1 En 2000, dans la première édition de leur Sociologie de la bourgeoisie, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot regrettaient la rareté des travaux sociologiques portant sur la bourgeoisie, c’est-à-dire cette « classe » constituée des « familles possédantes qui parviennent à se maintenir au sommet de la société où elles se trouvent parfois depuis plusieurs générations » et que l’on trouve concentrées dans les beaux quartiers. Depuis, le nombre des travaux a quelque peu grossi, notamment à partir des années 2010. Pour ne citer que les ouvrages, on mentionnera les Aristocrates et grands bourgeois (2007) d’Éric Mension-Rigau, De bons voisins (2011) de Sylvie Tissot, Voyage de classes (2014) de Nicolas Jounin et Rester bourgeois (2015) d’Anaïs Collet. L’Enquête sur les bourgeois (2019) de Kevin Geay vient s’ajouter à cette maigre liste. La présente recension lui est consacrée.
2 Dès l’avant-propos, le but de l’auteur est énoncé : il s’agit de restituer une « enquête au long cours (2010-2017), qui revisite les lieux les plus emblématiques de la sociologie de la bourgeoisie : des concessions privées du bois de Boulogne aux établissements scolaires de l’Ouest parisien, en passant par les clubs de la grande bourgeoisie du XVIe arrondissement » (p. 8). Procédant principalement par observation et entretiens (une centaine), cette enquête qualitative n’a pas d’hypothèse forte. Elle se limite à « étudier les beaux quartiers par leurs marges, en relevant tout ce qui ne correspond pas au portrait d’une classe politiquement savante, mobilisée, puissante » et, ce faisant, elle cherche à « porter un regard neuf sur la citoyenneté bourgeoise » (p. 8). La restitution de l’enquête est faite de manière chronologique, un lieu de la bourgeoisie après l’autre, en assumant le point de vue subjectif et les tâtonnements du chercheur au travail.
3 Après un premier chapitre qui retrace l’impulsion, les déboires et le point d’entrée empirique de l’enquête, Kevin Geay aborde son premier « lieu emblématique » de la bourgeoisie : une concession privée du bois de Boulogne, en l’occurrence le Lagardère Paris Racing (chapitre ii). Il souligne que ses abords sont occupés par des prostituées et diverses catégories de déviants qui constituent une « offense » (p. 72) à l’entre-soi bourgeois. Or, loin de dominer ces espaces, les adhérents de ce club très privé sont impuissants à faire agir le maire du XVIe pour éloigner le commerce sexuel. Ils en sont réduits à prendre sur eux (par un travail de déni, d’euphémisation, d’évitement) tandis que les prostituées « traditionnelles », de leur côté, adoptent une attitude discrète et participent à la mise en place d’un ordre territorial tolérable.
4 Le deuxième lieu est le Club Cigare de l’université Paris-Dauphine, le temps d’une soirée où le maire du XVIe a fait une apparition brève, mais annoncée (chapitre iii). Cette observation, couplée à la mobilisation d’entretiens consistant à commenter des photos d’hommes politiques, fait apparaître que la collusion entre élite socio-économique et élite politique n’a rien d’automatique. Certes, l’accès aux hommes politiques rencontre, semble-t‑il, peu d’obstacles, mais les impairs et frustrations sont monnaie courante : « bonnes manières » pas toujours respectées, hommes politiques remis « à leur place » (celle de « commis »), lamentations et divers griefs quant à leurs actions, etc.
5 Le quatrième chapitre ne traite pas d’un lieu, mais d’une énigme : celle du désinvestissement politique relatif des bourgeois, compte tenu de leurs importants atouts ou « capitaux ». Par l’exploitation d’entretiens, Kevin Geay avance que ce désinvestissement pluridimensionnel (abstention, désinvolture dans le suivi de l’actualité politique, évitement de la conversation politique) s’expliquerait, pour la grande bourgeoisie, par son rapport plus libre et plus distingué à la politique. En cela, elle se différencie des franges inférieures des catégories supérieures dont l’investissement est plus laborieux et plus scolaire.
6 Le dernier chapitre s’intéresse à un lieu où se retrouvent, parmi d’autres, des collégiens et des lycéens qui ne sont pas parvenus à se maintenir dans le système scolaire confessionnel d’excellence des beaux quartiers : l’établissement privé – mais laïc – Galois. Par observation et entretien avec ces élèves déclassés, il est possible de voir que la reproduction sociale et culturelle de la grande bourgeoisie connaît des ratés, notamment quant à la transmission de la foi chrétienne ou de l’orientation hétérosexuelle.
7 L’ouvrage se clôt sur une conclusion de quatre pages (« Le goût du rôti froid ») où Kevin Geay s’interroge sur les conditions sociales et le contexte scientifique qui lui ont permis de développer et d’affûter son regard nuancé sur la bourgeoisie.
8 L’Enquête sur les bourgeois présente trois intérêts principaux. Le premier est d’ajouter au stock de connaissances factuelles d’un milieu qui, malgré les quelques travaux récents, reste très peu étudié. Le second tient à la méthode d’exposition. Écrit à la première personne, enclin au partage des doutes et des étonnements du chercheur, le récit retiendra l’attention de l’étudiant en sociologie qui souhaite des éclairages sur la mise en route d’une enquête, son vécu, mais aussi l’utilisation des ficelles du métier et de la boîte à outils d’une enquête qualitative. Enfin bien que l’enjeu de l’étude soit modeste, Kevin Geay parvient effectivement à montrer que la bourgeoisie n’est pas cette « classe politiquement savante, mobilisée, puissante » que l’on pourrait idéalement se représenter.
9 Ces mérites ne doivent cependant pas occulter des faiblesses dans l’objet, la méthode et la thèse soutenue.
10 Tout d’abord, il n’y a pas de travail conceptuel de la notion de bourgeoisie. Elle est simplement considérée comme l’autre nom des « classes supérieures », elles-mêmes définies par un pêle-mêle : « vieilles fortunes et nouveaux riches, petits et grands bourgeois, travailleurs tournés vers le profit économique et spécialistes du domaine culturel » (p. 8). Difficilement opératoire, cette définition finit ensuite par s’ouvrir aux membres des PCS no 3 (cadres et professions intellectuelles supérieures) et 23 (chefs d’entreprise de 10 salariés ou plus) de la nomenclature INSEE ainsi qu’à leurs apparentés (p. 23). La bourgeoisie devient alors une classe très vaste et fort hétéroclite qui regroupe à peu près la « classe titulée » et la « classe de confort » distinguées par Louis Chauvel dans Le Retour des classes sociales (2004), ouvrage collectif dirigé par Paul Bouffartigue. À ce stade, on ne peut que regretter l’absence d’une introduction – on passe directement de l’avant-propos au premier chapitre – dans laquelle le concept de bourgeoisie serait un minimum travaillé pour qu’ensuite les terrains puissent être clairement situés dans ce vaste et composite milieu social.
11 Ensuite, du point de vue méthodologique, certains choix sont discutables. Par exemple, pour constituer son corpus d’entretiens, Kevin Geay opte pour la méthode de l’échantillonnage « boule de neige » à partir du point d’entrée familial et personnel (p. 22-24). C’est le gage d’un fort biais de systématicité qu’il n’évoque guère. Par exemple encore, sur la concession du bois de Boulogne, Kevin Geay ne voit aucune mobilisation collective contre la prostitution, mais au contraire de la longanimité. Plutôt que d’interroger empiriquement les motivations de cette attitude, il préfère déployer la perspective de la sociologie interactionniste du travail d’évitement et une exploration du milieu prostitutionnel. On s’éloigne donc du sujet. On remarquera également que le chapitre iv, consacré au désinvestissement politique, n’est pas ancré sur un « lieu emblématique » et quitte donc lui aussi le fil rouge de l’ouvrage. Enfin, le choix de Galois pour « dénicher [d]es profils » d’élèves rejetés des lycées privés confessionnels d’excellence (p. 172) n’était peut-être pas le choix le plus judicieux puisque l’auteur n’a pu identifier et interroger que 16 élèves dans cette situation. À partir de là, il devient difficile de procéder à des inférences solides, d’autant que Galois est loin de représenter l’établissement de repli standard des déclassés du système scolaire privé confessionnel d’excellence.
12 Enfin, si la thèse de Kevin Geay consiste à apporter des nuances à un portrait trop parfait de la classe bourgeoise, force est de constater que ce portrait n’est pas celui dressé par les sociologues. Kevin Geay rappelle lui-même que les politologues américains avaient déjà souligné la diversité des élites et la divergence de leurs intérêts (p. 119), battant en brèche l’idée de leur puissante unité. Dans Les Ghettos du gotha (2007), les époux Pinçon soulignent aussi que cette classe ne s’est nullement mobilisée pour défendre la concession du Cercle du Bois de Boulogne face à l’offensive de la municipalité (p. 128-132). Ils soulignent que les Champs-Élysées, au fil du temps, se sont rapprochés des grands boulevards pour le malheur de la grande bourgeoisie (p. 119-124). Quant aux ratés de la reproduction sociale, Camille Peugny, dans Le Déclassement (2009), avait clairement montré que les classes supérieures n’étaient guère épargnées par ce phénomène, tables de mobilité sociale et entretiens à l’appui.
13 Finalement, malgré les limites qui viennent d’être évoquées, L’Enquête sur les bourgeois présente le mérite de donner des aperçus signifiants du monde des classes supérieures dans leurs pratiques politiques ordinaires et dans quelques-uns des lieux qu’elles fréquentent. Elle contribue à lever certains préjugés que le lecteur pourrait éventuellement avoir sur les fractions hautes de la société.