1La mise en place en 2018 d’un nouveau dispositif d’affectation dans l’enseignement supérieur – Parcoursup –, en remplacement d’APB, visait notamment un principe de plus grande justice entre les bacheliers (Frouillou, 2016), en uniformisant les procédures d’accès aux différentes filières, en réduisant les temps de décision et d’affectation, en limitant le nombre de candidats sans places et en rendant explicites et objectifs les attendus et les critères de sélection des différentes filières. Elle visait aussi, en instaurant une barrière à l’entrée, à améliorer l’image et la légitimité du premier cycle universitaire (selon le modèle : ce qui est rare – ou non nécessairement acquis – a plus de valeur). En outre, la procédure incluait également le développement de parcours accompagnés en Licence pour certains étudiants, de façon à leur permettre d’accéder aux prérequis demandés (dispositif « oui si »), et visant à réduire la sélection tacite fondée sur le pré-ajustement ou au contraire le décalage préalable des étudiants en fonction de leurs ressources scolaires et sociales.
2S’il est encore trop tôt pour mesurer les effets réels et à long terme de cette sélection à l’entrée sur la réussite aux examens et l’accès aux diplômes, il est néanmoins possible d’essayer d’en saisir les premiers effets pratiques et symboliques sur les récents promus en première année de Licence. Peut-on ainsi reconnaître, au processus de sélection appliqué à l’Université, la même « efficacité magique » (Bourdieu, 1989 : 142) que celle attribuée aux concours ou aux procédures qui donnent accès aux institutions d’élite – classes préparatoires aux grandes écoles et grandes écoles (Allouch, 2017 ; Darmon, 2013 ; Pasquali, 2014) ? La mise sous condition de l’entrée à l’Université agit-elle comme une opération d’élection qui consacre les étudiants admis et participe ainsi conjointement à leur sentiment de légitimité et à leur engagement scolaire dans l’institution ? En d’autres termes, peut-on dire que l’introduction d’une forme de sélection à l’Université conduit à accueillir des étudiants plus motivés et plus fortement engagés dans le travail universitaire ?
3L’article tente de répondre à ces questions en comparant les représentations et les pratiques des étudiants inscrits dans deux situations disciplinaires contrastées (une UFR de droit et une UFR de sciences économiques et gestion). Il conclut que l’opération de sélection ne saurait constituer de manière mécanique un rite d’institution. Dans une première partie, en effet, on observe que l’admission en droit, objectivement non sélective, agit malgré tout à la manière d’une « frontière magique », alors qu’à l’inverse, l’accès à la première année d’économie-gestion, formellement conditionnée, ne semble pas exercer ce même pouvoir. Qui plus est, on montre que s’il en est ainsi, c’est parce que le rapport des étudiants à leurs études universitaires tient autant, sinon davantage, à l’organisation pédagogique des enseignements, aux modalités de la relation enseignants-étudiants et aux trajectoires scolaires et sociales qui précèdent l’entrée en premier cycle. En d’autres termes, l’analyse témoigne de l’impossibilité de penser les effets d’une sélection indépendamment des pratiques et conditions d’enseignement. Mais ce phénomène et ces effets paraissent encore plus complexes lorsque l’on introduit dans l’analyse, comme on le propose dans une seconde partie, leurs dimensions temporelles et différentielles. On montre en effet tout d’abord que l’adhésion enchantée qui peut caractériser les premiers temps au sein des filières qui jouent le plus sur la rupture symbolique avec le secondaire (comme le Droit) peut laisser progressivement place à un sentiment d’injustice et à la remise en question de la réalité méritocratique de l’Université, notamment parce que la croyance des étudiants en leur juste valeur tend à être déstabilisée par le temps long et lâche de cette institution. On analyse ensuite la manière dont l’émergence d’un sentiment d’injustice s’exerce de manière différenciée et plus ou moins probable non seulement selon la filière mais aussi selon le profil social et scolaire des étudiants, et comment elle recouvre des inégalités bien réelles (ce qui permet de ne pas réduire ce sentiment à une simple représentation sans fondement).
Les conditions de l’adhésion et de l’engagement dans les études à l’Université
5L’application du dispositif Parcoursup a pu prendre des formes variées suivant les filières. Dans certains cas, la sélection s’est résumée à la seule constitution de files d’attente, mais non adossées à une procédure spécifique de tri entre les candidats selon des critères choisis. C’est le cas dans notre enquête pour la première année de droit. Dans d’autres, elle s’est déclinée entre une pratique de sélection directe, acceptant certains candidats et refusant certains autres, et une pratique de sélection conditionnelle, autorisant l’accès à la première année de Licence à certains profils de bacheliers, sous couvert du suivi de cours complémentaires. La filière Économie-Gestion enquêtée fonctionne suivant ce principe. Or ces deux manières d’entrer à l’Université vont conduire, au cours des premiers mois de la Licence, à des effets sur les étudiants en termes de rapport à la discipline et d’engagement dans le travail universitaire fortement différenciés, et qui peuvent paraître contradictoires au regard des objectifs censés justifier l’introduction de la sélection à l’Université.
Sélection et sentiment d’élection
6L’accès à la filière Droit étudiée ne repose donc pas sur un dispositif formel de sélection des candidats fondé sur l’évaluation de leurs qualités scolaires et/ou sociales (Karabel, 2005), mais est strictement conditionné à la capacité d’accueil autorisée. À l’inverse, la filière Économie-Gestion présente un dispositif complexe de séparation des candidats en deux temps, entre les élus et les exclus d’abord, et entre les admis sans condition et les admis sous condition ensuite. Pour autant, il apparaît que c’est bien dans la première formation que les étudiants semblent le plus vivre leur entrée en première année de Licence sur le mode de l’élection. En effet, l’entrée en première année de droit paraît procéder d’une rencontre heureuse et consécrative. De nombreux verbatim recueillis dans les questionnaires s’inscrivent ainsi dans le registre de l’enchantement, voire du religieux : « c’est une confirmation » : « je me sens bien », « je suis épanouie », « j’adore ce que j’apprends », « je suis passionnée », « l’ambiance est superbe », « la discipline juridique (Droit) permet d’être au cœur de la société, intellectuellement et spirituellement en quelque sorte ». À l’opposé, si les propos des étudiants d’Économie-Gestion laissent paraître beaucoup d’intérêt pour leur formation, le lexique utilisé ne présente pas cette coloration.
7Cette adhésion sacrée en première année de droit peut d’emblée être mise en lien avec le fait objectif que les étudiants y sont beaucoup plus nombreux que les étudiants de première année d’économie-gestion à avoir reçu pour première réponse dans l’interface Parcoursup un « Oui » (63,4 % contre 46,7 % pour les seconds [1]). Près des deux tiers des étudiants juristes ont ainsi fait l’objet d’une consécration franche et immédiate par l’institution. Corollairement, une plus grande proportion d’étudiants d’Économie-Gestion a été positionnée en liste d’attente (44,7 % contre 26,5 % des étudiants de Droit). En outre, 4,3 % des répondants au questionnaire en économie-gestion ont fait l’objet d’une admission conditionnelle (procédure dite « Oui si ») [2].
8Les étudiants de première année de droit sont par ailleurs d’autant plus disposés à vivre leur sélection sur le mode de l’élection qu’elle se fonde bien souvent sur un projet ancien, exprimé par certains comme une véritable « vocation » (Suaud, 1978) : « J’ai toujours aimé le droit », « J’ai toujours voulu faire du droit », « C’est une filière qui m’a toujours passionnée et je ne vois pas ailleurs ». Ce sont ainsi 23,7 % des étudiants de Droit qui rapportent leur orientation à un projet très ancien, contre 2,4 % des étudiants d’Économie-Gestion ; ou encore 31,7 % des premiers qui datent ce projet du lycée contre 17,3 % des étudiants d’Économie-Gestion. Ces derniers sont bien plus nombreux à rapporter leur choix à l’année de Terminale : respectivement 57,1 % contre 32,5 %.
9Mais l’explication de ces rapports différenciés à la filière ne saurait se réduire à ces deux éléments. Ces rapports sont aussi, et peut-être surtout, construits par des modes de présentation de la discipline et d’encadrement des étudiants bien distincts. En effet, si l’entrée en Économie-Gestion est plus souvent vécue sur le registre de la continuité et de la poursuite logique du parcours suivi dans l’enseignement secondaire, l’entrée en Droit s’opère sur le mode de la rupture entre l’ordre scolaire passé et l’ordre universitaire présent. Cette différence se mesure dans les décalages exprimés par les étudiants entre leurs représentations antérieures de la filière et leur rencontre effective avec les enseignements. Ce sont ainsi 72 % des étudiants en droit qui considèrent qu’ils avaient une connaissance « pas du tout » précise des cours dispensés dans leur filière avant de s’y retrouver, contre 59 % des étudiants en économie-gestion. Ce sont encore seulement 33,8 % des premiers qui estiment avoir été bien préparés à leur filière actuelle par leurs enseignements du lycée, contre 58,9 % pour les seconds. L’admission en Droit, objectivement non sélective, agit malgré tout à la manière de la « frontière magique » observée pour les institutions d’élite (Bourdieu, 1989). En revanche, l’accès à la première année d’économie-gestion, formellement plus contraint, ne semble pas exercer ce même pouvoir et être vécu comme tel par les étudiants.
10Cette distinction tient au fait que le sentiment d’élection ne tient pas tant à la réalité effective du principe de sélection (qu’il soit quantitatif ou qualitatif) qu’à la rhétorique qui accompagne l’admission dans une filière ou une institution scolaire donnée. Ainsi, en première année de droit, la rupture disciplinaire avec l’enseignement secondaire se double d’une rupture formelle dans la relation pédagogique. Les étudiants adhèrent ainsi d’autant plus à ce nouveau jeu universitaire qu’il se fonde sur un langage spécifique (les examens de contrôle continu sont désignés « galops d’essai »), une méthodologie de travail propre à la discipline, des travaux à produire régulièrement et souvent très éloignés des exercices réalisés avant le baccalauréat, c’est-à-dire sur une rupture avec le secondaire explicitée et même revendiquée. Les premières séances de cours apparaissent ainsi comme un véritable rituel durant lequel les étudiants sont directement plongés dans (et confrontés à) ces nouvelles manières d’être et de faire.
C’est au début de cette phase de cours toujours le même étudiant qui répond. Assez rapidement [L’enseignante] ne lui donnera plus la parole en demandant à d’autres de répondre. La parole tourne entre 4/5 élèves en majorité et ensuite la prof désigne des élèves pour répondre. Elle les appelle par leur nom de famille, précédé de Monsieur… Ou Madame… Elle les connaît tous visiblement et la manière dont elle les interpelle, souvent avec une anecdote, laisse à penser qu’elle s’en est fait une représentation (elle les a eus 5 fois en TD depuis le début du semestre).
[L’enseignante] essaie d’interroger ceux qui n’ont pas encore pris la parole depuis le début du cours. Une étudiante prend la parole, a des difficultés à s’exprimer, la prof passe alors le relais à une autre étudiante. Cette étudiante qui avait manifesté des difficultés à s’exprimer va finalement ré-intervenir d’elle même quelques minutes après. Elle était assise devant moi, je l’avais vue entretemps chercher dans son texte (sans doute ce qu’elle pouvait dire oralement).
Elle aide certains à faire leur intervention orale en les reprenant sur le vocabulaire employé, la manière de formuler leurs phrases notamment en leur demandant de commencer par « en l’espèce ». (Notes d’observation, TD de droit privé, 19 novembre 2018.)
12Ce qui distingue les manières de faire des enseignants de Droit de celles des enseignants d’Économie-Gestion est ainsi la prise au sérieux ostentatoire par les premiers du jeu universitaire, de ses codes et, ce faisant, des étudiants. Ces derniers sont dès lors d’autant plus « pris au jeu » que leurs enseignants font preuve d’une croyance fondamentale dans l’intérêt du jeu et donc de ses enjeux. Les étudiants s’affichent d’autant plus assidus qu’ils ne se sentent pas obligés de l’être : « car je ne me sens pas obligée de suivre les cours qui ne m’intéressent pas comme au lycée, je suis épanouie ».
13Plus précisément, la consécration à l’institution s’observe dans les pratiques de travail très concrètes des étudiants et les formes d’investissement face aux attendus pédagogiques. Les étudiants de Droit sont ainsi plus nombreux à se plier au travail prescrit par les enseignants (ainsi, 63,1 % des étudiants de droit font toujours les exercices demandés contre 28 % des étudiants d’Économie-Gestion ; ou encore, 39,5 % des étudiants de Droit lisent toujours les polycopiés distribués contre 13,7 % des étudiants d’Économie-Gestion). Plus encore, ils semblent plus fortement adhérer au format académique de l’Université et moins présenter un rapport utilitariste à la formation. Et ce, alors même que le droit est souvent présenté comme l’une des disciplines les plus professionnalisantes des filières universitaires. Ce sont ainsi 50,2 % des étudiants en droit qui préfèrent les CM aux TD contre 13,8 % en économie-gestion ; 59,6 % des étudiants en droit qui préfèrent des enseignements donnant des connaissances plus larges plutôt que des enseignements préparant strictement aux examens, contre 49 % en économie-gestion, ou encore 36,4 % des étudiants de droit qui préfèrent les cours théoriques aux cours appliqués, contre 12,4 % des étudiants d’économie-gestion. Ce rapport différencié aux enseignements est confirmé par les observations effectuées dans les cours de ces deux disciplines, opposant par exemple le silence monastique des amphis de droit constitutionnel, les étudiants étant intégralement affairés à leur prise de notes, au chahut [3] des CM de systèmes économiques internationaux, dans lequel les ordinateurs ont été interdits pour éviter les dispersions.
14En première année d’économie-gestion, la sélection pourtant effectivement réalisée, n’agit pas comme un rite d’institution qui viendrait distinguer des étudiants en les détachant de leur état scolaire antérieur. Les étudiants d’Économie-Gestion sont ainsi plus prompts à mobiliser un référentiel lycéen pour rendre compte de leurs enseignements : « maths, ça va, c’est un peu comme l’année dernière » ; « [l’enseignante] parle à ses élèves comme si on était une classe normale ». Le sentiment de proximité entre le fonctionnement de la Licence d’Économie-Gestion et celui de l’enseignement secondaire s’observe également dans l’importance qu’accordent les étudiants au groupe « classe », à la manière de ce qui se fait au lycée. Ce sont ainsi 78,6 % des étudiants d’Économie-Gestion qui font partie d’un groupe Facebook lié à leur classe de TD contre 50,4 % des étudiants de Droit. 29,3 % des étudiants d’Économie-Gestion travaillent avec d’autres étudiants de leur promo, contre 17,4 % en droit. Ce sont 63,4 % des étudiants d’Économie-Gestion qui envisagent de réviser à plusieurs pour préparer les examens, contre 51,5 % des étudiants de Droit. Enfin, 45,6 % des étudiants d’Économie-Gestion déclarent s’être fait des amis au sein de leur groupe de TD depuis le début de l’année, contre 32,8 % des étudiants de Droit. Dans les entretiens, la dimension fortement collective de la filière Économie-Gestion, fondée sur le principe de la camaraderie, apparaît aussi, notamment en ce qui concerne la préparation des examens qui donne lieu à des pratiques de mise en commun : « quand quelqu’un a un sujet de l’année dernière, il l’envoie dans le groupe [de TD]. Comme ça, on essaie de faire le contrôle ».
Sélection conditionnelle et formes d’étiquetage
15Le public de première année d’économie-gestion est tendanciellement plus doté scolairement et socialement que celui de Droit. Il y a en effet davantage de bacheliers technologiques et professionnels dans la filière non sélective que dans la filière sélective (respectivement 5,9 % de bacheliers technologiques et 0,2 % de bacheliers professionnels en droit, contre 2,3 % et 0,4 % en économie-gestion) et moins de bacheliers scientifiques (24,5 % contre 39,5 %) [4]. Les étudiants d’économie-gestion sont par ailleurs plus nombreux à avoir un père diplômé de l’enseignement supérieur (65,7 % contre 56,9 % en droit) [5] ; ils sont également plus nombreux à avoir un membre de leur fratrie en études ou diplômé de l’enseignement supérieur (53 % contre 43,9 %). La promotion scolaire et sociale que vivent une partie des étudiants de Droit peut expliquer pour partie leur rapport enchanté à la formation. Une étudiante issue d’un baccalauréat professionnel, première de sa famille à accéder à l’enseignement supérieur, exprime dans le même temps la difficulté à se défaire d’une assignation identitaire fondée sur son origine scolaire et le sentiment d’avoir passé une frontière scolaire et sociale (Pasquali, 2014) par l’admission en droit : « Étant une bac pro, les critiques à l’égard de moi, ce fut en masse. Je n’ai pas renoncé et aujourd’hui je suis encore plus heureuse car c’est ce que j’aime. » Pour les étudiants en économie-gestion, l’entrée à l’Université constitue moins souvent un destin scolaire d’exception. Surtout, et alors même que la filière Économie-Gestion est fondée sur une procédure de sélection intégrant des critères précis, contrairement à la filière Droit, elle accueille pourtant davantage d’étudiants « par défaut », soit qu’ils ne se trouvent pas dans la première formation de leur choix (26,8 % contre 13,9 %), soit qu’ils sont dans une démarche de réorientation après une première expérience de l’enseignement supérieur (14,8 % contre 4,7 %), soit encore – dans une moindre mesure – qu’ils ont renoncé à une autre formation parce que les attendus présentés dans Parcoursup ne leur correspondaient pas (11,8 % contre 8,1 %). Ces résultats rappellent l’absence de corrélation entre caractère sélectif d’une filière et orientation positive (Bodin & Orange, 2013).
16Qui plus est, l’application complète de l’ensemble des potentialités de la nouvelle procédure de sélection à l’entrée en Licence universitaire et la mise en œuvre des parcours accompagnés à destination des admis sous condition (« oui si »), semblent produire des effets ambivalents. En effet, la filière Économie-Gestion se distingue fortement de la filière juridique par le déploiement de toute une série de ressources et d’outils de différenciation pédagogique afin de gérer l’hétérogénéité scolaire des étudiants. La mise en place d’un enseignant-référent visant à « donner confiance » aux étudiants, au moyen de rendez-vous réguliers, l’importance du tutorat d’accueil et d’aide aux étudiants en difficulté, portés par des étudiants de Master et surtout l’ajustement de la maquette d’enseignement aux étudiants dont le profil s’éloigne le plus des attendus (baccalauréats technologiques et professionnels, faible niveau en mathématiques) constituent autant de dispositifs pensés pour renforcer l’engagement des étudiants et favoriser leur réussite. Pour autant, c’est plutôt un processus de désaffiliation qui s’observe.
17D’abord, l’encadrement serré qui est opéré en première année d’économie-gestion et l’organisation pédagogique très proche de l’enseignement secondaire, plutôt que favoriser l’investissement des étudiants en procurant un sentiment de familiarité confortable, tendent à banaliser l’entrée à l’Université. La façon dont les enseignants considèrent leurs étudiants, selon un registre parfois très infantilisant, contribue au désengagement des étudiants et à leur maintien dans des postures scolaires et souvent passives. L’interdiction des ordinateurs en cours magistraux a ainsi été justifiée auprès des étudiants aussi bien par des principes pédagogiques (« effet délétère sur les apprentissages ») que pour des soupçons d’immaturité (« pour que les étudiants soient concentrés »). Cette interdiction est ainsi vécue parfois sur le mode de la régression : « du lycée à la fac, j’ai dû changer complètement de manière de travailler. Du coup c’est dur de nous faire changer encore quand on a l’impression que ça marche ». Si dans certains TD de droit les ordinateurs sont interdits, les formes de justification se fondent moins sur des principes maternants que sur une logique d’exigence : « pour que les étudiants suivent en conditions d’examen, en manipulant le livret, les textes, [en] fluotant… » (Enseignante en droit privé). Au final, la forme pédagogique proposée par la filière Économie-Gestion revient en quelque sorte à « vendre la mèche » universitaire (Goffman, 1973) et, en cela, banalisant la filière et la discipline, affaiblit l’efficacité symbolique de la sélection.
18Ensuite, la mise en œuvre de deux parcours accompagnés – les « Oui si 1 » et les « Oui si 2 », en fonction du profil scolaire des candidats, plutôt que de remotiver et réajuster ces étudiants à la formation, vient renforcer encore davantage le décalage qu’ils peuvent ressentir et, partant, contribue plutôt à leur exclusion, vécue et parfois même réelle [6]. Ainsi, sur les 64 étudiants concernés par cette sélection conditionnelle, une trentaine a abandonné avant le mois de novembre. Si les difficultés scolaires rencontrées par ces étudiants peuvent expliquer pour partie leur sortie de la formation, l’enquête invite à ne pas sous-estimer la violence symbolique produite par cette catégorisation différentielle des étudiants. La distinction opérée au sein des étudiants de première année et la constitution d’un groupe, concerné par une à deux heures supplémentaires de cours par semaine, a pour effet de créer une catégorie d’étudiants à part, dont la légitimité de la présence en première année est mise à mal par le simple fait d’appartenir à cette catégorie. Ces derniers ne bénéficient ni du pouvoir symbolique de la sélection (comme c’est le cas des « oui » non conditionnés) qui en ferait des élus légitimes, ni ne peuvent prétendre à l’anonymat universitaire, qui peut se révéler assez protecteur pour certains étudiants (Bodin & Orange, 2013).
19L’abandon progressif d’un nombre important d’étudiants concernés par le parcours adapté participe à renforcer la perception, pour ceux qui restent, de ce dispositif comme d’une opération de sélection continue ou inachevée, destinée moins à assurer et à rassurer les étudiants qu’à les éliminer progressivement.
– Il y avait combien de séances [de cours] ?
C’était une fois par semaine. Mais ça aide pas les cours…
– Il y en a eu combien des cours comme ça ?
Je sais pas… Ça s’est arrêté là. En tout, je dirais quatre-cinq. Je dirais cinq parce qu’il y a un cours que j’ai raté mais ils m’ont dit : « C’est pas grave » parce qu’ils avaient vu ma note.
– Donc toi t’as commencé en faisant des cours comme ça ?
Oui. C’était censé m’aider mais je trouve que ça aidait pas. Après il y a d’autres « Oui si » qui sont restés. Y a pas que mon pote. Mais je trouve c’est éliminatoire.
– T’en as vu d’autres des « Oui si » qui sont partis ?
Y en a plein. Bah il m’a dit que je suis le seul STMG qui reste et qu’il y en a plusieurs qui sont partis. (Étudiant en économie-gestion, primo-entrant, « Oui si ».)
21Repérés et désignés, ils se savent en première année conditionnelle et ont moins le sentiment d’être des étudiants accompagnés en vue de leur réussite que des étudiants placés dans l’obligation de devoir faire leurs preuves. Ce qui diffère entre ces deux situations est la question de la responsabilité qui repose, dans le premier cas, sur l’institution qui doit donner les moyens de la réussite à ces étudiants, et dans le second cas, sur les étudiants, qui sont redevables de la faveur qui leur a été accordée.
22Les modalités de la sélection en première année d’Économie-Gestion impliquent non seulement une opération de classification des étudiants, mais aussi une opération de désignation des groupes d’étudiants constitués. Ian Hacking rappelle toute la force de ce processus double de nomination (sélection et appellation) en citant Nietzsche : « Le nom des choses importe infiniment plus que ce qu’elles sont » (Nietzsche, 1993, § 58), dans la mesure où il contribue à faire prendre « conscience [aux individus] qu’ils ont été classifiés de telle ou telle manière » (Hacking, 2001). En première année, si le principe de distinction fragilise déjà le sentiment de ces étudiants d’être à leur place à l’Université, leur désignation par les enseignants comme les « oui si » renforce les effets d’étiquetage (Millet & Thin, 2005) :
C’était la première fois que je levais la main en TD. Après, lui il est venu, il m’a dit : « Tu penses avoir combien ? » Je dis : « Je sais pas, 12 ou 14 ». Et il est étonné. Il me regarde, il fait : « Tu fais partie des “Oui si” ? » Je fais : « Ouais ». Il me dit : « Ok, on va voir ça ». Il est venu, il m’a dit : « T’as eu 13,5 », en mode étonné. À chaque fois qu’il vient me voir c’est bizarre, en mode il est choqué que je sois là en fait (Étudiant en économie-gestion, primo-entrant, « Oui si ».)
24Cette sélection conditionnelle se traduit donc bien, comme pour les concours des institutions d’élite, par l’« affectation à un lieu et à un statut socialement distingués du commun » des étudiants (Bourdieu, 1989). Mais cette opération de marquage agit ici en négatif et produit des effets délétères sur le sentiment de légitimité des étudiants et, partant, sur leur engagement dans le travail universitaire. Sans une quantification précise, et toutes choses égales par ailleurs, des résultats finalement obtenus en fin d’année, il est impossible de conclure à l’absence d’effets positifs de ce dispositif. Mais l’enquête qualitative relève un effet d’imposition identitaire que l’on peut, à minima, qualifier de contreproductif [7].
25L’analyse de l’introduction d’une sélection, et de ses diverses déclinaisons, montre ainsi que le sentiment d’élection des étudiants, ainsi que le désir d’investissement dans les études qu’il nourrit le plus souvent au moment de l’entrée en premier cycle, tiennent moins à l’existence de cette sélection (à l’entrée) que, d’une part, au travail collectif de production d’un sentiment partagé et diffusé de l’importance de ce que l’on fait (et donc de ce que l’on est) par les enseignants, d’autre part, au profil des étudiants eux-mêmes plus ou moins disposés par leur trajectoire scolaire mais aussi sociale à vivre leur entrée à l’Université sur ce mode. À l’inverse, un encadrement en Licence sur le modèle de l’enseignement secondaire, qu’il y ait sélection ou non, semble conduire à diverses formes de désenchantement (David, 2015).
Aléas universitaires et sentiment d’injustice
26Mais l’analyse devient plus précise et encore plus complexe si on y introduit les aspects temporels et différentiels du phénomène. Tout d’abord, les effets qui viennent d’être décrits sont essentiellement des effets primaires – i.e. qui concernent en priorité les premiers mois de l’expérience universitaire. Le constat paraît plus ambigu lorsqu’on le replace précisément dans le cadre du déroulement de la première année et dans les différentes étapes qui la composent (inscription, rentrée, premières expériences pédagogiques, premières évaluations, premiers résultats, etc.). En observant les manières d’être étudiant au début puis en fin de première année, on se donne les moyens de saisir la modification progressive de la façon dont se construit le rapport des étudiants à leur filière et/ou discipline. En l’occurrence, celui-ci s’exprime de moins en moins dans les termes de la reconnaissance et de l’élection (ou non), et de plus en plus dans ceux de la justice ou de l’injustice. Par ailleurs, si ce glissement s’opère ici encore de manière différenciée selon les contextes disciplinaires et les modes de sélection mobilisés, il s’opère aussi différemment selon le profil social et scolaire des étudiants. Ce dernier point permet qui plus est de montrer comment ce sentiment subjectif d’injustice se fonde bien sur des inégalités sociales objectives face à l’enseignement que les procédures de sélection ne semblent pouvoir faire disparaître [8].
Sentiment d’injustice et mise à mal du mythe méritocratique
27Avant même de se heurter aux verdicts concrets des examens, la croyance dans le jeu universitaire des étudiants de Droit est mise à mal par l’incertitude prolongée dans laquelle ils sont placés, attendant toujours les résultats de leur premier semestre alors même que le second est déjà largement entamé. Cette absence de repères, de confirmation ou d’infirmation de leur position, va accentuer le rôle des représentations, des perceptions et des rumeurs sur leur sentiment de légitimité ou d’illégitimité. Tant qu’elle pouvait se vivre sur un mode désintéressé, celui de la découverte d’un nouveau monde intellectuel, encore déconnecté des enjeux de validation et de classement, l’expérience universitaire permettait au plus grand nombre d’y croire et de s’y croire, nourrissant une adhésion enchantée à la filière intégrée. La confrontation avec les premières épreuves contribue à insinuer le doute chez certains étudiants et à fragiliser les termes de l’enchantement collectif des premiers temps [9]. Certains d’entre eux développent alors le sentiment que l’agencement temporel de l’année universitaire et l’organisation matérielle de la formation ont une visée sélective, par l’usure et le découragement des étudiants : « Il est dommage que notre filière soit organisée de façon à évincer les élèves le plus possible (amphis pas assez grands au début de l’année pour accueillir tout le groupe, pas de méthode du travail universitaire…). Il s’agit d’études difficiles alors il est vraiment regrettable qu’elles le soient encore plus par le peu d’informations données, par le côté impersonnel des relations professeurs-élèves (en TD) ».
28Le temps élastique des études universitaires (Beaud, 1997) et le décalage temporel important entre le travail fourni et ses résultats en termes d’évaluation, obligent les étudiants à faire un pari sur l’avenir et à s’investir possiblement à perte : « avoir plus de contrôles continus permettrait d’avoir une évaluation plus juste de notre niveau » ; « La durée de correction des examens est extrêmement longue, c’est très stressant de ne toujours pas avoir les résultats du premier semestre alors que le deuxième est déjà bien entamé, on ne sait pas du tout s’il faut changer de méthode de travail ou continuer pareil et je trouve ça démotivant ».
29La situation est de fait tout à fait différente en première année d’économie-gestion. L’importance des contrôles continus et la régularité des notations [10] permettent plus facilement aux étudiants d’ajuster le volume et la méthodologie de travail aux résultats obtenus : « Mes résultats me montrent que j’ai ma place » ; « La méthode de travail est bien adaptée pour moi » ; « Je pense pouvoir réussir mon année au vu des résultats obtenus jusque-là ». Le fonctionnement étiré de la première année de droit articulé à l’absence de sélection à l’entrée, s’il donne un temps le sentiment de suspendre le poids des origines scolaires et sociales, donnant l’illusion qu’elles ne pèsent pas ou plus sur la réussite, conduit, paradoxalement, à renvoyer plus fortement encore, dans un second temps, les étudiants à leurs propres ressources pour gérer un avenir incertain. Certains étudiants expriment dès lors le sentiment qu’ils ne sont pas tous égaux devant cette compétence : « On a dû s’adapter sans aide, ce qui a pu provoquer des inégalités très tôt entre les étudiants ».
30Faute de pouvoir se situer objectivement par rapport aux attentes de leurs enseignants, les étudiants en droit sont conduits à chercher les indices subjectifs de leur niveau ou de leur ajustement à la formation en se comparant aux autres étudiants : « J’avais l’impression d’avoir un langage qui ne correspondait pas » ; « J’ai l’impression de me sentir inférieure, le fait de ne pas venir du même milieu social que les autres » ; « Je n’ai pas l’impression d’être intégrée, de ne pas avoir assez de culture et de ne pas venir du même milieu social » ; « Les études me plaisent mais elles demeurent rigoureuses et élitistes. J’espère obtenir ma première année étant donné le travail que je fournis ». Sur la base d’indices minimes, qui prennent alors une importance toute nouvelle, renvoyant au comportement, au langage ou encore à l’hexis de leurs camarades, émergent ainsi toute une série d’inquiétudes concernant leur propre conformité disciplinaire. Certains étudiants en viennent ainsi, avant toute évaluation objective de leur travail par les enseignants, à avoir le sentiment de ne pas correspondre à la norme, à l’instar de ce que peuvent ressentir des étudiants d’origine populaire dans les institutions d’élite (Reay, Crozier & Clayton, 2009).
31On peut penser que ce phénomène a ensuite des effets contreproductifs au moment de la confrontation aux premiers verdicts universitaires et aux premières notes. Car ces derniers, lorsqu’ils sont mauvais, tendront à agir comme la confirmation des doutes précédents touchant à la question d’une possible non-conformité. De fait, les sortants de baccalauréat technologique et professionnel, y compris parmi les plus motivés en début d’année, tendront à conclure par le constat d’une distance finalement infranchissable entre leur filière d’origine et les attendus de leur formation actuelle, préférant baisser les bras là où d’autres chercheront à modifier leurs manières de travailler :
Je sors d’un Bac pro gestion-administration l’an dernier. Après quelques mois passés à la fac je suis un peu perdue sur mes capacités en droit. En revanche, ce domaine me plaît énormément et cela est très intéressant. Même si je souhaite une réorientation l’an prochain, je ne suis pas déçue de mon année passée à la fac car cela m’a permis d’en apprendre plus. (Étudiante en droit, primo-entrante.)
33Surtout, et parallèlement, un sentiment d’injustice va progressivement prendre la place des questions ayant trait à la légitimité de sa propre place dans la filière et à son rapport à la discipline. Apparaît en effet l’idée chez nombre d’étudiants que certains de leurs camarades semblent bénéficier d’un délit d’initiés, disposant à l’avance des codes attendus et maîtrisant déjà les règles du jeu universitaire :
L’année dernière, j’arrivais en TD j’avais presque mal au ventre. Je me disais : « les gens je les connais pas. » C’est vrai qu’en droit il y a une mentalité où on est un peu toujours – je sais pas – à se sentir supérieur par rapport aux autres ou « Regardez, moi j’ai des très bonnes notes, je connais déjà plein de notions ». […] du coup je me disais : « Tu peux pas prendre la parole en fait » parce que c’est comme si j’étais pas légitime à prendre la parole. Parce qu’ils prenaient beaucoup de place en TD et parce que du coup les profs c’est qu’ils aiment bien avoir quelqu’un qui connaît. (Étudiante en droit, redoublante.)
35La méthodologie juridique constitue ainsi un point majeur d’achoppement du principe méritocratique en première année de Droit. D’abord en ce qu’elle apparaît à beaucoup d’étudiants comme ne faisant l’objet d’aucune explicitation (et demeurant dès lors confisquée par ceux qui savent déjà). Dans l’enquête, ce sont ainsi 71,3 % des étudiants de Droit qui déclarent avoir manqué de conseils sur la méthodologie du travail, contre 46 % des étudiants en économie-gestion [11]. Un formulaire administré spécifiquement aux redoublants de première année par la faculté de Droit fait aussi ressortir comme principale difficulté perçue l’appropriation de la méthodologie. Surtout, cette méthodologie semble dépendre, selon les dires des étudiants, des façons de faire propres aux chargés de TD :
Le Droit est une filière extrêmement intéressante mais très exigeante. Ce qui complique davantage nos études ce sont les chargés de TD qui ont chacun une méthodologie différente et on finit par ne plus savoir laquelle appliquer. (Étudiant en droit, primo-entrant.)
C’est vrai qu’en droit la méthodologie elle est vraiment importante donc comment écrire, faire la rédaction, etc. Et en fait aucun des chargés de TD, que ce soit ceux de l’année dernière, ceux de cette année ou même les profs des cours magistraux, ils n’ont pas du tout la même méthodologie. […] en fait, chacun vient avec la sienne et dit : « Moi je vais faire comme ça. Si vous faites pas comme je veux je vous mets des sales notes parce que vous avez pas respecté ce que j’ai dit ». Et en fait on arrive dans une autre matière et c’est encore une autre méthode qu’on doit appliquer. On arrive aux partiels, c’est pas les mêmes profs qui nous corrigent, du coup on doit connaître la méthode… (Étudiante en droit, redoublante.)
37L’implicite pédagogique – très présent à l’Université – se double ainsi en première année de droit d’une seconde difficulté éprouvée par les étudiants et qui concerne la variabilité des attendus. Le sentiment de l’aléa intervient aussi dans les facteurs de réussite aux examens : « il y en a tellement qui sont passés entre les mailles du filet avec des dix virgule je sais pas combien et qui auraient pas du tout réussi [les rattrapages] alors que moi je considère quand même que j’ai des notions, je sais travailler, je sais ce qu’on veut de moi, et du coup j’étais un peu démoralisée ». Les inégalités de traitement éprouvées par les étudiants contribuent à entamer leur croyance dans la juste rétribution du travail fourni (Tenret, 2011) et peut participer à leur découragement (« notre réussite dans une matière peut dépendre uniquement des chargés de TD ») (Oberti, Sanselme & Voisin, 2009). Ainsi, en droit, où le taux de réussite est relativement faible (32,1 % d’admis à l’issue de la première session), près de 40 % des moyennes générales se situent entre 9 et 11, quand, en économie-gestion, où le taux de réussite est plus élevé (45 % d’admis à l’issue de la première session), les résultats sont plus tranchés et seulement 20 % des moyennes générales sont comprises entre 9 et 11 [12].
38Il convient à présent de confronter cet aléa perçu avec les inégalités scolaires et sociales objectives. Cette nouvelle dimension permet tout à la fois de préciser encore un peu plus le caractère différentiel des effets observés dans la mesure où ces dernières varient aussi tendanciellement avec le profil socio-scolaire des étudiants et de saisir en quoi ces inégalités recouvrent ou non les sentiments d’injustice et les fondent ainsi empiriquement.
Inégalités objectives de pratiques, inégalités objectives de ressources
39Au-delà du sentiment d’injustice que peuvent éprouver certains étudiants, l’enquête permet de saisir des inégalités objectives dans les pratiques de travail et l’ajustement aux attendus universitaires en fonction des filières.
40La première année de Droit, par sa pédagogie indifférenciée et son exigence académique, contribue à produire des inégalités d’ordre social plutôt que scolaire. En effet, c’est moins le baccalauréat d’origine qui semble agir sur les pratiques d’études que l’origine sociale des étudiants. Surtout, les écarts de pratiques se révèlent tendanciellement plus marqués en droit qu’en économie-gestion. Ainsi, en droit, la plus faible formalisation des attendus ou l’aléa qui paraît jouer sur ces attendus, semble avoir pour effet de désavantager les étudiants d’origine populaire et renforcer ce faisant les écarts de ressources de départ.
41La faiblesse des « mécanismes institutionnels de régulation (de contrôle et d’instruction) du travail universitaire » (Millet, 2003 : 115), plus accentuée en droit qu’en économie-gestion, a des effets différenciés sur les formes d’investissement dans le travail universitaire. Mais, plutôt que d’observer en droit un désengagement des étudiants dont les dispositions intériorisées les préparent le moins à l’autocontrôle, les pratiques déclarées donnent à voir un surinvestissement des étudiants d’origine populaire dans leur travail. Ceux-ci affirment dans les mêmes proportions que les étudiants d’origine supérieure travailler souvent le soir après 21 h (45,7 % contre 44,2 %) et le week-end (75 % contre 71,8 %) (voir Tableau 1). En économie-gestion en revanche, des écarts nets apparaissent entre les étudiants d’origine supérieure et d’origine populaire, dans la gestion du temps : ce sont 29,3 % des premiers qui déclarent travailler souvent le soir (contre 19,1 % des seconds) et 52,5 % des premiers qui déclarent travailler souvent le week-end (contre 38,3 % des seconds). La mise au travail semble donc, « quantitativement », plus égalitaire en droit qu’en économie-gestion.
42Dans les deux filières, les étudiants d’origine populaire ont toutefois moins tendance à développer des pratiques de rationalisation et de rentabilisation de leurs apprentissages, et affichent davantage d’engagements « à perte », c’est-à-dire moins adossés à des logiques de productivité (Lemêtre & Orange, 2017). Ceci étant, l’engagement dans le travail universitaire s’avère, là encore, et d’un point de vue plus « qualitatif » cette fois, sensiblement moins inégalitaire en droit. Ainsi, si les étudiants d’origine supérieure sont tendanciellement plus nombreux à noter uniquement les informations importantes en cours, c’est toutefois beaucoup moins vrai en droit qu’en économie-gestion (43,8 % contre 38,1 % des étudiants d’origine populaire en droit, et respectivement 60,6 % contre 40,4 % en économie-gestion). Il en est de même en ce qui concerne le fait de surligner directement les notions centrales au moment de la prise de notes (respectivement 79,1 % des étudiants d’origine supérieure contre 73 % des étudiants d’origine populaire en droit et 70,7 % et 59,6 % en économie-gestion) ; de mettre ses notes au propre (respectivement 61,6 % contre 59,5 % en droit et 60,6 % contre 51,1 % en économie-gestion) ou encore de faire des fiches à l’issue des cours (respectivement 60,5 % contre 49,6 % en droit et 55,6 % contre 29,8 % en économie-gestion). Cette bonne volonté universitaire des étudiants des classes populaires en droit se mesure également dans les compléments qu’ils ajoutent à leurs notes de cours, soit en mobilisant des ressources en ligne (cela concerne 39,7 % des étudiants des classes populaires contre 35,8 % des classes supérieures en droit, et respectivement 29,8 % et 57,6 % en économie-gestion), soit en consultant un dictionnaire (58,6 % contre 53,1 % en droit, et respectivement 8,5 % et 32,5 % en économie-gestion).
Tableau 1. – Pratiques de travail régulières des étudiants en fonction de la filière et de l’origine sociale
Droit | Économie-Gestion | Ensemble (en %) | Khi-2 | |||||
Classe supérieure (en %) | Classe moyenne (en %) | Classe populaire (en %) | Classe supérieure (en %) | Classe moyenne (en %) | Classe populaire (en %) | |||
– Travailler après 21 h | 44,2 | 43,6 | 45,7 | 29,3 | 20,2 | 19,1 | 37,0 | *** |
– Travailler le week-end | 71,8 | 79,4 | 75,0 | 52,5 | 41,8 | 38,3 | 64,8 | *** |
– Travailler seul | 72,4 | 80,8 | 87,8 | 68,7 | 69,7 | 63,8 | 75,5 | * |
En cours : | ||||||||
– Noter seulement les informations importantes | 43,8 | 39,2 | 38,1 | 60,6 | 71,4 | 40,4 | 47,9 | *** |
– Surligner les notions centrales | 79,1 | 80,2 | 73,0 | 70,7 | 61,6 | 59,6 | 73,3 | *** |
À l’issue des cours : | ||||||||
– Mettre ses notes au propre | 61,6 | 77,8 | 59,5 | 60,6 | 55,6 | 51,1 | 65,5 | *** |
– Faire des fiches | 60,5 | 60,8 | 49,6 | 55,6 | 45,5 | 29,8 | 53,8 | *** |
– Compléter ses notes avec des ressources en ligne | 35,8 | 45,5 | 39,7 | 44,9 | 29,8 | 42,8 | ** | |
– Consulter un dictionnaire | 53,1 | 57,2 | 58,6 | 32,3 | 29,3 | 8,5 | 45,6 | *** |
En vue des examens : | ||||||||
– Échanger ses notes de cours | 55,3 | 59,0 | 39,7 | 49,5 | 35,4 | 36,2 | 48,5 | *** |
– Réviser à plusieurs | 60,9 | 51,5 | 37,2 | 68,4 | 62,2 | 57,4 | 55,7 | *** |
Effectifs | 163 | 167 | 116 | 99 | 99 | 47 | 691 |
Tableau 1. – Pratiques de travail régulières des étudiants en fonction de la filière et de l’origine sociale
43Mais si les déclarations de pratique donnent à voir une meilleure « prise au jeu » universitaire des étudiants d’origine populaire en droit qu’en économie-gestion, elles ne doivent pas masquer les difficultés réelles qu’éprouvent ces étudiants dans la compréhension des attendus pédagogiques et la façon dont ils y répondent. Il apparaît alors que l’adhésion enchantée qui prévaut en droit constitue un moteur fort de l’engagement étudiant et est plutôt égalitaire socialement. Mais l’incertitude et le doute qui en constituent les corollaires, pèsent aussi davantage sur les étudiants d’origine populaire. Ce sont ainsi 29,8 % des étudiants d’origine populaire en droit qui affirment avoir régulièrement des difficultés à comprendre le contenu des cours, contre 16,7 % des étudiants d’origine supérieure (respectivement 38,3 % et 37,4 % des étudiants en économie-gestion) (voir Tableau 2). Ce sont 30,2 % des étudiants d’origine populaire en droit qui expriment des difficultés récurrentes à comprendre les exercices faits, contre 20,2 % des étudiants d’origine supérieure (respectivement 14,9 % et 14,1 % des étudiants en économie-gestion). Ce sont encore 51,3 % des étudiants d’origine populaire en droit qui éprouvent des difficultés à organiser leur travail contre 36,8 % des étudiants d’origine supérieure (respectivement 27,7 % et 33,3 % des étudiants en économie-gestion).
Tableau 2. – Difficultés éprouvées fréquemment par les étudiants en fonction de la filière et de l’origine sociale
Droit | Économie-Gestion | Ensemble (en %) | Khi-2 | |||||
Classe supérieure (en %) | Classe moyenne (en %) | Classe populaire (en %) | Classe supérieure (en %) | Classe moyenne (en %) | Classe populaire (en %) | |||
– Comprendre le contenu du cours | 16,7 | 24,0 | 29,8 | 37,4 | 36,4 | 38,3 | 27,9 | *** |
– Comprendre les exercices faits | 20,2 | 19,2 | 30,2 | 14,1 | 19,2 | 14,9 | 20,3 | * |
– Organisation du travail personnel | 36,8 | 37,3 | 51,3 | 33,3 | 29,3 | 27,7 | 37,2 | *** |
Effectifs | 163 | 167 | 116 | 99 | 99 | 47 | 691 |
Tableau 2. – Difficultés éprouvées fréquemment par les étudiants en fonction de la filière et de l’origine sociale
44Qui plus est, face à ces difficultés, il apparaît que les étudiants en droit d’origine populaire vont moins pouvoir se tourner vers leurs pairs et profiter du collectif. En effet, dans cette filière, les étudiants d’origine populaire travaillent plus souvent seuls (87,8 %) que les étudiants d’origine supérieure (72,4 %). En revanche, en économie-gestion, où les effectifs sont moins nombreux et l’encadrement plus marqué, le travail s’opère moins souvent sur un mode individuel et les écarts ne sont pas significatifs : 63,8 % des étudiants de classes populaires travaillent seuls contre 68,7 % des étudiants d’origine supérieure. De même, en droit, la pratique de collectivisation des notes prises en cours concerne davantage les étudiants d’origine supérieure que les étudiants d’origine populaire : 55,3 % des étudiants d’origine supérieure ont l’habitude d’échanger leurs notes avec d’autres étudiants à l’issue des cours contre 39,7 % des étudiants d’origine populaire. En économie-gestion, cette pratique concerne 49,5 % des premiers contre 36,2 % des seconds. Enfin, la révision collective en vue des examens distingue également plus fortement les étudiants d’origine supérieure de ceux d’origine populaire, en droit qu’en économie-gestion, avec 60,9 % des étudiants d’origine supérieure qui envisagent de réviser à plusieurs contre 37,2 % des étudiants d’origine populaire, en Droit ; et respectivement 68,4 % et 57,4 % en économie-gestion. Le fonctionnement de la filière Droit semble donc accentuer les inégalités de dotation de départ en ne conférant pas un cadre intégrateur et des supports d’enseignement suffisamment explicites aux étudiants disposant le moins de ressources économiques et culturelles. Perçue par un certain nombre d’étudiants comme concurrentielle et individualiste, la filière Droit s’avère dans les faits plutôt ségrégative, opposant non pas les étudiants les uns aux autres, mais distinguant des étudiants bien intégrés d’étudiants plus marginalisés, selon des profils sociaux marqués. Cette distinction se traduit dans les résultats à l’issue de la première année, puisque la réussite est plus marquée par l’origine sociale en Droit qu’en économie-gestion. En effet, dans la première filière, ce sont 44,8 % des étudiants d’origine supérieure qui sont admis au terme des deux sessions d’examen, contre 35,3 % des étudiants d’origine populaire. En économie-gestion, les taux sont relativement proches, puisque 60,6 % des étudiants d’origine supérieure et 63,8 % des étudiants d’origine populaire obtiennent leur année, venant appuyer la thèse d’une filière plus intégratrice [13].
Conclusion
45En laissant la place à des modalités de sélection à l’entrée en premier cycle très variées, le dispositif Parcoursup constitue un véritable laboratoire grandeur nature, et est l’occasion d’observations et de comparaisons tout à fait inédites sur les effets des choix institutionnels en termes de classement, d’accueil et d’encadrement des étudiants, dans le cadre de filières également inscrites dans l’espace universitaire [14].
46Or, de ce point de vue, force est de constater que les observations réalisées en cours d’année saisissent des effets relativement contre-intuitifs au regard des avantages généralement supposés de l’outil que constitue la sélection à l’entrée d’une filière.
47En effet, et tout d’abord, outre le contrôle en amont du niveau scolaire, la sélection est censée alimenter la motivation des étudiants en faisant de ces derniers des élus sur le modèle des grandes écoles. Or la comparaison des deux filières étudiées, Droit (sans sélection à l’entrée) et économie-gestion (avec sélection à l’entrée), montre tout autre chose. La sélection à l’entrée d’une filière ne semble avoir qu’un effet très limité, sinon aucun effet, sur le sentiment d’élection et l’intensité du désir d’engagement des étudiants. Ceux-ci tiennent bien plus, comme le montre l’exemple de la filière Droit, à la manière dont se conçoit et se présente elle-même une discipline et/ou filière à ses étudiants, et aux modes d’encadrement qu’elle met en place. Derrière le sentiment d’élection se cache un sentiment de rupture avec l’enseignement secondaire, et celui du passage dans un autre monde, distinct et ambitieux. De ce point de vue, l’analyse de la filière économie-gestion montre que la sélection est incapable d’imposer par elle seule un tel sentiment. Tout au plus, comme cela semble être le cas dans les grandes écoles, vient-elle renforcer les effets de croyance dans l’importance de ce que l’on fait et, par conséquent, de ce que l’on est, produits au sein de filières prestigieuses qui se présentent elles-mêmes comme telles à leurs étudiants, sans ambiguïté.
48Le second argument en faveur de la sélection universitaire dans sa version Parcoursup est celle des « parcours accompagnés » et des « cours de remise à niveau ». Ces parcours sont une originalité du dispositif puisqu’ils alimentent en quelque sorte l’idée d’une sélection « ouverte », capable d’accueillir des étudiants éloignés des prérequis habituels dans la mesure où ils acceptent la remise à niveau. On évite ainsi le refus ou la fermeture a priori, tout en se donnant les moyens de réduire les taux d’échec supposés de ces étudiants atypiques (bacheliers technologiques et professionnels par exemple). Malheureusement, les résultats de la recherche réalisée sont moins optimistes. La création des groupes de « oui si » conduit à produire des effets d’étiquetage qui, plutôt que de réajuster et de remotiver les étudiants concernés, contribuent plutôt à leur exclusion.
49Une fois cela dit, l’ensemble des effets produits par les deux configurations pédagogiques observées, celle de la filière Droit et celle de la filière économie-gestion, ne sauraient se réduire à ces premiers constats contre-intuitifs. Dit autrement, on ne saurait à partir de là conclure à l’avantage qualitatif des choix opérés ici par la filière Droit. En effet, l’enquête permet aussi de montrer le coût très élevé pour les étudiants en difficulté d’une adhésion enchantée associée à une faible explicitation des attendus. La rencontre de ces deux dimensions, produisant dans le même temps espoir et incertitude, investissement et déception, explique aussi la présence chez les étudiants en difficulté d’un fort sentiment d’injustice. Sentiment dont les conséquences sont aussi un abattement fréquent face aux premiers échecs et un risque d’abandon bien plus fort que dans le cadre pédagogique proposé en économie-gestion.
Notes
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[1]
Les corrélations présentées dans cette sous-partie sont toutes significatives au seuil de 5 ‰ (test du Khi-deux).
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[2]
À noter que cette procédure concerne en réalité 64 étudiants sur 528, soit un peu plus de 12 % des effectifs, mais un très grand taux de déperdition a été constaté chez ces étudiants entre la rentrée et le moment de la passation des questionnaires (novembre), ce qui explique très largement le faible taux observé dans les questionnaires recueillis (ce à quoi il faut ajouter les absents le jour de la passation).
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[3]
Sur les différentes formes de « chahut » et leurs conditions scolaires et sociales voir J. Testanière (1967).
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[4]
Le nombre de mentions Bien et Très bien est, quant à lui, quasi identique (même s’il y a une proportion légèrement supérieure de bacheliers scientifiques titulaires d’une mention très bien en droit).
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[5]
Le taux de mères diplômées de l’enseignement supérieur est relativement similaire en droit et en économie-gestion : 66,2 % contre 67,1 %.
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[6]
On retrouve en cela l’analyse proposée par Basil Bernstein sur les effets pervers des « enseignements de compensation » (Bernstein, 1975).
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[7]
Comme nous l’avons déjà précisé, sur 64 étudiants inscrits dans ce processus, près de la moitié avait déjà abandonné la formation en novembre. Quant aux résultats de ceux qui ont poursuivi, ils sont les suivants : parmi les 11 qui ont répondu au questionnaire, 6 ont été refusés, 4 ont été admis dès la première session, 1 a été admis à la seconde session.
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[8]
Ce qui ne signifie pas qu’elles n’ont pas d’effets sur elles. Pour savoir si ces inégalités sont, malgré tout, non pas effacées, mais modifiées, par la sélection, et de quelle manière, il faudrait pouvoir comparer précisément celles-ci avant et après l’introduction de la nouvelle procédure.
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[9]
Les données mobilisées dans le cadre de cette sous-partie sont issues du second questionnaire, administré en ligne aux répondants du premier questionnaire. Les deux populations ne sont pour autant pas exactement les mêmes, puisqu’un taux d’attrition est à constater entre les deux passations (Q1 : n = 746 ; Q2 : n = 521), lié aussi bien à une disparition « réelle » d’un certain nombre d’étudiants ayant quitté la formation qu’à la disparition « statistique » d’étudiants encore en formation, mais n’ayant pas répondu au second questionnaire. L’exploitation du second questionnaire n’a par conséquent pas été opérée de manière individuelle, en cherchant à saisir l’évolution propre de chaque étudiant. Il s’agit davantage d’un second coup de sonde qui cherche à objectiver l’évolution des tendances dominantes entre un moment t1 et un moment t2.
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[10]
Les modalités de contrôle des connaissances se fondent sur les distributions suivantes : en économie et gestion, 8 enseignements sont évalués par contrôles continus et 4 par examen terminal ; en Droit, 7 enseignements sont évalués par contrôle continu et 14 par examen terminal.
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[11]
La corrélation est significative au seuil de 1 ‰ (test du Khi-2).
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[12]
Données issues des procès-verbaux de jurys de fin d’année.
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[13]
Les taux présentés ici sont calculés sur la base des résultats des répondants au questionnaire 1.
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[14]
La comparaison ne pouvait auparavant se faire qu’entre filières universitaires et filières non universitaires.