Un enseignement
1Assister à un cours vraiment magistral est une des grandes aventures intérieures que la jeunesse puisse vivre. La manière de faire de l’enseignant peut transformer un chapitre aride en aventure non seulement de la pensée, mais de la conscience… Apprendre, comprendre, n’est pas si souvent lié à l’expérience passionnante d’un changement intime de perspective… C’est la personne de l’enseignant.e, en chair et en os, et en paroles, son étrange passion (parfois) du vouloir faire comprendre, qui traverse la salle de cours d’une vague de générosité invasive. L’éthique forte du vouloir expliquer oblige l’enseignant à une totale mobilisation de toute sa science et de toute sa personne. C’est toute sa présence physique qui se met en ordre de bataille pour l’explication la plus logique, la plus juste : elle (il) se donne « à fond » dans la force théorique de son exposé, et dans le scintillement de son imaginaire… Et ce faisant, elle (il) fait d’autres cadeaux : elle (il) livre son humeur et son humour, son éthique et son désespoir ancien, sa solidité acquise, son rapport au monde et à la vie… au point où il/elle en est, ce jour là… Il (elle) s’exprime du fond d’un « je » solitaire et rendu fort, quelques soient les problèmes privés, par ce talent formidable de faire exister dans l’action même de transmission l’éthique du don. Enseigner consiste alors à contraindre à l’écoute un jeune public doué pour la distraction, trop souvent massacré par l’ennui mortel, grâce à cette force centrifuge de l’offre de sens. Tout à coup singulièrement éveillés, un peu figés, les prunelles brillantes, les oreilles tendues, les fronts dépliés, les jeunes visages sont comme des miroirs offerts, et s’installe alors ce silence intense des grands moments d’écoute partagée. Un grand professeur inonde alors son auditoire du sel de sa vie, au sens de Françoise Héritier, sa manière propre de partager toute une expérience, en trois mots. On se souvient toute sa vie des professeurs passionnément écoutés.
Du terrain à la découverte de concepts majeurs
2Les cours de Françoise Héritier au Collège de France (1982-1998) étaient d’incroyables expériences [1]. Il me semble que ce qui était offert par la grande scientifique était exceptionnel. En premier lieu, le fait scientifique : aux sein des sciences humaines compréhensives, comme l’ethnologie et l’anthropologie, les découvertes irréfutables sont rares, et valider une hypothèse logiquement et mathématiquement est un évènement capital. Le premier ouvrage de Françoise H, L’exercice de la parenté (1981) démontre de façon incontestable la valence différentielle des sexes : dans tous les systèmes de parenté, il y a un nombre de possibilités limité d’appeler « père », « mère », « oncle », « tante » les ascendants directs et leurs frères et sœur. Françoise H faisait souvent référence à Georges Devereux qui a posé ce principe de base : les variantes pensables et possibles d’une forme sémiologique culturelle donnée ne sont pas en nombre extensible à l’infini [2] — et ce qui est ici rêve dément ou pratique interdite peut se retrouver là en tant que rite normatif — Dans ce cas précis des dénominations des ascendants, que pratiquement toutes les enquêtes ethnologiques ont documentées de façon fiable depuis plus d’un siècle, elle a découvert une constante. Après comparaison systématique et mathématisée de tous les cas de figures connus et décrits, elle a constaté la valence différentielle des sexes : une possibilité mathématiquement possible et techniquement pensable n’est jamais réalisée dans les faits, celle où les femmes seraient en relation symétrique inverse des hommes ce qui entrainerait une situation en leur faveur sur tous les plans (culturels, sociaux, économiques, politiques etc.) ou sur seulement certains d’entre eux. Il s’agit donc bien d’un fait anthropologique et non pas d’une hypothèse féministe. Après les années 1980, elle avait entrepris une œuvre importante au long court sur les humeurs du corps, où se construisait rigoureusement une véritable élucidation des mécanismes sémiologiques et logiques qui président aux constructions culturelles diverses avec ce constat de base, là aussi que ce qui est perçu comme identique et ou différent au sein de chacune de ces cultures joue un rôle crucial dans les logiques à l’œuvre : ce qui est élucidé c’est la possibilité historique des variantes culturelles tellement différentes, mais toutes logiquement reliées non seulement à des contraintes neurocognitives propres à l’espèce humaine mais aussi à une logique syntaxique rigoureuse. C’est ainsi que sa découverte de la notion d’inceste du deuxième type a constitué une avancée scientifique majeure. Ce travail en cours n’a jamais été publié dans son entier, mais les nombreux cours et notes qui sont maintenant aux archives nationales permettront peut-être d’en dessiner les contours [3]. Manquera toujours la façon dont sans doute elle aurait récapitulé l’ensemble des pistes tracées pendant plus de quinze ans, dans une puissante boucle rétroactive finale dont elle avait le secret à la fin de ses cours, moment formidable où toutes les pièces du puzzle s’organisent en toute logique dans un dessin d’ensemble… Il y a un côté artisan d’exception dans cette forme de travail où le rabot têtu et la rigueur millimétrique sont à l’œuvre… Le structuralisme de Françoise H s’inscrit dans l’histoire concrète phylogénétique du « faire société » de l’espèce humaine sexuée et contrainte pour survivre à penser ce qu’elle perçoit, ce sur quoi on bute, les différences d’âge et de sexe, les formes physiologiques de la reproduction, l’étrangeté nocturne, la mort d’autrui, etc. Il n’y a pas dans son travail cet effet d’abstraction sophistiquée du à des modélisations théorique ardues ; ici tout est utile, et les assises méthodologiques ne sont jamais hypostasiées : c’est l’énigme du faire société humain qui hante l’anthropologue. Les travaux sur les apports scientifiques de son travail ne font que commencer.
Le réel, l’invariant et le politique
3D’où un lien particulier aussi avec le politique : si la domination masculine de Pierre Bourdieu est définie comme un fait sociologiquement construit par les tensions de rapport de force sociaux, la valence différentielle des sexes est un constat anthropologique de base qui traverse les différentes cultures sous des formes extrêmement diverses, et qui peut s’éteindre petit à petit en fonction, par exemple dans les sociétés occidentales de la fin du XXe siècle, des avancées en terme de décriminalisation de la sexualité féminine libre, et donc de leur choix libre aussi d’avoir ou non des enfants… L’invariant ici n’est pas un universel, et la force du réel sur lequel on « bute » n’est pas déniée comme souvent quand la virtuosité même des théorisations forme un écran fascinant… Françoise H citait souvent l’importance pour l’histoire des femmes de la liberté d’avortement… C’est le politique (lié à toutes les évolutions historiques en amont) qui conditionne les possibilités de variation des « invariants » dont certains bougent plus lentement que d’autres : celui qui concerne la différence des sexes est un des plus immobiles, compte tenu de l’ancrage physiologique de la reproduction humaine, mais à aucun moment il ne « naturalise » le féminin (contrairement à ce qu’un certain féminisme a voulu faire croire).
4Pouvoir s’appuyer sur un état des savoirs scientifiques posés comme valides donne une grande force aux combats des droits humains : la notion de race n’est plus scientifique depuis la seconde moitié du XXIe siècle, et son usage n’est plus crédible. Par contre la valence différentielle des sexes est un fait dont le déni relève d’un révisionnisme scientifique, comme le créationnisme. Le combat féministe se retrouve fondé dans sa légitimité non morale, il est sérieux, il touche un des fondements du faire société humain, qu’il veut améliorer dans le sens de la justice. Les autres combats concernent les sexualités différentes et les manières de formes de reproduction nouvelles qui en découlent. La difficile dénonciation collective des violences contre les femmes trop souvent frappées d’invisibilités historiques peut alors être définie comme un mouvement social de grande ampleur. Peu avant sa disparition Françoise Héritier avait salué et soutenu le mouvement #MeToo.
Le charme de quelques mots
5Mais il y a aussi un autre champ que cette auteure a ouvert dans son essai Le Sel de la Vie publié en 2012. Ce livre se lit d’un seul trait, mais on peut aussi y piocher. Il s’agit, dans la grande tradition des Notes de Chevet de Sei Shônagon (un classique du XIe siècle japonais), ou celle des lettres de Mme de Sévigné, de toucher avec précision l’événement intérieur que produit une perception, une interaction, une occurrence, au cœur de la vie la plus quotidienne. L’idée qui jaillit à l’instant du plaisir, de l’émotion… A chaque fois, en très peu de mots, la grande anthropologue invite, avec une formidable hospitalité pleine de tact, grâce à sa manière d’écrire, le lecteur dans sa chambre de réflexivité propre. Il partage avec elle cette épreuve énigmatique et jubilatoire liée au simple fait d’être réveillé, lorsque l’écho de ce qui arrive fait vibrer l’espace intérieur. Il y a quelque chose du geste du semeur dans cette manière d’écrire : un geste ample, généreux, qui ne calcule pas quand il envoie sur la page la grande gerbe en bouquet de ses souvenirs, précis, ténus, aléatoires, précieux. Chacune des séquences est assez intense et anodine à la fois pour ne jamais franchir les limites d’une délicate discrétion tout en offrant le don de sa surprise joyeuse, tellement proche que c’en est troublant. Ce qui brille dans l’éclat du souvenir cité, c’est le miroir du « je » illuminé en face du signe. C’est le vif d’une intelligence en action : et une respiration se mue en inspiration. La lecture hachée de ces séquences discontinues, qui s’ouvrent à chaque fois sur leur lumière propre, devient frénétique : rien n’est acquis et le compteur est à chaque nouvelle occurrence remis à zéro, on ne se lasse pas de ce qui comble à chaque fois. Au contraire, une addiction d’un genre spécial naît, l’addiction à la prochaine séquence. Le charme du vrac est absolu : nulle perte de temps, nulle précaution, et on veut tout de suite piocher encore de quoi assouvir à nouveau la soif de l’éclat de la pensée sur l’écrin du souvenir.
6On va très vite et en même temps on s’immobilise à chaque fois. Nul cadre chronologique ou logique ne vient déranger une lecture prédatrice et sans frein : trois lignes, quatre mots, comblent une lecture en manque dès que se pose le point à la ligne. Encore, encore ! Ce livre est un panier, une prairie, une nappe où sont renversées plein de choses qui miroitent, sans aucune cause finale autre que leur propre proposition : les reflets de ce qui a fait briller le regard de l’auteure une fois, pour les beaux yeux d’un lecteur prédateur. L’humour latent, pétri de gentillesse et de dérision retournée contre la moindre possibilité d’une quelconque complaisance masque le geste du don. Un geste imprégné d’une telle simplicité que toute curiosité oblique du lecteur est empêchée. On s’en fiche, du récit de vie de l’auteure, on s’en fiche d’une image finale possible du puzzle, de la mosaïque identificatrice. Ce dont on est assoiffé, c’est du souvenir suivant.
7Mais ici, l’auteure est anthropologue, et cela interroge le statut de ce qui est offert dans ce texte… Pourquoi ce succès, alors que le livre parle de quelque chose que l’on connaît si bien, mais que l’on a du mal à désigner d’un seul mot, à savoir cette réflexivité permanente liée à l’éveil, que l’on appelle « la vie » ? Sauf en temps de délire déjanté, ou d’extrême douleur, ou de lourd sommeil « d’égorgé », ou bien encore en cas de mort, la liberté d’éprouver quelque chose semble liée au simple fait d’ouvrir les yeux, et ne tient pas au tragique ou au fondamental de « la vie », mais au fait d’être ici, tout simplement, encore « en vie ». Cela, personne ne peut vous le prendre, la liberté d’éprouver quelque chose à chaque pas que l’on fait. Une liberté hors de toute biographie comme de toute tactique instrumentale. Une liberté sans emblème, et qui loge dans la possibilité d’un éclat dans le regard humain en face de quelque chose du monde réel. C’est un immense quatrième champ que révèle ce livre - le premier étant de naître, le second de mourir et le troisième de faire lien biographique entre les deux - et le quatrième qui enveloppe de sa liberté propre la soif de vivre dès le réveil.
Le reste d’une présence en soi
8L’énigme d’une présence se donne à voir dans son style propre, sa manière d’être distinctive, là où elle ne ressemble à nulle autre. Après, quand elle n’est plus nulle part dans le monde, reste cette image. Quand on aime beaucoup quelqu’un qu’on ne voit pas si souvent, parce qu’on reste une étudiante définitivement intimidée, cette image installée dans une zone de tendresse et de respect prend tout son relief. Chaque visite jadis permettait de mieux la dessiner à chaque fois -« Véronique amenez-moi des petits beurres Lu »… Bien sûr ! Des petits beurres Lu ! C’est évident ! Trop bien !
9Un beau jour, elle n’est plus nulle part, et la mort est une effroyable soustraction : elle vous enlève dans un éclair de guillotine la part vivante de l’autre, elle la soustrait à vos bras tendus, à votre « bonjour ! » heureux. Reste cette image en soi, plus qu’une image, une présence. La présence en soi d’une figure aimée disparue n’est pas un simple dessin visualisé de l’intérieur, mais tout un bloc dense de séquences diverses advenues, et que le souvenir transforme en « trait » ; il y a dans une présence une couleur dominante, un paysage sonore, une manière de bouger les mains, le contenu même, le fond, des paroles souvenues… Il y a aussi la force de ce qui n’a pas été dit, mais qui est là tout autour des mots, du mouvement des sourcils, etc. Il y a une myriade de tracés, de coups de pinceau, de multiples petits boucles tressées entre elles, et qui frisent dans tous les sens, et tout cela brille au moment du manque. Et tout cela dessine malgré tout, ou plutôt sculpte, une silhouette totale, une forme humaine habitée, qui garde son énigme mais qui ne ressemble à personne d’autre qu’« elle ».