CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 D’un côté, on a le plaisir (rare) de lire une somme sur Émile Durkheim, qui plus est chez Gallimard, collection « NRF Essais ». De l’autre, la stupéfaction de découvrir un ouvrage uniquement à charge, saturé de propos parfois très douteux (voir infra). Ce livre est hybride et déconcertant : c’est un travail érudit et pamphlétaire à la fois.

2 On sait que le déboulonnage des statues était un art prisé par certains médias à l’affût de buzz ; mais cette tendance a visiblement gagné une partie de la sphère académique.

3 Dans cet ouvrage hautain, les spécialistes de Durkheim et de l’histoire de la sociologie, qui essaient de construire un savoir cumulatif depuis des décennies, sont rabattus au statut d’idolâtres inutiles. Inutiles, nous ne le pensons pas. Inutilisés, certainement. Wiktor Stoczkowski (WS désormais) se pose en auctor pensant être en mesure de se passer de tous ces lectores. Un travers dommageable qui le conduit à commettre des contresens grossiers et le prive de connaissances précieuses. Il n’hésite pas à laisser croire aux ingénus qu’il énonce des idées neuves, qu’il invente des critiques, dont certaines sont adressées à Durkheim depuis toujours. Il trompera les non-spécialistes, hélas les plus nombreux.

4 Suivons le cheminement de ce directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) rattaché au Laboratoire d’anthropologie sociale (UMR 7130, Collège de France-EHESS-CNRS) créé par Claude Lévi-Strauss.

5 Sa « préface » donne le ton : « Les savants créent des mondes chimériques capables d’anesthésier notre esprit critique » (p. 12). Durkheim est le « spécimen holotype » de l’homo academicus que WS souhaite ajouter à la collection entamée depuis son essai sur Lévi-Strauss [1] en 2008. Penseur « bien moins original qu’on ne le dit » (p. 15), « Durkheim s’intéressait à des thèmes rebattus ». WS l’a choisi pour « sa relative trivialité ». En outre, et c’est le cœur de la thèse de cet ouvrage, Durkheim représente(rait) « le pli sotériologique des sciences sociales » qui, telles des religions séculières, s’évertue(rait) à diagnostiquer le Mal (social) pour annoncer les voies du Salut. Selon WS, « les sciences sociales veulent se substituer au christianisme » (épilogue, p. 483). C’est là le pire de leur péché, qu’il veut dénoncer.

6 L’introduction (p. 22-31) réitère la préface sur le fond et la forme : WS annonce qu’il va démonter pièce par pièce la « cosmologie de Durkheim ». Il ajoute qu’il va traiter les théories de Durkheim comme celui-ci traitait les croyances des Aborigènes d’Australie, c’est-à-dire comme de pures représentations.

7 Il décline la première partie de son épais volume en quatre chapitres : l’axiologie de Durkheim (« Le monde en proie au Mal ») ; l’ontologie (« Les êtres du monde [de Durkheim] ») ; l’étiologie (« Les origines et l’Histoire [selon Durkheim] ») et la sotériologie (« Le salut moral »). Quelques figures de rhétorique bien senties nous invitent à prendre du recul avec son objet, tel l’intitulé de sa première partie « Le monde selon Durkheim » (à l’instar du sous-titre de son ouvrage sur Lévi-Strauss en 2008). Il ne se défera jamais de cette distance axiologique avec Durkheim, essayant sans cesse de tirer le lecteur à ses côtés.

8 Dans le premier chapitre, WS affirme que Durkheim, comme tous les grands auteurs de sciences sociales, décrivait un monde occidental rongé par le mal et les pathologies en tous genres. Selon lui, les auteurs de sciences sociales du xixe ont toujours besoin de dramatiser leur point de départ pour justifier l’action curative de leur science. Il campe le portrait d’un Durkheim en prophète du malheur (une figure soignée dans le Judaïsme antique de Max Weber en 1917). L’Apocalypse serait le genre de prédilection des auteurs de sciences sociales, de Durkheim à nos jours.

9 Pourtant, cette prémisse ne nous convient pas du tout : le but de Durkheim n’était pas de diagnostiquer le Mal occidental. S’il cherchait à étudier ce qui était « morbide » ou « pathologique », c’était pour comprendre le fonctionnement de l’organisme « normal » – non sans tenter au passage de théoriser le normal dans Les Règles de la méthode en 1894 (chapitre iii). Étudier les causes du suicide, par exemple, lui permit d’analyser le fonctionnement du lien social au moment où il cédait, non pas d’alerter sur l’état moral de la société pour la réformer. Dans son ouvrage de 1897 (Le Suicide), Durkheim ne propose d’ailleurs aucune réforme sérieuse pour réduire les taux de suicide. Prendre au sérieux les quelques pages qu’il consacre à des prescriptions est assez naïf, nous semble-t-il. Comment aller contre les tendances sociales comme l’égoïsme ou l’anomie ? Il le dit : ni l’éducation, ni la famille, ni la politique, ni la religion ne peuvent être réellement réformées. Il évoque en 1902 une réforme des corporations professionnelles, voilà tout. De même, quand Durkheim étudie le crime, il ne vise pas à dénoncer la criminalité prétendument explosive de la société, mais à comprendre les fondements de la solidarité sociale. Tout enseignant de sociologie le répète en boucle à ses étudiants de licence : Durkheim expliquait que le crime est un phénomène normal, au sens où il est général, nécessaire et utile. Il ne dénonce aucun Mal initial dont la criminalité serait le symptôme ni aucune atteinte à une prétendue morale universelle. À aucun moment, il ne cherche de solutions contre le crime, comme le fit par exemple Enrico Ferri, célèbre criminaliste de l’école italienne, par ailleurs député socialiste [2]. Durkheim alla même jusqu’à écrire que l’hypothèse d’une société sans crime était absurde (Les Règles de la méthode, 1894). Son cours inédit de sociologie criminelle de 1892-1893 dont nous avons établi l’édition scientifique [3] le confirme : nulle intention chez Durkheim de décrire une société gangrénée par la criminalité ; nul diagnostic alarmiste sur le déclin de l’Occident inspiré d’Oswald Spengler ; nulle intention non plus de fournir des remèdes pour une « réforme morale » (comme un Frédéric Le Play dans les années 1870). Sa seule visée : proposer une théorie originale, contre-intuitive (que WS fait mine de ne pas comprendre) selon laquelle la société a besoin de crimes : ils provoquent l’indignation, qui s’institutionnalise dans la pénalité, qui contribue à (ré)activer les sentiments collectifs. C’est une vieille idée de la philosophie politique qui trouve ses origines, selon Robert Nisbet [4], chez Edmund Burke : selon ce dernier, le préjudice serait nécessaire à la société [5]. La criminalité entraîne l’indignation qui active la conscience collective et donne de la vigueur à la solidarité sociale.

10 Ainsi, le premier chapitre de cet essai, sur lequel repose tout l’édifice théorique de l’auteur, nous paraît manquer sa cible ; il est basé sur un contresens (volontaire ou non) quant aux intentions théoriques et méthodologiques de Durkheim. « La question du mal est omniprésente dans sa pensée de 1883 à 1915 » assène WS une fois de plus page 46. Mais le répéter tout au long de l’ouvrage ne contribue pas à le démontrer. Cela ne pourra convaincre qu’un seul type de lecteurs : ceux qui ne connaissent pas Durkheim.

11 En revanche, il ne fait pas de doute que la vision de WS fonctionne selon son propre modèle : il dénonce le (prétendu) Mal originel des sciences sociales qui se seraient postées à la place des religions (entendre : du christianisme) et auraient voulu réformer la société comme elles. Et il appelle à leur rédemption en conclusion.

12 Dans le chapitre ii, l’auteur revient sur la conception durkheimienne – disons sur sa conception de Durkheim – de la double nature humaine. « À la noblesse de l’homme social s’oppose chez Durkheim l’indignité de l’homme physique » (p. 67). « La société idéalisée de Durkheim a tous les attributs du divin ». On tombe donc en pleine « sociolâtrie », car Durkheim nous enjoindrait d’aimer la société plus que l’individu.

13 Là encore, il est impossible de laisser dire les choses de cette manière. Durkheim montre au contraire que les sociétés promeuvent historiquement l’individu en l’érigeant en objet sacré. C’est toute la thèse de la Division du travail social (1893), reprise dans son grand article « Deux lois de l’évolution pénale » (1901), non étudié par WS. En outre, cette critique de la prétendue « sociolâtrie » (appel à l’amour de la société) a été déjà cent fois adressée à Durkheim. Cela n’atténue certes pas la charge de l’argument, mais il aurait été honnête de l’indiquer. L’auteur se garde de révéler qui l’a inspiré, y compris dans sa bibliographie qui s’étend sur des dizaines de pages. Il s’agit de la célèbre attaque de Monseigneur Déploige, formulée dans la Revue néo-scolastique, qui date de 1907 [réitérée en 1911 une première fois] : cet auteur écrivait que la sociologie de Durkheim était une « sociolâtrie », c’est-à-dire un culte outré de la société. En outre, Déploige accusa Durkheim de plagiat, en disant que sa sociologie était tout entière made in Germany (il anticipa en cela la future attaque antisémite que dut subir Durkheim, en 1916, quand il fut taxé de « Boch à faux nez » par un sénateur d’extrême droite, en séance publique au Sénat).

14 Le chapitre iii porte sur le cours d’histoire de l’enseignement qui fut professé par Durkheim à partir de 1904 à Paris devant les étudiants normaliens, à la demande de Louis Liard, directeur général de l’Enseignement supérieur (titre posthume : L’Évolution pédagogique en France, 1938). Ce grand cours est moqué de bout en bout par WS qui rabat « l’histoire selon Durkheim » à l’histoire « des manuels scolaires de la IIIe République ». La civilisation se développe(rait) (selon le Durkheim de WS) par stades, et toujours les mêmes : l’Orient biblique amorce tout, la Grèce et Rome prennent le relais, puis le Moyen Âge s’impose jusqu’à la Révolution française qui engage notre modernité. Dans cette « vision durkheimienne » de l’évolution historique, un élément attire tout spécialement l’attention de WS : le peuple juif serait à l’origine de tout, il serait « l’anneau le plus archaïque » de notre civilisation. Tout au long de son ouvrage, l’auteur signale les nombreuses références au peuple juif dans l’œuvre de Durkheim, et s’interroge à bon droit sur le sens de cette importance (p. 93 sq.). Il évoque « les spécialistes » du sociologue et leurs « pistes embrouillées à propos de sa rupture avec sa tradition culturelle ». Il déclare ne rien avoir pu tirer d’eux sur cette question. En revanche, son opinion est ferme : il affirme que Durkheim a projeté « ses ancêtres » les Hébreux sur tous ses objets d’étude. Ceux-ci seraient devenus dans son œuvre « les analogues des Iroquois, des Kabyles, des Aborigènes d’Australie et de tous les autres Naturvölker contemporains » (p. 93).

15 Certains spécialistes se sont pourtant intéressés à la question de la relation de Durkheim au judaïsme et à l’éventuelle influence de son éducation religieuse sur son œuvre (on pense à Jean-Claude Filloux [6], ou plus récemment à Pierre Birnbaum [7]). Mais WS ne juge pas ces sources dignes d’intérêt. Là encore, on (re)connaît cette « critique » ancienne, que Durkheim dut affronter de son vivant (on a par exemple révoqué en doute sa « sociologie talmudique »). Elle n’était pas toujours très bien inspirée, c’est le moins qu’on puisse dire.

16 En attendant, la « vision historique de Durkheim » est vilipendée tout au long du chapitre. Le Moyen Âge devient « le Moyen Âge durkheimien » (p. 97). Durkheim aurait été fasciné par cette époque (c’était, soit dit en passant, la thèse de Nisbet [8] datant de 1966). Il aurait (encore une fois) projeté ses idéaux sur cette époque : « Cet idéal moral que Durkheim a prêté au christianisme médiéval est en réalité le sien ». Puis arrive la Révolution française qui serait le point focal de « l’histoire durkheimienne » (p. 108). Tout le mal de notre société, selon Durkheim, viendrait de là : l’égoïsme et le rejet de la religion judéo-chrétienne.

17 WS ne tire rien de positif de cet « ouvrage » : il serait juste le témoignage d’une culture historique médiocre. Et WS n’y voit que l’incapacité de Durkheim à éviter de projeter ses obsessions sur les objets qu’il étudie.

18 Le chapitre iv aborde ce que WS appelle la sotériologie, le dernier volet de son modèle théorique, qui renverrait au volant prescriptif durkheimien. Comment recréer un « milieu moral », étant donné que la famille, la religion, l’éducation n’y parviennent plus ? Selon Durkheim, la science devrait se substituer à la religion et fonder la morale des temps modernes. On a peine, cependant, à citer des passages sotériologiques chez Durkheim. Durkheim ne prescrit pas grand-chose, en réalité. Et WS ne peut pas nous convaincre du contraire, sauf à procéder par affirmation, sans exemplification.

19 Après avoir démonté dans sa première partie ce qu’il appelle « la cosmologie de Durkheim », WS se propose dans sa seconde partie (« À l’épreuve des choses ») de démontrer qu’aucun des ouvrages de Durkheim ne repose sur des bases méthodologiques, empiriques, théoriques et logiques solides : ni le Suicide (chapitre v : « La science se mesure au Suicide »), ni les Formes élémentaires de la vie religieuse, ne sont capables selon WS d’accorder les faits aux théories qui sont aussi fausses qu’abstraites. Durkheim aurait été érigé bien à tort en classique des sciences sociales. WS laisse de côté la thèse de Durkheim (1893), faute de temps, de place, on ne saurait dire, car il ne s’en justifie pas. Dommage : cela représente dix années de travail et de réflexion du « jeune Durkheim » (1882-1892). WS a choisi de se saisir de ces deux autres livres, parce que « le premier relève de la pathologie et le second de la thérapeutique » (p. 159). Il le répète cent pages plus loin : « Le Suicide pose le diagnostic de l’état de refroidissement moral des sociétés, du mal. Les Formes prolongent ce constat de pathologie sociale sur le plan thérapeutique » (p. 298). Avouons une fois encore notre malaise devant une telle reconstruction à cent lieues de tout ce qu’on peut lire sur Durkheim depuis cent ans, ou de ce qu’on peut comprendre en l’étudiant. On ne voit pas en quoi Les Formes élémentaires de la vie religieuse serait l’ouvrage de la « pharmacopée durkheimienne » – à supposer qu’il y en ait une – qui répondrait aux questions morales de notre temps. Pour le dire vite, il n’est jamais question de morale dans cet ouvrage – et encore moins de morale prescriptive [9].

20 WS attaque Le Suicide en commençant par reprocher à Durkheim des aspects qu’il est tout à fait en droit de dénoncer. C’est peut-être le seul point sur lequel nous aurions aimé suivre WS, mais certainement pas en nous y prenant ainsi. Il écrit que Durkheim ne cite pas (toutes) ses sources (p. 161), qu’il « truque » et « manipule les statistiques » (p. 162, 172, 174, 176), qu’il « maquille les chiffres » de ses tableaux (p. 174), qu’il « supprime les résultats qui ne vont pas dans son sens » (p. 165), qu’il n’a pas lu les romans qu’il mobilise (Lamartine, p. 186, Werther de Goethe, René de Chateaubriand, p. 197). En somme, WS dresse le portrait d’un Durkheim en faussaire, ce qui le démarque de l’image d’Épinal qu’on a de ce savant, homme droit, moral et intègre. WS s’en amuse avec ironie.

21 Dans le chapitre vi (« Le sociologue en Australie ») réservé au second ouvrage qu’il prend pour cible, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, les reproches pleuvent dru, là encore. Ils sont plus charpentés que pour le précédent, même si la critique est outrée et démarre, rappelons-le, sur des prémisses fausses (à savoir : les Formes serait un ouvrage de prescription morale). Les attaques portent sur les références bibliographiques, apparemment considérables, mais en réalité indigentes. WS affirme en effet que Durkheim « ne les connaît souvent que de seconde main » (p. 218). Il réduit sa bibliographie à un substrat de trois ouvrages. Les spécialistes apprécieront. Malheureusement, les non-spécialistes le croiront. Que dire alors des 500 comptes rendus publiés par Durkheim entre 1898 et 1913 dans L’Année sociologique (qui ne sont pas analysés dans cet ouvrage), qui portaient souvent sur des aspects du livre publié en 1912 ? Durkheim n’aurait pas lu non plus les livres qu’il recensait ? Comment soutenir sérieusement que Durkheim ne lisait pas ce qu’il référençait ? À quoi passait-il ses journées de travail ? Que dire aussi des 5 000 comptes rendus de ses collaborateurs de L’Année sociologique, qu’il relisait et annotait ? Qui mieux que Durkheim, connaissait tout ce qui paraissait dans le monde, dans les revues, sur les questions qui l’intéressaient ? Aussi, ce reproche est complètement invraisemblable.

22 Seconde critique : Durkheim aurait assimilé les Aborigènes aux Juifs, il aurait pensé leurs fêtes sur le modèle du shabbat (p. 227). Quant au « génial » Robertson Smith (dixit Durkheim lui-même) sur lequel reposent beaucoup d’intuitions théoriques durkheimiennes à partir de 1895 – ce qu’il appela lui-même sa « révélation » –, WS lui règle très vite son compte : « Hypothèses non empiriques, invérifiables et interprétations incertaines » (p. 240). Robertson Smith est pourtant considéré comme une référence dans le domaine de l’anthropologie des religions, il a formé James George Frazer. Mais on peut parier que WS aurait tout aussi bien pu démonter les ouvrages de ces grands auteurs écossais.

23 On finit par comprendre que WS ne supporte pas la thèse principale de Durkheim, pourtant assez banale et somme toute très proche de celle d’un Ludwig Feuerbach, selon lequel « Dieu » est la société symboliquement représentée, l’image projetée d’elle-même ; il ne comprend pas non plus que Durkheim n’ait jamais semblé modifier sa théorie au contact des faits ethnographiques, qu’il découvrait par ses lectures. Il lui reproche d’être un faux inductif : « Les faits ne guidaient pas sa pensée » (p. 270). S’il fallait une preuve supplémentaire de cette réticence supposée aux faits, WS cite (on pourrait dire « retwitte ») une boutade qui aurait été rapportée par Henri Bergson à propos de Durkheim : « quand les faits le gênaient, il disait que les faits avaient tort ». Mais que sait WS de la relation entre Durkheim et Bergson ? S’il avait eu une telle opinion sur son ancien camarade de Normale sup’, aurait-il fait son possible pour que Durkheim soit élu au Collège de France en 1905 ?

24 La troisième partie du livre intitulée « Les (véritables) règles de la méthode » est la plus originale, au moins dans son intention. Ici, WS cherche à comprendre la genèse du système de pensée durkheimien. Il se demande où s’originent les problématiques de Durkheim, et ses (mauvaises) méthodes (négligence des faits empiriques, abus des syllogismes, déductivisme, goût excessif pour l’abstraction, etc.). Pour ce faire, il revient assez logiquement à l’origine, c’est-à-dire à la formation initiale de Durkheim à l’École normale supérieure (ENS) (1879-1882) ; il choisit d’en faire la clé explicative de sa « vision du monde » (chapitre vii, « Les formes élémentaires de la pensée normalienne »). L’habitus de Durkheim aurait été forgé à Normale sup’ ; et comme on le sait depuis Pierre Bourdieu, les dispositions déterminent les prises de position. C’est là que Durkheim aurait forgé sa cosmologie, appris à penser en mode binaire, à mépriser les faits. Quelle preuve nous donne WS ? Il a consulté les copies des candidats du concours de 1879 à l’ENS (reçus ou non). À chaque fois, il a été frappé par « leur désinvolture par rapport aux données et leur dextérité dialectique » (p. 327). On appréciera le procédé méthodologique : évaluer la sociologie de Durkheim à l’aune des dissertations de philosophie des candidats au concours à l’ENS… On ne voit pas le rapport.

25 Ce chapitre vise à reconstituer « l’habitus cognitif des normaliens » (p. 332), à caractériser les « dispositions normaliennes », à mettre à jour les schèmes de pensée inculqués à tous ces apprentis philosophes (par exemple : altruisme versus égoïsme ; individu versus société, etc.) [10]. WS se dit « stupéfait de retrouver la quasi-totalité des thèses de sa sociologie, dans le répertoire rebattu des thèmes de dissertation philosophique » (p. 346). Et d’en conclure, avec un grand sens de la nuance : « La sociologie durkheimienne est une discipline auxiliaire de la philosophie du secondaire » (p. 347). Là encore, nous sommes en désaccord profond avec l’auteur : quel rapport entre le cours de Sens (Durkheim, 1883), dont on a la version prise en notes par André Lalande qui fut un élève de Durkheim de terminale (que WS n’a pas pris la peine d’analyser), un cours qui collait au programme officiel de philosophie, et ses œuvres sociologiques ultérieures ? Où se trouvent, dans cet enseignement philosophique calqué sur le programme officiel, les données historiques, juridiques, ethnologiques, statistiques, si riches et abondantes qui abondent dans son œuvre sociologique ? Il y eut une rupture considérable entre la science sociale enseignée par Durkheim à partir de 1887 à Bordeaux et la philosophie qu’il enseigna au lycée entre 1882 et 1887. Ne pas le reconnaître est invraisemblable. L’idée que Durkheim soit resté un philosophe dogmatique n’est pas sérieuse. Le passage de la philosophie à la sociologie est un vrai sujet historique, complexe et passionnant. Il est totalement escamoté par WS [11].

26 Quant au chapitre viii, force est de constater qu’il manque de clarté. L’auteur y défend la thèse selon laquelle la cosmologie de Durkheim serait de facture spiritualiste, en contradiction avec la sociologie qui serait par nature (?) spencérienne et (donc) matérialiste. Selon WS, Durkheim se serait efforcé de critiquer Herbert Spencer dans sa thèse pour se faire bien voir des spiritualistes, ses maîtres et ses juges. Il décrit les efforts que Durkheim aurait dû produire pour masquer son matérialisme. Mais on ne sait plus, au final, si Durkheim cachait qu’il était matérialiste ou s’il était spiritualiste sans l’avouer. Le chapitre ix intitulé « Le triangle moral » revient sur cette question, en insistant cette fois sur la problématique morale (ou moraliste) qui court dans toute l’œuvre du sociologue. Par cela seul, Durkheim aurait été un philosophe spiritualiste. Cette proposition permet à WS de réaffirmer sa thèse : « L’ensemble de son œuvre explore un seul et unique thème : la crise morale (pathologie), ses causes (étiologie) et ses remèdes (thérapeutique) » (p. 417). Ce n’était pourtant pas le sens du projet de Durkheim d’établir, comme Renouvier, une « science de la morale », ou comme Saint-Simon, une « physique générale du droit et des mœurs ».

27 Pour décrire le contexte spiritualiste qui aurait imprégné Durkheim, WS nous ramène à l’ENS afin de nous convaincre que le catholicisme y dominait au sein du corps enseignant. Il dépeint Émile Boutroux en catholique prosélyte [12] et l’ENS en officine de catholiques intransigeants. Il estime que Durkheim n’aurait pas pu résister à cette emprise idéologique. La thèse est intéressante, mais est-elle soutenable ? Les moyens méthodologiques que se donne WS pour la démontrer ne sont pas satisfaisants. Concernant les professeurs, certains étaient sans doute catholiques, mais ils avaient un devoir de réserve qui était surveillé de près par la hiérarchie (protestante ou athée). Léon Ollé-Laprune, par exemple, professeur de philosophie de Durkheim en première année, était un fervent catholique ; mais il fut précisément inquiété par la direction pour ses positions trop peu laïques (il fut d’ailleurs soutenu par un collectif d’étudiants mené par Jean Jaurès, de la promotion 1878). Quant à l’influence des enseignements, on peut s’interroger à bon droit sur leur caractère décisif. Quelle place WS donne-t-il aux lectures des étudiants ? On pense à Charles Renouvier, l’auteur favori de Durkheim au cours de ses années de formation (alors qu’il n’y est fait quasiment aucune allusion dans l’ouvrage de WS) ; on pense à Auguste Comte qu’il découvrait, à Herbert Spencer. Ce n’était pas des auteurs à proprement parler « catholiques » ! S’il avait été conséquent, WS aurait dû analyser méthodiquement les listes des emprunts des élèves de l’ENS, comme le font certains spécialistes depuis des années, pour mieux saisir leurs cheminements. Mais cela aurait demandé un travail considérable et sans doute contrarié sa thèse. D’après les témoignages de certains étudiants (voir l’autobiographie de Gaston Richard, de la promotion 1880), on apprend que certains lisaient Ernest Renan et que ce fut un choc. Rien de bien catholique là-dedans, au contraire.

28 La quatrième et dernière partie de l’ouvrage s’intitule « Expliquer et comprendre » et reprend, on ne saurait dire pourquoi, l’énoncé de la fameuse « querelle des méthodes » en sciences sociales. Elle se compose de deux chapitres : « Le mal du monde moderne » (chapitre x) et « Les idées ont des conséquences ». Dans le chapitre x, WS passe un long moment à évoquer la neurasthénie, une « maladie imaginaire, qui aurait été promue au rang de “mal du siècle” autour de 1890. De nombreux auteurs s’y intéressaient théoriquement et beaucoup s’en croyaient atteints, dont William James et Durkheim. Ce dernier écrivait dans Le Suicide : “Les juifs ont l’incontestable tendance et toutes les caractéristiques de la neurasthénie […] réfractaires à la tradition, ce sont des innovateurs” ». WS s’amuse de cet autoportrait en creux et plutôt flatteur, que Durkheim aurait dressé de lui-même. Tout au long de ce chapitre, WS place Durkheim et James en vis-à-vis. Ils auraient produit l’un et l’autre des théories qui sont des « anamorphoses de la religion judéo-chrétienne en tant que doctrines du salut ». Ils auraient aspiré à produire des doctrines du salut, à les substituer au christianisme jugé périmé, en le transfigurant. Le parallèle entre les deux hommes est pour le moins étrange sur la question religieuse. James est connu pour son mysticisme et sa révélation religieuse, tandis que Durkheim était un athée complet. Il refusa même que sa fille Marie se marie religieusement en 1913. À trop peu vouloir effectuer des incursions dans la vie des auteurs qu’il étudie, WS commet de gros impairs.

29 Dans le onzième et dernier chapitre, WS s’interroge une fois encore sur « Les traces du judaïsme dans l’œuvre de Durkheim » (p. 450), un thème qu’il reprend ici, car il rentre en résonance avec sa thèse sur le « pli sotériologique des sciences sociales ». Il redit que les spécialistes de Durkheim n’ont rien trouvé « de fiable à ce sujet » ni apporté « de résultat satisfaisant » (p. 603, n. 3). Pour WS, en revanche, tout est très clair : il y a chez Durkheim une tendance constante à déprécier la religion, qu’il assimilait à une machine répressive et archaïque. La proposition est vraie pour le jeune Durkheim, celui de la Division du travail, mais elle est fausse pour le dernier Durkheim qui voyait en elle, au contraire, une « machine » (pour reprendre le terme de WS) à produire le social par effervescence, une dynamogénie.

30 WS choisit ce chapitre pour s’adosser à l’œuvre d’un théologien qu’il a visiblement beaucoup fréquenté, Lucien Laberthonnière, ancien directeur de la Revue des Annales de philosophie chrétienne qui s’était insurgé en son temps contre l’assimilation que faisait Durkheim entre le totémisme des Aborigènes et le christianisme. Or « le Christ » – nous disent WS et Laberthonnière d’une même voix – « est l’antithèse de l’homme social de Durkheim » (p. 456). Et WS d’ajouter : « En réalité, c’est du christianisme que Durkheim a fait la matrice à la fois de la vie sociale et de sa sociologie, de sa vision du monde. Mais un christianisme déconcertant, déformé, altéré » (p. 458). Serait-ce là le cœur du rejet que WS éprouve vis-à-vis de Durkheim ? Nous touchons ici, semble-t-il, le point névralgique de la thèse de WS. Mais à ce stade, force est de constater que le propos devient théologique. L’auteur se prononce soudain sur la « vraie nature » du christianisme, ou « le vrai message » du Christ. Quant à Durkheim, il aurait produit un christianisme « altéré ».

31 En outre, c’est à ce moment précis que WS ne se contrôle plus et écrit des choses qui nous ont longtemps fait hésiter à recenser son livre. Citons-le : « La doctrine nazie, le communisme, se rejoignent tous les deux dans leur façon similaire, d’allure étrangement durkheimienne, de concevoir l’individu et ses rapports à la société » (p. 463). « Ces morales relativistes, utilitaristes, font table rase du christianisme authentique ». On reste sans voix. L’assimilation de la sociologie durkheimienne aux idéologies totalitaristes nous paraît autrement plus scandaleuse que le fait d’avoir comparé les religions totémiques au christianisme. Voir figurer Mein Kampf dans la bibliographie interroge, surtout quand on réalise avec effroi que WS l’a sérieusement comparé aux écrits du sociologue. Ce passage stupéfiant renvoie à un autre, qui se loge dans le chapitre rageur (les lecteurs pourront vérifier) sur le Suicide. WS y affirme que Durkheim n’aimait ni la nature, ni les animaux, ni même l’amour (!). WS ajoute : « Ce qu’il aime, c’est les idées abstraites. Travail, famille, patrie » (p. 189). Que penser de cette phrase dans un ouvrage qui voudrait passer pour sérieux dans la collection « NRF » de Gallimard ?

32 On repense alors à ce nouveau passage où WS nous affirme que Durkheim n’était pas sensible à la misère : « Il parlait de la misère en théoricien » (p. 211), lui le « fonctionnaire doté par Louise Dreyfus ». « Son langage était celui d’un nanti ».

33 Ces attaques ad hominem n’ont pas leur place dans un essai érudit. La critique de l’œuvre est évidemment acceptable ; mais comment l’entendre quand elle se mélange sans cesse à une haine farouche, contre l’homme ? Un homme sur lequel WS, d’ailleurs, n’a pas enquêté. Au fond, toute l’érudition de WS a été transformée en énergie négative. Et de ce point de vue, elle est gâchée. Que penser de ses intentions ? Quelle fut sa véritable motivation ? Est-elle avouable ? Qu’est-ce qui justifie une telle animosité de la part de cet historien de l’anthropologie, envers le premier des sociologues français, Durkheim, critiqué depuis toujours, mais néanmoins reconnu comme un classique par les centaines de sociologues issus de tous les pays, depuis cent ans ? Comme l’écrivait Durkheim dans les Règles de la méthode « l’intention est une chose trop subjective pour être étudiée scientifiquement ».

Notes

  • [1]
    Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Lévi-Strauss, Paris, Hermann, 2008.
  • [2]
    Voir Enrico Ferri, La Sociologie criminelle, Paris, A. Rousseau, 1893 : la troisième partie traite des « substituts pénaux » (ensemble de techniques législatives visant à se substituer aux peines jugées inefficaces, par exemple en augmentant le prix de l’alcool).
  • [3]
    Voir Émile Durkheim, Leçons de sociologie criminelle, éd. Matthieu Béra, Paris, Flammarion, 2022.
  • [4]
    Robert A. Nisbet, « Conservatism and Sociology », American Journal of Sociology, 58, 2, 1952, p. 167-175.
  • [5]
    Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution de France…, Paris, Laurent fils libraire rue de la Harpe, 1790.
  • [6]
    Jean-Claude Filloux, Durkheim et le socialisme, Genève, Droz, 1977.
  • [7]
    Pierre Birnbaum, Géographie de l’espoir, Paris, Gallimard, « NRF essais ».
  • [8]
    Robert Nisbet, La Tradition sociologique, Paris, Puf, 1984.
  • [9]
    Durkheim envisageait d’ailleurs d’écrire un ouvrage sur la morale. Sa mort prématurée à 59 ans en 1917 l’en empêchera.
  • [10]
    Soit dit en passant, seuls 4 ou 5 normaliens d’une promotion de 20 ou 30 choisissaient chaque année de présenter l’agrégation de philosophie. Les autres préparaient l’agrégation d’histoire, de lettres ou de grammaire.
  • [11]
    Nous renvoyons à Giovanni Paoletti, Durkheim et la philosophie. Représentation, réalité et lien social, Paris, Classiques Garnier, 2012.
  • [12]
    Il n’hésite pas à tordre les faits en écrivant que les cours d’histoire de la philosophie de Boutroux étaient systématiquement théologiques. Leur consultation en ligne (ils ont été numérisés) montre une tout autre réalité (voir notre article : M. Béra, « Une archive originale : les manuscrits des cours de Boutroux ou la trace d’une technique pédagogique toute spéciale », Les Études sociales, 1-2, 2020, p. 235-244, DOI : 10.3917/etsoc.171.0235).
Matthieu Béra
IRDAP, université de Bordeaux
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/08/2022
https://doi.org/10.3917/anso.222.e0001
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