
1Le 9 août 2015, Michel Perrin est parti sur le chemin des Indiens morts, chemin qu’il connaissait bien pour l’avoir étudié minutieusement chez les Guajiro ou Wajùu comme ils se nomment eux-mêmes. Ils vivent entre la Colombie et le Venezuela, terre aride où sévit souvent la famine et où l’acculturation et la mondialisation sont en marche. Il a publié un beau livre avec ce titre chez et c’est lui que je suis allé chercher dans ma bibliothèque quand j’ai appris la mort de Michel Perrin, exemplaire qu’il m’avait dédicacé lors d’une soirée qu’il avait passé chez nous [1] et où j’avais été subjuguée par son intelligence vive, sa passion et son érudition. Ancien physicien, il traitait l’ethnologie avec la même rigueur qu’il avait pour les sciences dures.
2Ce livre s’est ensuite transformé en un film du même nom qu’il a tourné avec Jean Arlaud et qui est sorti en 1983 (CNRS). Dans ce film que j’ai vu il y a bien longtemps, je me souviens de Isho, un grand Goajiro, mort en 1975 et avec lequel Michel Perrin avait dialogué durant sept ans. Aussi bien la vie quotidienne que la vie rituelle de la famille guajiro de Isho sont tournées vers la mort qu’il faut apprivoiser, l’au-delà pour lequel il faut ménager une place et le chamanisme qui est inscrit dans le monde social et dans le soin. Puis, dans une seconde partie, on voit les fils d’Isho qui quittent leur péninsule pour aller vivre à Maracaïbo, la ville des Blancs, pour trouver du travail précaire dans les bidonvilles. Difficile dans ces conditions de maintenir les traditions en particulier celle du second enterrement des morts, étape pourtant très importante du parcours des morts wajùu. Ils sont alors obligés de rentrer dans leurs villages pour mettre en ordre les restes de leurs défunts.
3Quand il vint en invité au 14e colloque de L’autre sur le rêve, Michel Perrin nous raconta un moment de sa vie d’anthropologue inédit, récit qui le surprit lui-même tant ces péripéties du terrain sont d’habitude tues. A ses tous débuts de la vie chez les Wajùu, il n’avait pas l’habitude de chercher à se souvenir de ses rêves, tant et si bien que le matin, il avait du mal à raconter à ses interlocuteurs ses rêves comme il est l’habitude de le faire chez les Wajùu qui considèrent que l’on ne doit pas garder ses rêves pour soi et que pour en tirer un véritable bénéfice spirituel, il faut les faire passer, les transmettre à ses partenaires sociaux. Ils pratiquent donc une véritable oniromancie matinale et se saluent en se racontant leurs rêves. « Rêve qui est frère de Mort » comme le dit un informateur guajiro dans cet ouvrage. L’interprétation des rêves est donc ici une véritable obligation sociale. Or, au début Michel Perrin, pas encore assez guajiro n’était pas vraiment capable de le faire, nous a-t-il raconté au cours de ce colloque. Lors d’une de ces rencontres matinales, un peu honteux et dépité, il invente un rêve. Son interlocutrice lui dit que ce rêve est inventé, il se demande ce qu’il doit faire en tant qu’ethnologue et finalement, pris dans ce que l’on pourrait appeler son « contre-transfert d’ethnologue et d’homme », il ment une seconde fois en disant que ce rêve est bien vrai ! Il analysera avec nous et de manière sincère et authentique cet épisode oh combien intéressant qui nous en apprit bien plus sur l’effet du terrain sur l’ethnologue et la personne que bien des discours ou des théories… Peu de temps après, il ne lui fut plus nécessaire d’inventer des rêves tellement il était inscrit de manière forte dans cette culture au point de voir et de rêver guajiro comme le dit joliment Andras Zempléni dans une critique du livre qu’il a fait peu de temps après sa sortie, dans L’homme [2]. Pour Zempléni l’oniromancie guajiro est un véritable acte religieux ce que Perrin défendait mais qui est rarement présenté comme tel. De même, à propos de Michel Perrin, Andras Zempléni parle d’un pointillisme critique et descriptif ce qui me semble bien correspondre à son exigence de dire les faits observés avant de leur donner une portée générale et théorique.
4Michel Perrin aimait les Wajùu mais il travailla aussi avec les Kuna du Panama et les Huichol du Mexique dont il admirait l’art mais critiquait les positions politiques très inégalitaires. Michel Perrin assumait des passions pour les uns et les autres, des passions positives mais aussi parfois négatives, ce qui ne l’empêchait cependant pas de les admirer, de les aimer, de les accompagner jusqu’au bout.
5Physicien, grand intellectuel mais praticien du rêve et du terrain, c’était aussi un amateur d’arts, sensible, un grand Monsieur qui est parti, trop discrètement. La revue L’autre le salue et voudrait par ces mots collectifs participer à ses secondes funérailles et à maintenir vivantes ses leçons du terrain.