La question est sans doute abrupte. La poser de cette façon, c’est évidemment s’exposer à des malentendus, et principalement à celui qu’engendre une conception continuiste de l’histoire des sciences sociales, qui voit dans la trajectoire particulière de la sociologie en France l’expression d’une forme « holiste » de la proposition épistémologique générale qui la soutient. Qu’elle s’exprime sous la forme de la « société éternelle », dans laquelle Harold Garfinkel voyait l’apport majeur d’Émile Durkheim, ou d’une « théorie générale des champs » que Pierre Bourdieu a cherché à établir au cours d’une quête ininterrompue, c’est la relation au concept de totalité qui semble constituer le fil conducteur de l’entreprise sociologique, qualifiée régulièrement de pratique scientifique comme les autres dont l’avènement tardif, et d’une certaine façon toujours à venir, est l’effet des obstacles sociaux qu’elle rencontre sur son chemin. Les Règles de la méthode sociologique (Durkheim, 1895) et le Métier de sociologue (Bourdieu, Chamboredon & Passeron, 1968 pour sa première édition) font état des difficultés propres à la sociologie : la nécessité de la lutte contre les prénotions qui saturent le monde social qu’exprime Durkheim n’est guère éloignée de la bataille héroïque que mènent les auteurs du manifeste pour une nouvelle sociologie. On se souvient en effet que les trois sociologues se situaient explicitement dans la postérité de Durkheim lorsqu’ils affirmaient la nécessité de rompre avec les illusions du sens commun et qu’ils contestaient la coupure entre l’épistémologie des sciences de l’homme et celle des sciences de la nature…