CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Dans la présentation de cet ouvrage posthume, parfaitement édité, Valérie Lécrivain énonce qu’Alain Testart avait en projet la publication d’une sociologie générale en quatre volumes, fruits de ses séminaires qui réunissaient quelques initiés fidèles pour un travail de longue haleine qu’il n’eut malheureusement pas le temps d’achever : « Le contenu des deux premiers livres, sur les rapports sociaux et le politique, a fait l’objet d’un séminaire […]. En revanche, les deux autres livres prévus, sur l’économie et l’idéologie, sont restés à l’état d’ébauche » (p. 15, 16). Il s’agit donc du premier volume consacré aux rapports sociaux fondamentaux et qui permet de voir ce qu’était pour lui une sociologie générale : dégager les particularités des structures sociales d’une société et comprendre comment elles s’articulaient entre elles en vue de les intégrer dans une sociologie comparative (p. 11). Cette approche sociologique requiert un dépassement des frontières disciplinaires habituelles – notamment celle séparant histoire et ethnologie – puisqu’il s’agit d’analyser les structures de toute société (p. 17). Dans son propre avant-propos, en forme de court traité épistémologique, Testart renoue avec la sociologie du temps de Durkheim et Mauss. Non seulement il ne faut pas écarter les sociétés primitives d’une sociologie générale, mais il faut même leur accorder un « primat méthodologique » (p. 34, 35). De par sa rigueur implacable et par sa démarche scientifique – « De la définition rigoureuse des concepts et de leur gamme de variation dépendent évidemment la précision de l’observation ainsi que la vérification des propositions d’une théorie » (p. 38) –, l’auteur se propose de comprendre en comparant sur des bases sûres ce qui fait société. On sent en le lisant sa gourmandise d’entomologiste des sociétés, au point de négliger, selon nous, toute problématisation, sa recherche des rapports sociaux fondamentaux d’une société se suffisant à elle seule.

2 Après une introduction générale – qui nous semble dispensable pour le lecteur voulant aller à l’essentiel – dans laquelle il discute les apports sociologiques de Tocqueville, Marx et Durkheim, Testart en vient à sa méthodologie. Nous n’en retiendrons que deux aspects : ne jamais se satisfaire d’une idée ou d’un résultat, mais toujours creuser et comparer à nouveaux frais (p. 79) ; identifier un rapport social fondamental et le décomposer en éléments simples (p. 91). Autrement dit, l’humilité du chercheur doit se conjuguer avec son ardeur à analyser : sa curiosité scientifique doit l’emporter sur toute envie de montrer qu’il a raison envers et contre tous. Autrement dit encore : l’objet de la science est supérieur à l’ambition du sujet pour lui-même – on ne démontre pas pour soi, mais pour la science. Il y a chez Testart, dans sa rigueur méthodologique et son abnégation froide, quelque chose qui relève du juriste tant il affectionne de rediscuter chaque concept dans sa définition et son évolution. Il précise toutefois : « on ne peut jamais faire l’économie du juridique, mais une fois celui-ci étudié suffisamment, il faut le dépasser. Ceux qui y restent font du droit, non de la sociologie » (p. 168, n. 59).

3 Pour traiter des rapports sociaux fondamentaux, l’auteur a choisi d’abord d’analyser une société fondamentale en anthropologie sociale. Il s’agit des groupes aborigènes australiens et des systèmes de parenté complexes structurant leur société : « Toute la vie sociale dépend de la parenté, excepté dans la constitution du groupe qui est libre » (p. 126). L’organisation de base étant en moitiés, l’exogamie s’avère obligatoire. Déclinée en sections, voire en sous-sections, cette répartition symétrique des hommes et des femmes (p. 133) conduisait les individus à avoir entre eux des rapports de dépendance extrêmement ténus. La marge de liberté pour se marier était très étroite : le mariage ne modifiait pas la parenté – « Chez nous, la parenté dépend du mariage ; en Australie, le mariage dépend de la parenté » (p. 141) – et le système classificatoire de celle-ci ne favorisait aucun lignage : « La section […] coupe à travers cette ligne potentielle, la sectionne en tronçons différents selon les générations et l’empêche de se former » (p. 144). Dans cette société, le rapport social fondamental est donc de l’ordre de la dépendance sans pour autant qu’il y ait de hiérarchie sociale très affirmée : une dépendance mutuelle.

4 Dans un second chapitre, l’auteur en vient à traiter de la société féodale européenne et de ses deux rapports de dépendance principaux : la vassalité et le servage. Avec des nuances, suivant le plus souvent certaines des analyses de Marc Bloch qui avait un « sens sociologique profond » (p. 167), Testart souligne la dépendance personnelle des deux états, critiquant donc l’idée selon laquelle le statut de vassal aurait été de tout temps lié à l’obtention d’un fief et selon laquelle le serf (servus : esclave) était asservi dans le seul but d’exploiter une terre. Concernant le servage, Testart n’hésite pas à entrer dans une discussion technique de médiéviste, déconstruisant la notion et affrontant la variété des statuts (p. 179) : « La qualité personnelle des relations de dépendance, de l’Empire romain jusqu’aux derniers temps du Moyen Âge, est en tout cas ce qui explique la prolifération des formes, par-delà tous les modèles idéaux » (p. 196). À la différence de l’esclave, le serf est une personne et ne peut en être un épigone qu’au titre d’affranchi restant dépendant de son ancien maître (p. 189). Malgré des incertitudes concernant l’évolution peu linéaire du servage, reste l’évidence d’une relation de dépendance personnelle ayant des points communs avec le vasselage : si le vassal est libre de s’engager, en revanche, ni lui ni le serf ne sont libres de se dégager (p. 196).

5 Le chapitre iii sur la société moderne occidentale sert de contrepoint. Court et moins approfondi, il permet surtout de souligner le fait que cette société est fondée sur l’indépendance individuelle de droit, elle-même reposant sur la notion de contrat, et conduit à la dépendance matérielle, économique (p. 221). C’est pour l’auteur une « non-société » tant les liens sociaux sont lâches (p. 205) et tant tout se détermine par rapport aux choses (p. 212). Les chapitres iv et v sont un retour à la société féodale et aux sociétés australiennes. Pour le Moyen Âge, Testart écrit : « Les puissants de l’époque ont étendu ou cherché à étendre à tous le modèle de la dépendance personnelle » (p. 228). Concernant les Aborigènes, il observe un « retournement en asymétrie », c’est-à-dire que la parfaite symétrie du système de parenté induit toutefois une forte inégalité entre hommes et femmes, et entre anciens et jeunes (p. 265). Ce chapitre très intéressant nous donne à penser qu’il invalide la démarche même de l’auteur, car le rapport social fondamental n’est pas de l’ordre de la parenté, mais du rapport entre les genres, la subordination des jeunes aux anciens relevant de ce rapport. En effet, à la lecture de ces pages, on constate que les hommes d’âge mûr assoient leur pouvoir sur les jeunes à partir des initiations. Ces derniers mis en attente ne peuvent se marier et voient leurs aînés accumuler les épouses : « les asymétries font penser à la horde dominée par le grand mâle qui tient en respect une flopée de jeunes […] et qui dispose de son harem. On ne peut s’empêcher de penser que, par cet aspect, l’Australie reste proche du règne animal, du moins de ce qui en est le plus commun : la dominance. Et par l’autre aspect, par toute cette parenté si sophistiquée, par toute cette obstination à présenter les choses en symétrie, on sent le “travail de la culture” » (p. 262). Il nous semble donc que confronter des sociétés très distinctes entre elles, sans autre problématique que celle d’établir leurs rapports sociaux fondamentaux, n’est peut-être pas à même de nous mener bien loin, voire nous induit en erreur si la dominance précède la dépendance.

6 Dans la troisième partie de son ouvrage, Testart poursuit ce même chemin en analysant différentes sociétés : la Cité antique (Grèce et Rome), la Chine classique, le Japon, l’Afrique subsaharienne (parenté et lignages), l’Amérique du Nord (plaines et côte nord-ouest), la Nouvelle-Guinée et la Californie (p. 269-487). Moins approfondies que pour les précédentes sociétés, ces études sont loin d’être superficielles, notamment concernant l’Afrique à laquelle deux chapitres sont consacrés. L’Afrique lignagère, à la différence de l’Amérique des Indiens des plaines et de la côte nord-ouest, implique des liens juridiques fondés sur la parenté et pesants pour l’individu, tandis que les Amérindiens n’étaient soumis qu’à des liens de fait, tels les liens d’amitié (p. 467, 468). Nous ne pouvons pas entrer dans le détail de ces analyses, mais nous estimons qu’elles marquent tout autant que les précédentes les limites de la démarche de l’auteur. En effet, on ne voit pas par exemple ce qui permet de rapprocher et de séparer des sociétés très différentes du point de vue de leur stratification sociale. On est donc loin des Éléments de classification des sociétés qui prenaient en compte l’économie et l’organisation politique afin de déterminer des « Mondes I, II et III » distincts. On ne voit pas non plus ce qui permet de séparer des ensembles culturels qu’il importerait pourtant d’interroger ensemble. Dans son dernier ouvrage publié de son vivant (Avant l’histoire), Testart remettait l’évolutionnisme sur le métier de l’anthropologie : pourquoi alors ne pas tenir compte des migrations et de l’apparentement génétique et culturel des populations ? En confrontant des peuples sans considérer le moins du monde leurs traits culturels pour ne prendre en compte que la structure sociale, on en vient à dénier toute continuité dans l’analyse : une société n’est pas qu’un groupement d’individus sans identité culturelle. Il nous apparaît qu’une bonne démarche socio-anthropologique doit être en mesure d’établir un équilibre entre le social et le culturel, l’un révélant l’évolution en soi d’une société, l’autre ses traits originels. Par exemple, comparer Mélanésiens de Nouvelle-Guinée et Aborigènes australiens nous semblerait approprié, car ils partagent une même culture religieuse (mythe d’origine, objets sacrés, initiations) tout en se différenciant fortement socialement.

7 La dernière partie de l’ouvrage en est la synthèse théorique. Elle est très technique et aboutit à la formulation de trois principes, généraux, mais complexes, déterminant des sociétés homogènes, et hétérogènes si l’un de ces principes vient à manquer. Le second de ces principes est exprimé par l’auteur comme une loi : « Il existe toujours, dans tout type de société, un rapport social possédant des caractéristiques opposées à celles de rapports de la forme immédiate et que nous pouvons en conséquence qualifier de “contradictoire”, bien qu’il se constitue invariablement sur leur base et soit partout compatible avec eux » (p. 552). Pour l’Australie, l’asymétrie qui conduit à la dépendance d’individus vis-à-vis d’autres est en contradiction avec le rapport social immédiat de la symétrie du système de parenté déterminant l’interdépendance des individus entre eux. Or, la question qui se pose à nous est la suivante : le rapport social contradictoire et le rapport social immédiat ne peuvent-ils pas être inversés ? Pour les Indiens des plaines et de la côte nord-ouest, il semble que le rapport social immédiat n’ait rien eu de juridique, même le potlatch (p. 437-440), et que le rapport contradictoire n’avait rien de spécifiquement juridique lui-même puisque le prisonnier de guerre pouvait être torturé à mort, asservi ou adopté – raison pour laquelle ces sociétés se trouvent à l’opposé des autres (tableau p. 554). Autrement dit, si « le social tout entier est coextensif à la notion d’obligation » (p. 507), on peut s’interroger dans une optique évolutionniste sur la capacité de sociétés d’en faire des obligations juridiques. Nous voulons dire qu’un rapport de dépendance qui relève du droit d’une société a peu de chances d’être immédiat. En comparant Australiens et Néo-Guinéens, on en déduit que les premiers ont bien plus développé dans la parenté les dépendances de droit que les seconds qui sont restés pour l’essentiel à des obligations dans un champ restreint (p. 478, 479). La volonté de Testart de situer le droit à l’origine de la société devient contre-intuitive. Les Amérindiens des sociétés non stratifiées montrent à l’évidence que les rapports sociaux fondamentaux ne supposent aucune base juridique.

8 L’ultime chapitre tient en deux pages et énonce deux lois aisées à retenir, car très générales : 1. « Toute société met en œuvre au moins une forme de dépendance » (p. 575) ; 2. « Toute société possède une dimension juridique, en ce qu’elle a au moins un rapport social fondamental qui est de droit ; mais elle en a également au moins un qui ne l’est pas » (p. 576). On peut donc dire qu’une société n’est jamais idéale ou que la dépendance fait la société. On peut dire encore que toute société a une base juridique, sans que le droit de cette société ne détermine tous les liens de dépendance. Par exemple, les Aborigènes ont leur système de parenté comme base juridique, mais la domination des femmes et des jeunes hommes ne repose sur rien de juridique et semble tout autant déterminer cette base. Il n’existe pas de société sans contraintes pour l’individu, mais la vie sociale précède toute forme de société comme la dominance peut être le terreau de la dépendance. Il faut espérer que le volume II de ces Principes de sociologie comparative consacré au politique sera à même de donner une vision de ces sociétés un peu plus conforme à leurs évolutions.

Christophe Lemardelé
Laboratoire d’études sur les monothéismes (UMR 8584)
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/08/2022
https://doi.org/10.3917/anso.222.e0002
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