CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Ce livre analyse l’incidence des discriminations sur les subjectivités des individus et sur leur rapport au politique en s’inspirant des approches de la sociologie culturelle qui prend en compte les cadres discursifs et les répertoires culturels propres à chaque société. L’enquête collective menée entre 2014 et 2018 a permis de collecter un corpus de données riche et diversifié puisqu’elle a été menée dans neuf quartiers populaires, dont six se trouvent sur le territoire français (Le Pile à Roubaix, Pasteur à Villepinte, Les Tilleuls au Blanc-Mesnil, le Mas-du-Taureau à Vaulx-en-Velin, le Mistral à Grenoble, et Lormont près de Bordeaux), et trois à l’étranger, dans des pays anglo-saxons (Montréal-nord à Montréal, Shadwell dans l’est de Londres et South Central à Los Angeles). C’est le double mouvement de l’analyse entre différentes échelles – l’échelle locale où se jouent des dynamiques institutionnelles et celle, nationale, où circulent les répertoires et récits sur la race et les discriminations – qui permet de comprendre les différences de modalités d’engagement face aux discriminations non seulement sur le territoire français, mais surtout entre la France et le reste du monde.

2 Le corpus de données est composé, d’une part, de 245 entretiens biographiques réalisés par la méthode « boule de neige » à partir des entrées associatives des auteur·e·s, et d’autre part, de données ethnographiques récoltées auprès de collectifs militants actifs dans la lutte contre les discriminations. Les auteur·e·s précisent que la méthode de collecte conduit à une surreprésentation, au sein de l’échantillon, de personnes engagées au sein d’activités collectives et associatives de leur quartier (trois-quarts des personnes interviewées) et qui sont diplômées du supérieur (62 % du corpus total des personnes enquêtées). Ceci a pu avoir une incidence sur l’analyse dans la mesure où les personnes les plus diplômées déclarent davantage d’expériences de minoration que les autres (p. 48). Les écarts sont néanmoins minimes puisque, d’une part, les auteur·e·s notent que l’expérience de la discrimination et de la stigmatisation est très largement partagée, quel que soit le profil des personnes enquêtées (p. 352). D’autre part, la majorité des enquêteurs et enquêtrices ont pu être perçu·e·s comme blancs et blanches au cours de l’entretien et cela est décrit comme un facteur d’inhibition de certains ressentis ou expériences de discrimination dans un contexte français où ceux-ci suscitent malaise et controverse (p. 356), et conduisent souvent les individus qui en sont victimes à les minimiser (p. 46) ou à mettre en avant des formes de prudence ou de retenue (p. 35). C’est d’ailleurs pour ces mêmes raisons, et également pour obtenir un large échantillon ne se restreignant pas aux personnes militantes, que les entretiens n’ont pas été négociés comme portant explicitement sur les questions de discrimination (p. 33).

3 Le premier chapitre expose un aperçu du nombre d’expériences discriminatoires recensées au cours des 245 entretiens réalisés, en portant une attention particulière à trois critères – ethnoracial, religieux et territorial – de discrimination. D’une part, le pourcentage de personnes déclarant avoir vécu au moins une expérience de discrimination ou de stigmatisation à titre personnel est supérieur à celui récolté lors des précédentes enquêtes statistiques et s’élève désormais à 77 % en France. Les auteur·e·s attribuent cet écart en partie à la montée, en France, de l’islamophobie qui fait suite aux attentats en 2015 (p. 46). D’autre part, les auteur·e·s montrent que les personnes enquêtées pensent avoir été discriminées ou stigmatisées davantage sur la base du facteur ethnoracial (50,6 %) que sur la base territoriale (36 %). Ces résultats contrastent avec la logique française de « territorialisation de l’expérience des discriminations » [1] par laquelle le territoire vient se substituer à l’origine, observée lors de l’enquête Trajectoires et Origines. Les auteur·e·s soulignent néanmoins des biais potentiels liés à l’interprétation de la question de l’expérience discriminatoire et insistent sur la mention de plusieurs critères conjoints de discrimination par plus d’une personne enquêtée sur deux (p. 50). Les auteur·e·s identifient également un « script interprétatif » qui permet la politisation de l’expérience discriminatoire. Celle-ci est rendue possible d’une part par la désingularisation de l’expérience de discrimination, soit par le fait de « rattacher chaque expérience d’injustice à un ensemble collectif d’expériences similaires » (p. 67), et, d’autre part, par la conflictualisation qui conduit à imputer les causes de l’expérience à des facteurs structurels au lieu de les attribuer au seul individu auteur de la discrimination ou à la situation rencontrée. Les auteur·e·s en viennent ainsi à contredire l’hypothèse répandue selon laquelle les personnes des quartiers populaires catégorisées comme « dépolitisées » selon les standards classiques de la politique seraient incapables d’interpréter les discriminations subies en termes politiques (p. 76).

4 Le deuxième chapitre poursuit cette analyse en posant la question des processus d’identification collective et des modes d’affiliation des classes populaires qui peuvent naître en réaction aux discriminations subies. Si les précédentes enquêtes avaient conclu que le « déni de francité » vécu par de nombreuses personnes issues des quartiers populaires n’impactait pas le sentiment d’appartenance à la communauté nationale (p. 91), les auteur·e·s nuancent partiellement ce constat en soulignant à nouveau la façon dont la montée de l’islamophobie depuis 2015 impacte les identifications. Il est notamment observé que les assignations identitaires et les expériences d’alterisation entravent le processus de subjectivation des individus et peuvent, dans certains cas, conduire à un effritement du sentiment d’appartenance nationale (p. 99). Ce chapitre offre une riche analyse des catégories d’identification mobilisées par les personnes enquêtées souvent de manière conjointe, et de leur caractère intersectionnel. Les auteur·e·s dressent notamment le constat que les identifications ethnoraciales font sens pour les individus, du fait d’un sentiment partagé de discrimination sur la base d’origines extra-européennes supposées (p. 121). Il s’agit là d’une assertion importante. D’une part, elle démontre les limites du répertoire de l’universalisme républicain qui se veut aveugle à la race, mais produit la racisation. D’autre part, ce constat pourrait appuyer à la fois la nécessité et la pertinence d’introduire des statistiques ethnoraciales afin de lutter de manière effective contre les discriminations et le racisme structurel.

5 Dans les troisième et quatrième chapitres, les auteur·e·s proposent une approche séquentielle et processuelle des réactions à la minoration afin de comprendre « l’enchainement des réactions, ou les raisons du choix de composer ou non en fonction du moment et des contraintes situationnelles » (p. 144). Selon les auteur·e·s, le fait que les individus puissent composer avec l’expérience de la discrimination en y opposant par exemple un silence stratégique, ou en ayant recours à l’humour, ne doit pas être interprété comme une acceptation de l’ordre racial existant par ces personnes (p. 186). Au contraire, le rapport à la Police, mais aussi le sentiment d’impuissance du petit nombre de personnes qui entreprennent des démarches pour faire valoir leur droit contre les discriminations (un vingtième des personnes enquêtées en France, contre un cinquième à l’étranger), sont des éléments qui façonnent les « consciences du droit » de manière négative (p. 185). Les auteur·e·s montrent toutefois que le fait de s’opposer constitue une réponse répandue aux discriminations, observée chez près de deux tiers des personnes rencontrées qui en ont été victimes. L’approche élargie de la politisation adoptée permet de conclure que la plupart des registres d’opposition observés relèvent de la « résistance ordinaire », telle que l’affirmation de sa présence dans un espace public. Toutefois, un quart des individus qui ont été témoins ou victimes de discrimination s’engagent dans une association ou un parti politique – dont un dixième dans une association liée directement ou indirectement aux questions de discrimination – ce qui semble justifier le choix des auteur·e·s de consacrer les deux derniers chapitres du livre aux collectifs dédiés à la lutte contre les discriminations.

6 Dans la deuxième et dernière partie du livre, les auteur·e·s notent qu’un tournant s’opère au sein des luttes antiracistes actuelles puisque, au sein des onze collectifs étudiés, elles sont portées par des personnes minorisées et directement exposées aux discriminations. Ces modalités de lutte antiraciste mobilisent plus que le militantisme « par conscience », qui désigne « un engagement dans des luttes politiques sectorielles de ceux qui ne sont pas directement concernés par ces causes » [2], et est porté par des associations historiques comme SOS racisme (p. 250). Toutefois, les auteur·e·s amènent des éléments qui auraient de quoi rassurer celles et ceux qui s’inquiètent d’une « racialisation du débat public ». D’une part, les identités collectives mises en avant par ces collectifs sont mouvantes et intersectionnelles (p. 249), au contraire d’être posées comme un enjeu fondamental permettant de créer une frontière symbolique entre un « eux » et un « nous ». D’autre part, ces collectifs continuent d’adopter majoritairement les formes de lutte portées par l’antiracisme politique classique, relevant essentiellement du registre de la conscientisation (p. 263). La perspective comparée avec les formes de lutte menées sur les terrains étrangers prend ici tout son sens. Elle permet de constater que la primauté du registre de la conscientisation sur celui de l’interpellation est due à des contraintes pesant spécifiquement sur les actrices et acteurs de l’antiracisme en France, comme l’a également montré Éléonore Lépinard [3] en enquêtant sur les organisations féministes et antiracistes en France et au Québec. Effectivement, les associations en France sont confrontées à la fois à un manque de moyens bien supérieur à celles localisées sur les terrains à l’étranger, mais aussi à la nécessité de prioriser la visibilisation des discriminations dans un contexte où la prégnance du répertoire de la colorblindness conduit à nier leur caractère structurel. Ce constat offre une preuve de plus que le répertoire de l’universalisme républicain ne se déploie pas seulement dans des débats houleux qui opposeraient les « universalistes » aux prétendus « islamo-gauchistes », mais qu’il se concrétise par un véritable rapport de force idéologique qui structure et contraint les modalités de la lutte antiraciste en France. Le dernier chapitre pose notamment la question de la transformation des politiques publiques permise par l’action collective et offre un panorama des situations que l’on retrouve localement, en prenant en compte le rôle exercé par l’orientation politique de la municipalité, ou de la présence « d’entrepreneurs de causes ». Si ces deux facteurs peuvent conduire à une évolution modeste de la prise en compte des discriminations comme enjeu d’action publique, les nombreux obstacles auxquels font face les actrices et acteurs qui se mobilisent pour dénoncer les discriminations génèrent une usure et constituent un coût de l’engagement (p. 313).

7 C’est dans la partie conclusive que les auteur·e·s s’inscrivent dans le débat autour des questions raciales et de l’intersectionnalité, en prenant un parti pris fort et en plaidant pour la nécessité d’une approche compréhensive des discriminations tenant compte du racisme (p. 333). Les auteur·e·s dénoncent les choix politiques, effectués depuis 2015, qui conduisent à un affaiblissement des politiques de la ville et à donner la priorité à la lutte contre la déradicalisation sur la lutte contre les discriminations (p. 338). Le caractère inédit des mobilisations de juin 2020 contre les violences policières est mentionné à plusieurs reprises, car il laisse entrevoir une nouvelle génération de personnes militantes et souligne ainsi la contemporanéité d’une lutte antiraciste en recomposition.

8 La question de la transnationalisation de la lutte contre les violences policières, et plus globalement de la transnationalisation de la lutte antiraciste, reste toutefois relativement inexplorée dans le livre, probablement pour des questions de temporalité. On peut espérer que de futurs travaux placeront cette dimension au centre de l’analyse afin de comprendre en quoi elle va de pair avec la circulation de nouveaux répertoires antiracistes transnationaux que les individus et collectifs en France peuvent s’approprier pour se redéfinir et influencer les structures qui cadrent les modalités de la lutte à l’échelle nationale et internationale.

9 Une autre dimension que l’on peut espérer voir plus amplement explorée dans de futurs travaux est celle du sens attribué aux différentes formes de minoration par les personnes qui en sont victimes. Comme mentionné précédemment, les auteur·e·s expliquent avoir fait le choix stratégique de ne pas négocier la plupart des entretiens autour de l’enjeu des discriminations et du racisme, ce qui semble particulièrement justifié et compréhensible notamment en raison du risque de « rejouer l’assignation identitaire en postulant que l’enquêté est nécessairement concerné par la question et sensible à celle-ci » (p. 33). Or, c’est pour cette même raison, mais également parce que les notions de discrimination, de stigmatisation et de racisme ont pu être explicitées à un moment de l’entretien (p. 48, 52) et qu’elles servent de base à la typologie du premier chapitre, qu’il serait intéressant d’analyser la façon dont les personnes font sens de ces notions.

10 Il est également rapporté que les personnes enquêtées avancent souvent plusieurs critères de minoration, ou manifestent des incertitudes quant aux raisons ou motivations qui ont conduit à des situations discriminatoires (p. 41). L’une des forces de l’enquête est justement de restituer la façon dont les trois critères de discrimination évoqués – ethnoracial, territorial et religieux – s’articulent entre eux de manière complexe sur le plan empirique. On peut espérer que de futurs travaux continueront sur cette voie en centrant l’analyse également sur d’autres critères de discrimination tels que le genre, ou en explorant également si, et dans quelle mesure, certaines expériences peuvent être interprétées comme étant avant tout rattachées à la classe sociale dans le contexte français, puisque ce critère d’interprétation a été décrit comme prédominant dans des contextes nationaux peu favorables à la dénonciation des discriminations raciales [4].

11 En résumé, cet ouvrage collectif contribue significativement à l’avancée des recherches sur les discriminations en France et ouvre la voie à de nouveaux questionnements et perspectives d’enquête. En montrant l’impact que l’épreuve de la discrimination produit sur la vie de millions de Français aussi bien sur le plan psychique, en affectant le sentiment d’appartenance nationale et en générant une certaine défiance des institutions, que sur le plan collectif, en limitant les modalités possibles d’engagement, ce livre nous rappelle une nécessité. Celle de prendre au sérieux la lutte contre les discriminations pour assurer les objectifs de justice sociale et de cohésion propres à une démocratie.

Notes

  • [1]
    Safi Mirna et Simon Patrick, « Les discriminations ethniques et raciales dans l’enquête Trajectoires et Origines : représentations, expériences subjectives et situations vécues », Économie et statistique, 464-466, 2013, p. 245‑275.
  • [2]
    Éric Agrikoliansky, « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la LDH dans les années 1980 », Revue française de science politique, 51, 1-2, 2001, p. 28.
  • [3]
    Éléonor Lépinard, Feminist Trouble: Intersectional Politics in Post-Secular Times, Oxford, Oxford University Press, 2020.
  • [4]
    Voir par exemple sur le contexte brésilien : Michèle Lamont, Graziella Moraes Silva, Jessica Welburn, Joshua Guetzkow, Nissim Mizrachi, Hanna Herzog et Elisa Reis, Getting Respect: Responding to Stigma and Discrimination in the United States, Brazil, and Israel, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2016, p. 155.
Camille Giraut
Institut des hautes études internationales & du développement
camille.giraut@graduateinstitute.ch
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/04/2022
https://doi.org/10.3917/anso.221.e0004
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