1En France, la plupart des recherches récentes sur les modalités de recrutement dans l’enseignement supérieur se sont concentrées sur des filières dites sélectives, situées hors des universités, que ce soient les sections de techniciens supérieurs (Orange, 2013), les classes préparatoires (Darmon, 2012), ou encore les grandes écoles (Allouch, 2013 ; François & Berkouk, 2018). Si la mise en place de la loi relative à l’Orientation et à la réussite des étudiants (loi ORE) et de la plateforme Parcoursup, remettant en cause les modalités d’entrée dans le premier cycle universitaire [1], a déjà suscité un certain nombre de travaux (Frouillou, Pin & van Zanten, 2019 ; Clément, Couto & Blanchard, 2019), la question des publics et des modalités d’accès aux Masters universitaires [2] reste peu étudiée, du moins dans le cadre français (CEREQ, 2012). Pourtant, la fin de la Licence constitue, comme toutes les transitions scolaires, un moment d’« élimination » sociale qui participe à la construction des inégalités scolaires. En 2018-2019, la proportion d’enfants d’employés et d’ouvriers inscrits en Licence était de 31,9 %, et celle d’enfants de cadres et professions libérales de 29,5 %. En Master universitaire, ces proportions s’élevaient respectivement à 21,4 % et 40 % (RERS, 2019). Cette diminution de la part des étudiants issus des classes populaires, qui résulte essentiellement des chances socialement inégales de poursuivre des études après la Licence, masque un autre phénomène, à savoir la forte différenciation des publics en Master, en fonction des filières et des établissements. Autrement dit, aux inégalités « verticales » d’accès à ce diplôme se conjuguent des inégalités « horizontales » entre cursus (Duru-Bellat & Kieffer, 2008), qui se sont accrues depuis le début des années 2000. D’une part, la mise en place du parcours Licence-Master-Doctorat (LMD) a en effet suscité la création de nouveaux programmes à l’université et dans certains domaines une véritable « inflation de l’offre » (Musselin & Mignot-Gérard, 2001) ; d’autre part, comme nous le verrons, la compétition entre les universités s’est intensifiée, avec l’abandon du discours selon lequel toutes les formations universitaires étaient équivalentes sur l’ensemble du territoire (Musselin, 2017), et l’émergence de dispositifs visant à les comparer, à l’échelle nationale (Aust, Mazoyer & Musselin, 2018) ou internationale (Harari-Kermadec, 2019).
2Le présent article se propose d’analyser la façon dont les publics des Masters universitaires se différencient de façon accrue, conduisant à une polarisation croissante entre les établissements. Pour cela, on considérera les modalités de recrutement en Master, en partant de l’hypothèse selon laquelle ces dernières reflètent, autant qu’elles contribuent à produire, les positions relatives des formations dans l’espace de l’enseignement supérieur. En 2018-2019, les cursus universitaires de Master accueillaient près de 327 135 étudiants, soit 20,3 % des inscrits à l’université (RERS, 2019 : 161). On se concentrera ici uniquement sur le cas « exceptionnel » de l’Île-de-France qui comprend de très grandes diversité et densité de formations universitaires (Frouillou, 2017 : 29), afin d’interroger le processus de distribution sociale à l’œuvre à l’entrée des Masters universitaires, à travers deux perspectives. Premièrement, à partir de données issues de la base SISE (Système d’information sur le suivi des étudiants), il s’agira d’affiner le constat statistique d’une sélection sociale dans l’accès à ces formations, notamment en montrant que celle-ci diffère fortement d’un établissement à l’autre. Deuxièmement, à partir de données qualitatives – entretiens et observations –, on montrera comment les responsables de Master, dans leurs pratiques de recrutement, cherchent tout à la fois à intégrer la différenciation et la compétition entre les formations, à prendre en compte les contraintes organisationnelles mais aussi à mettre en œuvre des critères « justes ». Plus précisément, on questionnera les marges d’autonomie dont disposent les recruteurs et en particulier les justifications qu’ils et elles mettent en avant pour appuyer leurs choix afin de les rendre conformes à un certain idéal de justice (Boltanski, 1990).
L’espace des universités franciliennes
De l’Université unique aux universités classées
3Alors que les écoles de commerce et d’ingénieur font régulièrement l’objet de classements dans la presse, les universités françaises étaient, jusqu’à une période très récente, restées à l’écart des palmarès. Deux facteurs peuvent contribuer à rendre compte de cet état de fait. Premièrement, comme le rappelle Christine Musselin :
Depuis les années 1960, malgré les disparités parfois significatives d’un lieu à un autre, le principe selon lequel toutes les formations doivent être accessibles partout et que tous les diplômes sont équivalents sur l’ensemble du territoire a été affiché et répété tant par les ministres qui se sont succédé que par les administrations centrales chargées de mettre en œuvre les politiques nationales. (Musselin, 2017 : 46.)
5Ainsi, toutes les certifications délivrées par les universités étaient, en principe du moins, considérées comme équivalentes. Deuxièmement, le travail de hiérarchisation des établissements universitaires s’est heurté à différents obstacles. De fait, alors que le recrutement sur concours à l’entrée des « grandes écoles » offre un indice simple de hiérarchisation (le rapport entre les admis et l’ensemble des candidats) dont se saisissent rapidement les auteurs de classements dans la presse, par exemple pour les écoles de commerce, les critères permettant de classer les universités sont plus flous (Blanchard, 2015). À partir de 1976, s’essayant à l’exercice [3], Le Monde de l’éducation retient ainsi la proportion de candidats admis au CAPES et à l’agrégation par discipline dans chaque académie, le nombre de doctorats obtenus dans chaque université et les avis d’un jury de personnalités sur les universités qu’elles conseilleraient à des étudiants.
6Dans les années 2000, le discours uniformisant sur l’université est abandonné de façon explicite par les pouvoirs publics, au profit de discours favorisant la mise en compétition (Musselin, 2017). Créé en 2003 par l’université chinoise Jiao Tong, le classement dit de Shanghaï – plus précisément l’Academic Ranking of World Universities (ARWU) – est utilisé à partir de 2005 comme indicateur du retard pris par l’enseignement supérieur en France, et s’impose dès lors comme un marronnier revenant chaque été dans les médias (Harari-Kermadec, 2019 : 19). Ces évolutions invitent à remettre en question une vision homogène de l’Université qui sous-estime non seulement les inégalités entre les établissements mais aussi, en leur sein, entre les cursus disciplinaires.
7On se propose ici d’appréhender les différences entre les établissements, à partir du cas francilien, à travers les caractéristiques scolaires et sociales des étudiants qui fréquentent les universités de la région, et de montrer en quoi on peut parler d’une polarisation accrue. La base SISE (Système d’information sur le suivi des étudiants) du ministère en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche agrège depuis 1995 les informations recueillies par les universités au moment de l’inscription des étudiants [4]. Son exploitation nous a permis de caractériser et de situer entre elles les 16 universités franciliennes, tous niveaux confondus (Licence, Master, Doctorat), à partir d’une variable scolaire, à savoir la série du baccalauréat, qui constitue un élément déterminant des trajectoires dans l’enseignement supérieur (Duru-Bellat & Kieffer, 2008) et des variables sociales que sont le sexe, l’origine sociale – appréhendée par les professions et catégories socioprofesionnelles (PCS) des parents – et le taux de boursiers par échelon dans chaque établissement [5].
Poids des origines étudiantes et des disciplines
9Sur le graphique des variables de l’AFM (Annexe 1), le cercle des variables fait apparaître un premier axe concentrant plus de 44 % de l’inertie, ce qui révèle une très forte corrélation, attendue, entre toutes les variables. Ce premier axe oppose (à gauche) des populations étudiantes comportant beaucoup de boursiers, d’enfants d’ouvriers, d’employés et de professions intermédiaires et de bacheliers et bachelières professionnels ou technologiques à celles dont les parents sont cadres supérieurs, de chef d’entreprises ou de professeurs et bacheliers scientifiques (à droite de l’axe). Les échelons de bourse les plus faibles, 0 et 0bis, ont logiquement une importance positive mais très réduite pour l’axe 1, de même que la proportion d’enfants d’artisans et commerçants. Du côté droit, ce sont les proportions d’enfants d’agriculteurs et d’instituteurs qui ont une importance positive mais faible. Les PCS des mères n’ajoutent pas d’informations significatives à celles des pères, à l’exception importante des mères professeures des écoles et surtout des professeures, qui contribuent fortement à la partie positive de l’axe principal. Le taux d’enfants de professeurs des écoles est lui au centre de l’axe. L’axe principal ordonne donc les populations suivant la concentration (faible à gauche, forte à droite) des ressources sociales, économiques et scolaires. Nous l’interprétons comme un axe donnant la sélectivité des établissements, à la fois sociale, économique et scolaire.
10Le second axe (18 % de l’inertie) oppose les populations étudiantes suivant les séries du Bac général : L, et ES en haut, et S en bas. Dans une bien moindre mesure, le Bac technologique est également de ce côté scientifique de l’axe 2, de même que les enfants d’ouvriers. L’axe 2 est donc un axe disciplinaire. Comme attendu, les proportions respectives d’étudiants et d’étudiantes s’alignent très nettement avec cet axe disciplinaire, les hommes étant surreprésentés chez les Bac S et les femmes dans les sciences humaines et sociales (SHS). On observe également que les inscriptions en Master sont légèrement plus importantes du côté scientifique, par opposition aux inscriptions en Licence.
Graphique 1. – L’espace des universités franciliennes, tous niveaux confondus

Graphique 1. – L’espace des universités franciliennes, tous niveaux confondus
11On projette maintenant les établissements dans ce plan principal (Graphique 1). La position des établissements confirme l’interprétation attribuée aux axes. Le premier axe, donnant la concentration en capitaux sociaux, économiques et scolaires, ordonne de gauche à droite les universités des départements les plus pauvres, puis les universités de villes nouvelles, les universités parisiennes de sciences sociales, les universités parisiennes de sciences, médecine et droit, et enfin Paris-Dauphine. Le second axe, disciplinaire, distingue les universités scientifiques en bas des universités de SHS en haut. Sans surprise, les proportions d’étudiants et d’étudiantes respectivement s’alignent très nettement avec cet axe disciplinaire, les établissements à fort taux de bacheliers et bachelières scientifiques ayant une surreprésentation des hommes et les établissements à dominante SHS comportant plus de femmes. Les universités hébergeant une faculté de Médecine sont situées au plus bas de l’axe. L’ajout en variables supplémentaires (ne contribuant pas à la construction des axes) des taux d’inscription dans les niveaux Licence, Master et Doctorat, permet d’observer que les établissements aux populations étudiantes peu dotées en ressources inscrivent essentiellement ces étudiants en Licence, alors que les établissements situés à l’opposé de l’axe 1 ont beaucoup plus d’étudiants en Master (et dans une moindre mesure en Doctorat). Cette organisation des établissements dans le plan principal nous semble heuristique en ce qu’elle correspond à la structuration du champ de l’enseignement supérieur francilien.
12Le fait que les disciplines et les origines sociales structurent la hiérarchie des universités franciliennes, comme Bernard Convert l’a précédemment démontré pour les universités de l’académie de Lille (Convert, 2010), rejoint les conclusions de l’ouvrage de Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, selon lequel « les différences entre les disciplines recouvrent, au double sens, des différences sociales » (Bourdieu, 1989 : 33). On peut affiner ce premier constat statistique d’une sélection sociale différenciée dans l’accès aux universités franciliennes, en étudiant la façon dont, au sein d’un même établissement, elle évolue au fil des cursus Licence-Master.
Quelle sélectivité à l’Université ?
Les différentes modalités de sélection
13Le tri social qui s’opère à l’entrée des formations universitaires résulte de formes de sélection distinctes. De façon schématique, l’on peut distinguer un premier pôle où se situent les sélections « institutionnalisées » ou « formalisées », comme celles mises en œuvre à l’entrée des classes préparatoires ou résultant d’un concours. Ces formes de sélection se caractérisent, d’une part, par leur caractère explicite (les formations auxquelles elles donnent accès sont dites sélectives) et, d’autre part, par l’existence de procédures formalisées permettant de choisir les futurs étudiants parmi l’ensemble des candidats. Inversement, l’Université se situerait à un second pôle, se caractérisant par des formes de sélection plus diffuses, par défaut, voire « par l’échec » (Perret & Morlaix, 2015) : les étudiant·e·s les moins doté·e·s en capitaux scolaires, mais aussi économiques, paraissent de fait plus susceptibles d’abandonner leur cursus en cours de formation. Notons que le terme de « sélection par l’échec » est le plus souvent employé pour critiquer l’absence de sélection institutionnalisée (Feigelson, 2006), tout en s’appuyant sur des résultats statistiques isolant les taux de réussite aux examens et les origines sociales, dans une perspective prédictive sans interroger les conditions d’accueil et d’apprentissage des étudiant·e·s (Bodin & Orange, 2019).
14Entre ces deux pôles existe un continuum, avec des modes de sélection plus ou moins explicites, comme ceux résultant, par exemple, des dispositifs d’appariement entre la demande et l’offre de formations à l’entrée en Licence : ainsi l’algorithme d’APB (Admission Post-Bac) réduisait de fait l’accès des bacheliers et bachelières de lycées périphériques aux universités parisiennes (Frouillou, 2017). Néanmoins, dans un contexte où le nombre de places dans de nombreuses formations est inférieur à la demande étudiante, on observe au cours des dernières années des formes d’institutionnalisation – et donc de légitimation – de la sélection universitaire, à la fois avec la mise en place de Parcoursup pour l’entrée dans le premier cycle, et l’introduction de la sélection par voie réglementaire en Master 1 (M1).
15Pour entrer en M1, jusqu’à la fin de l’année 2016, le recrutement n’était en effet défini que par l’article L. 612-6 du Code de l’éducation disposant que : « l’admission dans les formations du deuxième cycle est ouverte à tous les titulaires des diplômes sanctionnant les études de premier cycle ». L’entrée en première année de Master était donc « de droit » pour les titulaires d’un diplôme de premier cycle. Néanmoins, certains étudiant·e·s étaient soumis à une procédure de sélection comme les étudiant·e·s étranger·ère·s ou ceux issus d’autres mentions que celle dans laquelle ils candidataient. Concernant l’entrée en M2, dans de nombreuses formations, l’absence de cadre juridique a permis jusqu’en 2017 la mise en place de pratiques sélectives, si ce n’est de droit, du moins de fait. Dans un contexte d’augmentation du nombre de recours juridiques portés par des étudiant·e·s refusé·e·s en Master, les étudiant·e·s sont, à partir de la rentrée 2017, officiellement sélectionné·e·s à l’entrée en M1 plutôt qu’entre le M1 et le M2. Les universités sont alors autorisées à fixer des capacités d’accueil et à admettre les étudiant·e·s en première année de Master après un concours ou un examen des dossiers, à la suite de la loi no 2016-1828 du 23 décembre 2016. Or, avant même la mise en place de procédures de sélection règlementaires à l’entrée en M1, les données SISE mettent au jour un accroissement de la sélection scolaire et sociale entre la Licence et le Master, ainsi que des variations en fonction des universités, comme nous allons le montrer.
Variations dans l’accroissement de la sélectivité au fil du parcours
16Pour étudier l’évolution de la fermeture sociale en Licence et à l’entrée en Master, on représente les populations de L1, L2, L3 et Master des universités Paris-III, VI, VII, VIII, XI, XIII et Paris-Dauphine (Annexe 2). Celles ayant un recrutement plus populaire dérivent vers la droite à mesure que l’on avance dans la scolarité, ce qui signifie que le public est de plus en plus doté en ressources. Pour Paris-VI, VII et XI, l’évolution est faible au cours de la Licence, mais le passage en Master marque un important déplacement vers la droite qui signale une fermeture sociale du public étudiant inscrit. Pour Paris-Dauphine, établissement au statut particulier (Chauvel & Clément, 2014) dont la sélection sociale et scolaire est très forte dès la L1, on note le peu d’évolution de la composition socio-scolaire au fil du parcours.
17Sur ce graphique (Annexe 2), les formations de Master sont toutes resserrées sur la droite. La dispersion suivant l’axe 1 est corrélée, rappelons-le, aux ressources socio-scolaires. Nous proposons d’interpréter cet axe, que nous appelons fermeture sociale, comme un indicateur de sélectivité des établissements, la sélectivité étant d’autant plus grande que la coordonnée de l’établissement sur cet axe est positive. On peut remarquer une homogénéité sociale plus nette de la population des étudiant·e·s de Master. Du point de vue de la composition socio-scolaire, les établissements tendent donc à se rapprocher au niveau Master. Inversement, les écarts intra-établissements dans la population étudiante entre différentes étapes du cursus peuvent être supérieurs aux écarts inter-établissements à un même niveau. Ainsi, l’écart entre la L1 et le Master au sein même de Paris-VIII est bien supérieur à celui que l’on observe entre les Masters de Paris-VIII et Paris-III. Autrement dit, dans les universités (excepté Paris-Dauphine), on observe une forte fermeture sociale de la composition sociale du public entre Licence et Master, ce qui a pour corollaire de rapprocher les compositions sociales des Masters d’établissements qui étaient très distincts au premier cycle. On peut décomposer cette différenciation interne aux universités en revenant aux variables mobilisées pour l’AFM (Annexe 1). On observe alors que, non seulement la rupture est brutale entre la L3 et le Master, en termes de taux de boursiers, quelle que soit l’université, mais aussi que, dans les universités Paris-VI, VII et XI, ce taux rejoint en Master ceux de l’université Paris-Dauphine, ouvertement sélective. Le taux de bacheliers et bachelières technologiques chute également brutalement, en particulier dans les universités scientifiques, en faveur des bacheliers et bachelières S (mais pas des autres bacheliers et bachelières généraux).
18Cette fermeture sociale, à mesure de l’avancée dans le cursus universitaire, a en outre tendance à s’accentuer au cours du temps comme le montre le graphique de la composition sociale en Master (Annexe 4). Entre 2005 et 2017, on y observe une hausse de la fermeture sociale en Master. Il faut toutefois se garder de l’interpréter comme la probabilité qu’un·e étudiant·e de L3 d’une université y soit admis·e en Master 1, ce graphique ne révélant que les compositions sociales des populations étudiantes (l’axe vertical du graphique donne la sélectivité, correspondant à l’axe horizontal des graphiques précédents) à un instant t en Master. La hausse observée de la sélection sociale dans tous les niveaux Masters des universités indique donc que la population étudiante des Masters franciliens possède davantage de ressources économiques, sociales et scolaires en fin de période qu’au début. De ce fait, la réforme ne fait que prolonger une tendance préexistante à l’échelle des établissements, et cela paraît cohérent avec les entretiens menés qui montrent que la sélection à l’entrée en Master était déjà présente avant, de façon informelle. L’analyse des données en notre possession signale par ailleurs une évolution générale de la population étudiante inverse en Licence sur la même période (une plus grande ouverture sociale et scolaire en L1). On peut supposer que cette situation s’explique par le recrutement des étudiant·e·s les plus doté·e·s provenant d’autres universités, de classes préparatoires ou de l’étranger, au détriment des diplômés d’une Licence de leur propre filière.
19L’analyse de la sélection sociale à l’entrée en Master universitaire, dont l’importance varie selon les établissements, rend compte de fortes polarisations entre établissements. Cette sélectivité globale ne doit bien évidemment pas être confondue avec l’existence d’une sélection formalisée, et traduit le résultat agrégé des multiples processus de sélection identifiés au début de cette partie. On se propose à présent d’analyser un aspect de cette sélectivité, à savoir les pratiques de recrutement à l’entrée en Master, et de questionner les liens entre ces pratiques et la différenciation des publics, à partir d’entretiens menés avec des responsables exerçant au sein d’universités qui sélectionnent en moyenne plus que les autres.
Comment les pratiques de recrutement sont-elles affectées par la polarisation universitaire ?
20Alors que l’admission en Licence s’appuie de plus en plus sur des dispositifs automatisés (Frouillou, Pin & van Zanten, 2019) l’accès en Master, s’il se formalise localement, reste très éloigné d’une procédure standardisée. Afin d’explorer ces pratiques diversifiées, deux types de matériaux sont mobilisés ici. Une enquête préliminaire effectuée au cours de l’année universitaire 2016-2017, soit avant la mise en place de la sélection à l’entrée en M1, a permis d’effectuer quelques entretiens exploratoires avec des responsables de Masters [6] et de diffuser un questionnaire en ligne auprès de responsables de M1 et/ou M2, dans 9 disciplines [7], dans 40 universités de France métropolitaine (dont 28 hors Île-de-France). Le taux de questionnaires complets a été faible (22 %), et seuls 89 questionnaires ont pu être exploités. Ceci peut s’expliquer par le manque de temps des responsables, mais sans doute aussi pour partie par le questionnaire lui-même. En effet, il semble qu’un des problèmes a été notre volonté de penser ensemble les Masters alors officiellement « sélectifs » [8] et les Masters « non sélectifs », car nous cherchions justement à discuter ce clivage. Dans cette perspective, nous avions choisi de poser les mêmes questions à tout le monde, sans filtre, car même pour des Masters « non sélectifs », il pouvait y avoir de processus de sélection, par exemple pour les étudiant·e·s étranger·ère·s, ou ceux venant d’autres mentions. Ceci a pu être mal perçu, et certains ont d’ailleurs soulignés ces ambiguïtés par retour de mail ou en commentaire. Plus généralement, en dépit de notre volonté de faire un questionnaire pouvant répondre à tous les cas de figure, celui-ci a pu sembler inadapté pour certains responsables. Ceci nous à inviter à nous interroger sur la possibilité même d’une réflexion sur « les Masters » en général, et ce même en délimitant quelques champs disciplinaires précis. À la suite de cette enquête exploratoire, dans un second temps, le choix a donc été fait de privilégier les méthodes qualitatives, et de se focaliser sur 5 Masters en sciences, situés dans trois universités franciliennes. Ces établissements se situent plutôt du côté du pôle sélectif. Des entretiens avec 5 responsables ont ainsi été conduits en 2018 et 2019, ainsi que les observations d’auditions d’étudiants pour deux d’entre elles.
Qu’est-ce qu’une sélection « juste » ?
21Notre premier constat à l’analyse des différentes données est celui de la variabilité des dispositifs de recrutement d’un Master à l’autre, et leur faible standardisation. On retrouve néanmoins des éléments communs dans les dossiers sur lesquels se fondent la sélection, comme les notes obtenues précédemment par l’étudiant·e, le CV et une lettre de motivation. Plus rarement, un entretien voire des épreuves écrites sont mis en œuvre. Les variations observées s’expliquent d’abord par les différences de moyens (humains, temporels) mis à disposition : dans le questionnaire, un responsable de Master déclare travailler seul, généralement de nuit en période de sélection, alors que d’autres bénéficient d’une véritable équipe. Le nombre de demandes joue également, ainsi que la « mise en scène » de la sélection : les Masters ouvertement sélectifs et qui en font un élément symbolique de distinction et de positionnement ont des procédures plus formalisées. Au-delà de cette diversité de moyens et de mise en œuvre, peut-on observer des logiques communes de sélection ? À partir des questionnaires, des entretiens et des observations, nous proposons de distinguer trois principales logiques d’évaluation, qui jouent généralement de façon conjointes : le niveau au sens académique du terme (notes, mentions obtenues) ; la conformité du profil à la spécialisation disciplinaire et/ou à la « culture » du métier, selon une approche que l’on pourrait qualifier d’adéquationniste ; l’« attitude » enfin (Darmon, 2015 : 16), qui renvoie aux qualités personnelles, aux « bonnes dispositions » et se décline selon des indices psychologiques comme la « motivation » ou la « maturité ». Parmi ces trois logiques, la première paraît le plus souvent prépondérante, les résultats des questionnaires confirmant les analyses des observations de recrutement. En effet, cette logique est perçue comme favorisant une sélection plus « juste », au sens à la fois de justice – les étudiants sont tous évalués selon un même critère – et de justesse – les qualités des étudiants sont correctement évaluées. Cette responsable d’un Master en gestion explique ainsi avoir mis en place avec ses collègues un système de points dans lequel les notes obtenues dans certaines disciplines comme les langues, mais aussi les mentions, constituent des critères centraux « pour pouvoir avoir un système assez juste, aussi entre nous, traiter de la même manière les dossiers. On cherche tous… la justice ! [rires] Il n’y a pas de système parfait, mais pour 85 % des dossiers, on n’a pas de discussion une fois qu’on a établi les critères ». Dans les Masters franciliens en sciences, les « acquis », le « bon niveau académique » sont également centraux, et perçus comme facilement objectivables à travers les notes. À l’instar du concours (Allouch, 2017), on serait ainsi dans un protocole garantissant l’équité entre les candidats, voire une certaine forme de méritocratie.
22Le deuxième critère est déjà plus complexe à évaluer pour les responsables : en effet, si l’adéquation disciplinaire peut facilement se mesurer (par le type de cursus suivi antérieurement), elle n’est pas toujours une condition sine qua non et peut être compensée par un niveau académique jugé très bon. En outre, concernant l’adéquation professionnelle, si le projet professionnel rédigé par le/la candidat·e peut en constituer un indice, il relèverait plus souvent du potentiel que de l’observable, et serait d’autant plus difficile à déceler qu’il ne paraît pas corrélé aux résultats scolaires. Interrogée juste avant la mise en place de la sélection à l’entrée en M1 – et non en M2 comme c’était le cas auparavant – cette responsable d’un Master de chimie situé dans une grande université en région explique ainsi ses craintes concernant cette réforme :
On s’est rendu compte que les étudiants mûrissent énormément entre le M1 et le M2, et on a des étudiants qui ont beau avoir un très beau dossier à l’entrée en M1, [ils] peuvent s’effondrer complètement ou ne pas avoir la stature pour une insertion professionnelle directe en M2, ils ont besoin de mûrir plus longtemps. Ou alors au contraire des étudiants qui arrivent avec des dossiers « légers » on va dire, mais qui savent exactement ce qu’ils veulent, qui sont très motivés et qui sont déjà dans la démarche professionnelle et qui eux ont vraiment toutes leurs chances de s’insérer dès la fin du M2. C’est au cours de l’année de M1 qu’on les voit évoluer, et donc nous notre difficulté c’est si on fait une sélection seulement sur les dossiers on risque de passer à côté de bons candidats. (Responsable de Master, université de province.)
24On retrouve ici la difficulté notée par François Sarfati, à propos du recrutement dans un Master professionnel, de concilier une sélection reposant à la fois sur des compétences scolaires et des compétences professionnelles (Sarfati, 2015). L’évaluation de l’« attitude », enfin, apparaît comme la plus complexe et repose, dans les Masters considérés, sur un faisceau d’indices plus que sur des grilles d’évaluation explicites. Si les lettres de motivation sont souvent décrites comme « standards » et donc peu discriminantes, elles peuvent permettre de comprendre une éventuelle réorientation disciplinaire et surtout constituent un signe d’un certain ethos professionnel, comme dans le cas de ce responsable d’un Master en Institut d’administration des entreprises (IAE) :
Il y a aussi le cas où les lettres de motivation sont écrites avec plein de fautes, dans un format impossible… je sais selon les générations les esthétiques diffèrent mais là… on reçoit des choses incroyables, avec des photos de vacances dessus… On se dit okay, ce n’est pas très pro […]. On attend quand même une lettre de motivation correcte ! (Responsable de Master, IAE.)
26Un relatif consensus se dessine sur l’importance des entretiens pour évaluer l’attitude, mais ceux-ci ne peuvent pas toujours être mis en place faute de temps et de moyens, et d’autres stratégies doivent être déployées. Dans les questionnaires, des responsables expliquent que pour apprécier la motivation, ils notent celles et ceux qui envoient des e-mails en amont, et/ou qui se présentent aux journées portes ouvertes. La sélection « juste » dans les différents Masters observés renvoie ainsi tout autant à la volonté d’évaluer de façon équitable les candidats que de recruter des futurs étudiants susceptibles de se conformer aux attentes de la formation. Si le « potentiel », notamment professionnel, intervient comme catégorie de l’entendement professoral, le poids des résultats passés renvoie à une conception de la sélection que l’on pourrait qualifier de méritocratique. Il est notable de remarquer que la question de l’« ouverture sociale », pourtant présente dans les débats publics et notamment pour le recrutement dans les grandes écoles (van Zanten, 2010), semble absente des processus de sélection. Les trois logiques (niveau, adéquation, attitude) que nous avons distinguées se retrouvent sous des combinaisons différentes dans les formations considérées, bien que témoignant d’une certaine autonomie des équipes, cela reflète également tout un système de contraintes non seulement internes mais aussi liées à la place relative de ces Masters dans un espace de formation où les publics sont fortement différenciés.
Une autonomie sous contraintes
27L’autonomie professionnelle, telle que Eliot Freidson l’a définie, renvoie à la capacité d’un groupe ou d’un segment professionnel à définir les normes et les objectifs du travail de manière relativement autonome par rapport aux demandes extérieures (Freidson, 2001). Cette autonomie professionnelle peut être saisie à travers les moments de délibération faisant suite aux auditions des candidats et les discussions autour des critères de sélection. Elle est cependant mise à mal par différentes contraintes, comme celles relevées dans de nombreux entretiens, liées aux limites des moyens que traduit la capacité d’accueil, soit le nombre de places. Lors de l’entretien avec le responsable d’un Master Recherche de Paris-VI, qu’il qualifie de prestigieux, celui-ci explique :
Il y a 20 places en M2 pour 40 demandes en 2017-2018. Le numerus clausus est lié au matériel disponible. Je procède seul à la présélection, avant une audition de 20 minutes avec jury. (Responsable de Master, Paris-VI.)
29Comme Marc-Olivier Déplaude a pu le montrer dans le cas du concours de médecine, la genèse du numerus clausus rejoint « celle d’une “sélection” initialement déniée, puis opérée de manière explicite » (Déplaude, 2019 : 25). Autrement dit, le numerus clausus vient justifier la sélection des étudiants. En ce sens, les procédures de sélection dans les Masters observés traduisent une forme d’autonomie de la part des enseignants, puisqu’il n’existe pas de dispositif unifié et contraignant au niveau national, ni même à celui des établissements. À l’échelle même d’une formation, les règles établies peuvent évoluer de manière souple, comme lorsqu’une responsable d’un Master de sciences de Paris-VII décide d’accepter une candidature hors délais sous prétexte qu’« on n’est pas le conseil d’État, c’est nous qui fixons les règles ». Dans les cinq Masters de sciences franciliens observés, les procédures de sélection sont effectuées « à la main », sans recours à des algorithmes, et de façon plus ou moins collégiale. Le responsable de ce Master explique ainsi « pré-trier » lui-même les dossiers avant des auditions avec un jury. Ces modes de fonctionnement autorisant une certaine souplesse paraissent en porte-à-faux avec les procédures mises en place à l’entrée de l’enseignement supérieur. Outre les moyens humains et temporels disponibles pour mettre en œuvre le recrutement, le filtre sera plus ou moins resserré en fonction des places offertes (la « capacité d’accueil »), liées au nombre d’enseignants, mais aussi de salles et de matériels disponibles. En outre, la concurrence avec les autres formations a un effet sur les manières de recruter dans les différents Masters considérés. Celles-ci se déroulent sous contrainte de la concurrence des autres universités et des autres formations, comme le regrette le responsable d’un Master de sciences de Paris-VI du haut de la hiérarchie :
Je m’efforce de ne pas hiérarchiser car dans ce parcours, il y a de bons étudiants et de bons professeurs, mais je sais que mes collègues ou les étudiants inscrits peuvent avoir une certaine condescendance par rapport à la science appliquée. (Responsable de Master, Paris-VI.)
31C’est ainsi que les auditions organisées dans les Masters enquêtés sont l’occasion de convaincre les étudiants de rejoindre la formation. La coordinatrice d’un Master de sciences de Paris-VII explique en effet :
On choisit des étudiants pour former une communauté. On cherche des profils atypiques et une ouverture vers plusieurs disciplines, on leur offre une mentalité. (Coordinatrice de Master, Paris-VII.)
33Il s’agit ici de se distinguer des formations concurrentes considérées comme classiques ou traditionnelles. Lors des auditions des candidats en M1 observées, le responsable d’un Master de Paris-VII cherche alors à convaincre certains étudiant·e·s de venir s’inscrire dans un des parcours. Par exemple, alors qu’une des étudiantes présente un profil qui lui semble intéressant, et qu’elle ne se présente pas au rendez-vous, plusieurs autres rendez-vous lui sont proposés, et il finit par l’appeler par téléphone pour lui expliquer les bénéfices qu’elle pourrait retirer en termes d’accès aux stages. Après avoir accepté, elle renonce finalement après la rentrée à son inscription. Plusieurs responsables regrettent ainsi les « vagues de désistement » et mettent en place un système d’engagement pour les éviter (sous forme de contrat), voire avancent le calendrier des inscriptions par rapport aux formations en concurrence. Il s’agit bien d’attirer et de convaincre certaines candidatures, en valorisant la formation au moment des auditions ou des journées portes ouvertes comme ont pu les étudier Agnès van Zanten et Alice Olivier (van Zanten & Olivier, 2016). Nous pouvons donc constater que, dans la mesure où les rapports que les formations entretiennent entre elles sont régulés à travers des dispositifs qui les placent en concurrence, l’autonomie dans l’élaboration des normes est contrainte par la place que ces formations occupent à l’intérieur de la hiérarchie universitaire.
Conclusion
34Aujourd’hui ce système paraît non seulement segmenté mais aussi polarisé : les disparités sociales et scolaires de recrutement, que l’on sait plus marquées dans les zones à forte densité d’établissements, génèrent des effets d’étiquetage et une polarisation entre Masters. Au-delà de ce phénomène, que nous avons cherché ici à analyser au prisme des modalités de recrutement, nous avons montré que la conception de la méritocratie des recruteurs et leurs pratiques de sélection ne peuvent se comprendre sans la prise en compte de l’ensemble de l’offre de l’enseignement supérieur. Cet article montre ainsi comment la mise en compétition entre établissements, conjuguée à une augmentation des effectifs, produit une polarisation sociale et scolaire accrue au bénéfice de certains Masters, à savoir ceux du haut de la hiérarchie qui peuvent sélectionner leur public. La prise en charge des effets de la massification scolaire est ainsi inégalement répartie selon les formations. Les résultats obtenus sur les modes de sélection des étudiant·e·s dans les Masters du haut de la hiérarchie sont très proches de ceux étudiés à l’entrée des classes préparatoires en France, ce qui vient renforcer le constat de la polarisation au sein de l’espace de l’enseignement supérieur.
Notes
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[1]
En France, deux réformes récentes ont récemment modifié les modalités d’accès aux différents cycles de l’enseignement supérieur. La première en date concerne l’accès en Master, qui conditionne les admis·es aux « capacités d’accueil » à partir de la rentrée 2017 (loi no 2016-1828 du 23 décembre 2016). La seconde concerne l’accès à l’université des bacheliers et bachelières qui était de droit jusqu’à la rentrée 2018 (loi ORE). Il est désormais conditionné à une procédure qui s’appuie sur la plateforme Parcoursup.
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[2]
Organisé sur deux années (M1 et M2), le Master correspond en France au deuxième cycle universitaire après les trois années de Licence. Il a progressivement été mis en place au début des années 2000, dans le cadre du processus dit « de Bologne » visant à créer un espace européen de l’enseignement supérieur.
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[3]
« Le palmarès des universités », Le Monde de l’éducation, juillet-août 1976.
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[4]
Les inscriptions considérées sont les inscriptions principales dans toutes les formations dispensées. Autrement dit, les inscriptions dans les IUT, écoles d’ingénieurs universitaires, formation à distance, etc., sont comptabilisées dans celles de l’université dont ils dépendent.
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[5]
Cette dernière donnée est issue de la base AGLAE (Application de gestion du logement et de l’aide à l’étudiant), du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et de l’Innovation (MESRI DGESIP-DGRI-SIES).
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[6]
Une responsable d’un Master de chimie, composé de 5 parcours, une responsable de M2 en astrophysique, une responsable d’un Master en gestion dans un Institut d’administration des entreprises (IAE), un responsable de spécialité dans une mention langues étrangères appliquées.
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[7]
Chimie, informatique, mathématiques, gestion, droit, économie, langues, philosophie et psychologie.
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[8]
Avant 2016, certains Masters étaient autorisés à sélectionner dès l’entrée en M1.