait une erreur, c’en était fini de lui et de tous ceux qui le suivraient. […] Le médecin noir ne saura jamais à quel point sa position avoisine le discrédit. » (Fanon, 2015, p. 94).

Un collectif de soignants noirs

4Quelque 70 ans plus tard, se revendiquer comme soignant « noir » peut susciter une vive condamnation. En aout 2020, un collectif de soignants s’est manifesté sur un compte Twitter nommé Globule noir, avec deux publications : une liste de « gynécologues noires en Ile-de-France » et une petite annonce pour trouver « une infirmière à domicile racisée ». Les Conseils de l’Ordre des médecins et de l’Ordre des infirmiers ont publié un communiqué commun pour dénoncer « la mise en ligne d’annuaires de professionnels de santé communautaires [3] ».

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© Antoine Taveneaux via Wikimedia Commons

5Le président de l’Ordre national des infirmiers s’en est expliqué: « Nous avons eu une réaction assez énergique parce que ces listes représentent un vrai danger pour le vivre-ensemble ». En fait, les membres de ce collectif organisaient des réunions, ou vertes à tous les soignants, pour évoquer la question du racisme dans le domaine de la santé (Dubuy, 2020). Pour ces ordres professionnels, le scandale est dans la dénonciation de la discrimination signifiée par l’existence même du collectif, et non dans la discrimination en elle-même puisqu’elle ne pourrait pas exister, d’après eux, du fait de l’éthique professionnelle.

6Se retrouver entre dominés pour penser la domination n’est pas une stratégie nouvelle. Il y a eu des listes de soignants gay friendly quand certains médecins refusaient de prescrire les bons traitements aux patients atteints du VIH (op. cit.), ainsi que des groupes féministes non mixtes lors des années 1970 [4]. En mars 2021, des attaques très violentes ont eu lieu de la part de la majorité présidentielle, de la droite et de l’extrême droite contre des « réunions non mixtes racisées » à l’Unef [5] puis contre Audrey Pulvar, adjointe à la mairie de Paris, qui avait affirmé pouvoir en concevoir la nécessité pour des personnes discriminées [6]. La présidente de l’Unef et Audrey Pulvar ont été accusées de racisme, dans ce renversement qui fait de la victime du racisme un coupable de racisme (Fassin, 2021). Accusations proférées avec le plus de virulence par des héritiers du racisme colonial. Ne peut-on pas voir ici l’écho de la crainte d’une reconstruction d’une affiliation, dont la forme élémentaire, la parenté, avait été détruite par l’esclavage?

La surmortalité des bébés afroaméricains

7Des études quantitatives ont mis en évidence des discriminations racialisées structurelles dans la santé, plus difficiles à identifier que les discriminations dans l’accès au logement et au travail (Beauche min & al., 2015).

8L’étude de Greenwood & al. (2020) porte sur 1,8 millions de naissances à l’hôpital en Floride de 1992 à 2015 et, pour la première fois, prend en compte la « race » du médecin en charge des soins du nouveau-né : lorsqu’il est « blanc », les bébés « noirs » meurent trois fois plus souvent que les bébés « blancs » [7]. Cette disparité diminue de moitié quand le médecin est « noir ». Pour les nouveau-nés « blancs », « la race » du médecin fait peu de différence dans leurs chances de survie. Selon les auteurs, les médecins « noirs » peuvent être plus sensibles aux facteurs de risques sociaux et aux désavantages cumulatifs qui peuvent avoir un impact sur les soins néonataux. Le racisme inconscient des médecins « blancs » envers les femmes « noires » et leurs bébés peut également être en jeu. Ici, la racialisation des catégories démographiques est explicite: elle remonte à l’esclavage.

9En France, Priscille Sauvegrain (2012) a montré que, à état de santé, âge et parité égaux, les femmes immigrées nées en Afrique subsaharienne ont une probabilité d’accoucher par césarienne supérieure à celle de toutes les autres femmes. « Il s’agit bien d’un effet ultime de la racisation de ces femmes sur leur probabilité d’être accouchées par césarienne » (Sauvegrain, 2012, p. 88). Or, « dans le domaine des soins, il est très difficile et fort mal reçu d’évoquer la discrimination à l’égard des patients. Cette conviction d’être hors du racisme et des discriminations, s’appuie sur une certitude […] d’agir au mieux pour le bien des personnes soignées » (Sauvegrain, 2012, p. 94.). Ici aussi, ou pourrait évoquer une faille dans les processus d’affiliation, conséquence lointaine de l’esclavage. Le racisme inconscient des professionnels produit donc des effets, et il importe de l’étudier.

10Pourtant, les chercheurs travaillant sur les dominations racialisées, les dominations coloniales, sur le genre et sur l’intersectionnalité ont fait l’objet d’un déferlement d’attaques depuis l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, de la part de ministres et de quelques universitaires [8]. Une accusation d’ « islamo-gauchisme » impute à ces courants universitaires « une complicité intellectuelle avec le terrorisme » (Fassin, 2021; Bancel & Blanchard, 2020). Ceci au moment où l’université et la recherche sont gravement menacées par les réformes récentes. Sur la réalité de l’islamo-gauchisme, l’analyse empirique de Philippe Corcuff paraît pertinente: « Une partie de la gauche va critiquer l’antisémitisme et pointer le danger réel des islamo-conservatismes mais nier l’existence d’une islamophobie forte en France. Une autre partie va relativiser l’antisémitisme et porter caution à des propos ambigus comme ceux des indigènes de la République [9] ». On est bien loin des recherches sur le racisme, le colonialisme, le genre et l’intersectionnalité. Citons Sandra Laugier (2021) : « La grande découverte récente des sciences sociales, c’est justement de montrer que les inégalités de classe sont fréquemment liées aux questions de racisme. C’est ce que dit le concept d’intersectionnalité […] : dans les injustices sociales, la dimension de la race, comme celle du genre, est centrale. » On peut reprendre ici la réponse d’Achille Mbembe (2020) qui avait été accusé à tort d’antisémitisme par deux universitaires allemands : « Leur objectif est de réduire certains d’entre nous au silence. Pour ce faire, ils s’efforcent de rendre toxique tout discours sur la colonisation et l’esclavage et toute référence au racisme ».

Les contradictions de la position antiraciste color-blind

11Des sociologues états-uniens ont proposé la notion de color blindness, cécité à la couleur de peau, pour penser la difficulté ou le refus de prendre en compte certaines pratiques racistes implicites, voire inconscientes. Pour Christopher Doob (2013), le racisme color-blind représente l’as sertion des « Blancs » selon laquelle ils vivent dans un monde où les privilèges raciaux n’existent plus, alors que leurs comportements soutiennent des structures et des pratiques racialisées. Eduardo Bonilla-Silva (2010) identifie un libéralisme abstrait au fondement de l’idéologie color-blind : faire appel à l’égalité des chances et aux choix individuels tout en s’opposant à des propositions concrètes de réduction des inégalités.

12En France, on parle plutôt de racisme systémique, structurel, institutionnel ou inavoué. De nouvelles mobilisations antiracistes contribuent à mettre face à ses contradictions la stratégie color-blind. Comme l’analysait Patrick Simon (2019) : « Ces mobilisations sont fréquemment qualifiées d’identitaires, au sens où elles représenteraient les intérêts de certaines minorités, par opposition aux associations universalistes parlant au nom de la société. Mais ce clivage est quelque peu caricatural, car les associations qui investissent la question raciale formulent des analyses et des propositions qui concernent la société dans son ensemble et peuvent également s’inscrire dans une conception universaliste. »

13Concluons avec cette phrase de Fanon prononcée lors de sa conférence de 1956 (op. cit.) : « On dit couramment que le racisme est une plaie de l’humanité, mais il ne faut pas se satisfaire d’une telle phrase. Il faut inlassablement rechercher les répercussions du racisme à tous les niveaux de sociabilité ».

Remerciements

Nous remercions Nelcya Delanoë, Caroline Desprès, Lisa Revai et Sevan Minassian pour leur relecture du manuscrit et leurs suggestions.

Notes

Bibliographie

Daniel Delanoë
Daniel Delanoë est psychiatre et anthropologue, CESP, Inserm U1018 ; Université de Paris ; Unité Mobile Transculturelle, EPS Barthélemy Durand, 91 Etampes.
Marie Rose Moro
Marie Rose Moro est pédopsychiatre, professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, cheffe de service de la Maison de Solenn – Maison des Adolescents, CESP, Inserm U1018, Université de Paris, APHP, Hôpital Cochin.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/09/2021
https://doi.org/10.3917/lautr.065.0134
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