1Créée en 1968, l’université Paris-Dauphine a un profil à part dans le champ de l’enseignement supérieur français. Dans un contexte universitaire caractérisé officiellement par une « absence » de sélection, elle a en effet instauré dès la fin des années 1970 des pratiques de sélection des étudiants. Initialement fondée sur les résultats au baccalauréat, la sélection s’est peu à peu perfectionnée pour s’incarner dans l’algorithme Boléro adopté en 1990. Ce dernier, inspiré des méthodes de scoring utilisées dans les assurances, est fondé sur le calcul d’un score composé des notes de Première et Terminale et sur la confrontation de ce score à des barres d’admission fixées par « poches » – qui sont le fruit du croisement entre la série du Bac, la zone d’implantation géographique de l’établissement d’origine, et la catégorisation de son niveau par Dauphine.
2Le caractère automatisé d’un tel algorithme, s’il dégage a priori la procédure de l’intervention du jugement humain, n’annihile en aucun cas les choix normatifs mais les déplace au moment de la conception du modèle, comme l’a montré une importante littérature sur l’automatisation des procédures que ce soit dans l’étude de la statistique (Desrosières & Thévenot, 1988), ou celle des outils de gestion, publics ou privés (Eymard-Duvernay & Marchal, 1997 ; Chiapello, 2005 ; Pillon, 2017 ; Barraud de Lagerie, 2019). Partant ainsi du postulat que les critères de sélection ne sont pas purement techniques mais également normatifs, nous souhaitons identifier les choix ayant présidé au design de l’algorithme Boléro et la manière dont ces choix ont été justifiés ou négociés, en nous focalisant notamment sur les principes de justice mobilisés par les concepteurs et les utilisateurs de l’algorithme. Pour cela, nous examinerons aussi bien le travail de ses créateurs (ceux qui ont imaginé le calcul des scores et des barres), que celui de ses « techniciens » (ceux qui opèrent le paramétrage annuel de l’algorithme), et de ses utilisateurs (la commission qui délibère sur le paramétrage et finalise qualitativement la sélection opérée par l’algorithme). Quels principes de justice ont été traduits, voire quantifiés, dans cette procédure automatisée ? Comment ont-ils été négociés, voire renégociés ? Dans quelle mesure l’intervention humaine a posteriori (« repêchage » par la commission) fait-elle intervenir d’autres principes de justice ?
3Les spécificités de la sélection dauphinoise rendent son étude particulièrement heuristique dans un contexte où la sélection et son automatisation ont été généralisées avec la mise en place de Parcoursup à la rentrée 2018, à la suite de la loi relative à l’Orientation et à la réussite des étudiants (ORE). Que produit l’automatisation d’une sélection ? Si un certain nombre de travaux se sont penchés sur la mise en place d’algorithmes de sélection tels que Parcoursup ou Admission Post-Bac (APB) (Frouillou, 2017 ; Frouillou, Pin & van Zanten, 2019) et sur l’effet de ces derniers sur les choix d’orientation (Chauvel & Hugrée, 2019 ; Bugeja & Couto, 2018 ; Belghith et al., 2019) et sur la mise en place de l’algorithme (Frouillou, 2017 ; Frouillou, Pin & van Zanten, 2019), prolongeant ainsi des travaux sur l’effet des procédures de sélection sur les inégalités d’éducation (François & Berkouk, 2018 ; Oberti, 2013 ; Orange, 2013 ; Hugrée, 2011 ; Allouch, 2017), le cas dauphinois présente la particularité d’une automatisation ancienne, créée, paramétrée, administrée et modifiée de bout en bout au sein de l’institution. Cette spécificité distingue notamment Boléro des autres algorithmes d’affectation, impliquant différents établissements en concurrence autour d’un même vivier d’étudiants (Gale & Shapley, 1962 ; O’Neil, 2016). Dans le cas dauphinois, seule la candidature à Dauphine est en effet examinée, indépendamment des autres choix des étudiants. Étudier ce cas donne cependant à voir les enjeux de l’automatisation d’une politique de sélection à l’échelon de l’établissement, et permet de mieux saisir les arbitrages humains et techniques autour de la sélection, tout en ayant suffisamment de recul pour en analyser les effets. Des matériaux tant qualitatifs que quantitatifs sont mobilisés à l’appui de notre démonstration. Seize entretiens semi-directifs ont été réalisés entre mai 2016 et mai 2017 avec des membres ou anciens membres de la commission Boléro, des anciens présidents de l’université et des responsables pédagogiques [1]. Nous avons également mobilisé des bases de données internes sur les candidats, les admis et les inscrits à l’université entre 2005 et 2017. Précisons que seule la procédure d’admission des candidats en gestion (par opposition au cursus de mathématiques) a été étudiée. Par ailleurs, des programmes apparus plus tard, comme « égalité des chances » (créé en 2009) ou « talents » (créé en 2016), qui relèvent de logiques différentes et nécessiteraient une étude à part entière, ont été écartés de l’analyse.
4Le modèle dauphinois apparaît comme un modèle hybride en termes de justice sociale, puisqu’il repose sur deux principes répondant à des considérations tant organisationnelles qu’historiques : une logique d’efficacité adossée au principe « méritocratique », d’une part, qui se fonde sur l’appréciation du niveau individuel des étudiants et, corrélativement, de leur capacité supposée à réussir à Dauphine ; un principe d’« équilibre juste », d’autre part, outillé par la mise en place de quotas souples visant à obtenir une variété de profils autour de certains paramètres (notamment les filières de baccalauréat et l’origine géographique des candidats). Les spécificités de ce modèle dauphinois et ses points aveugles seront présentés dans les quatre parties qui composent l’article. Nous reviendrons d’abord sur le design de l’algorithme, en présentant ses principes de fonctionnement puis, dans une deuxième partie, sur les ajustements opérés au moment de sa mise en œuvre. La troisième partie décrira les effets de la sélection, à l’aune de la logique de pilotage de l’institution (l’efficacité méritocratique et l’équilibre juste) mais aussi de l’impensé de la sélection qu’est l’examen des taux d’admission différenciés. Dans une quatrième partie, nous replacerons l’étape de la sélection algorithmique dans le processus complet allant des candidatures aux inscriptions afin de mettre en évidence les effets d’éviction et de concentration de lycées parmi les pourvoyeurs d’étudiants dauphinois.
Le design de la sélection algorithmique : le « score », les « barres » et les « poches »
5Le programme « Boléro » a été mis en place au début des années 1990, initialement dans les filières de mathématiques puis dans les filières de gestion, pour permettre la sélection des admis à Dauphine parmi un nombre trop élevé de candidats pour l’espace physique disponible. Faisant suite à d’autres logiques de sélection, comme celle du « premier arrivé, premier servi », le programme Boléro devait permettre une sélection dite « méritocratique », au sens où elle s’appuie sur une évaluation de la valeur scolaire des candidats (Tenret, 2011). Cette première section examine le design de cet algorithme conçu et retravaillé essentiellement par les « responsables Boléro » [2], en dialogue avec les présidents successifs de l’université et sur consultation d’une petite commission de moins de dix enseignants-chercheurs dauphinois. Nous montrons que le principe méritocratique se décompose en deux logiques institutionnelles : l’efficacité, d’une part, au sens où Dauphine cherche à recruter des étudiants assurés de réussir ; l’équité, d’autre part, au sens où la sélection doit pouvoir reconnaître la valeur scolaire, au-delà des notes, et ne pas léser les élèves issus des « bons lycées ». Par ailleurs, une variété de profils est recherchée à partir d’un principe « d’équilibre juste ».
Efficacité et méritocratie : une sélection fondée sur la performance au lycée
6Inspiré des méthodes de scoring, l’algorithme Boléro a reposé, dès ses débuts, sur le calcul d’un score synthétique à partir des notes de lycée. L’objectif était en effet de classer les candidats selon leur performance et, la « sélection » étant effectuée avant les résultats du baccalauréat de l’année en cours, le recours aux notes de l’examen ou aux mentions n’était techniquement pas possible. Pour les bacheliers de l’année [3], il fallait s’appuyer sur l’information disponible. En l’occurrence, le choix a été fait de retenir les trois trimestres de classe de Première, les deux premiers trimestres de Terminale et les notes anticipées du baccalauréat (le « Bac français »). La prise en compte des notes sur deux ans est justifiée, par plusieurs responsables, par le souci d’évaluer, de la manière la plus complète possible, le niveau scolaire des candidats.
7Dans le calcul du score, se pose également la question de la pondération des différentes matières. Tel qu’il est justifié, le choix des coefficients est fondé sur leur capacité non seulement à refléter le niveau des candidats, mais également à prédire la réussite des étudiants. À cet égard, l’esprit de la sélection à Dauphine est bien celui d’une « gestion des risques scolaires » (Bodin & Orange, 2019). En filière Gestion, le choix des matières et des pondérations est toutefois apparu d’autant plus sensible qu’il n’y avait pas d’accord sur les prérequis nécessaires à la réussite. En témoigne l’extrait suivant dans lequel le concepteur de l’algorithme raconte la concertation organisée avec les responsables des différentes disciplines par le directeur de l’UFR.
[Évoquant la commission] C’était très très marrant sociologiquement, parce qu’il y avait deux choses. Il y avait ceux qui voulaient diminuer les matières pour lesquelles ils n’avaient pas été brillants étudiants. Pour dire : « finalement moi je m’en suis très bien sorti sans ces matières-là ». Donc il y avait ce sentiment ; ça touchait en particulier évidemment les maths. Il y avait ensuite un deuxième sentiment, c’était de donner du poids à sa propre matière. […] Et moi j’étais un peu l’arbitre en disant : « vous ne pouvez pas quand même prendre des coefficients qui soient trop différents du Bac ». Donc on a essayé de gérer ça comme on a pu. On est arrivés au bout de la troisième réunion à transpirer… On a globalement diminué les coefficients en maths et en physique pour les reporter sur le Bac de français et les langues. Ça satisfaisait à la fois les anglicistes et le droit. Et les sociologues. (Concepteur de Boléro.)
9Le mode de calcul du score apparaît comme un compromis fragile mais durable, jamais totalement remis en cause dans ses fondements, mais parfois ajusté à la marge. Par exemple, au nom d’une plus grande efficacité, le poids des notes de Première a été augmenté à la fin des années 1990. Et c’est dans une démarche de revalorisation des compétences que le poids de la deuxième langue vivante a, quant à lui, été revu en 2007-2008.
Un souci d’équité pour les bons lycées : l’instauration de « barres » différenciées
10Une fois le score établi (sous la forme d’une note sur 20), l’admission à Dauphine résulte de la confrontation des scores à une barre d’admission : à ceux qui passent la barre, le droit d’intégrer Dauphine. Dès son lancement, l’algorithme Boléro a en réalité été adossé à une pluralité de barres, visant à contextualiser le score des candidats et pour mieux apprécier leur niveau.
11Un premier élément retenu pour une appréciation contextualisée du niveau des candidats a été la filière de baccalauréat. Dès 1992 en effet, le « responsable Boléro » avait le souci d’interroger la réussite à Dauphine en fonction du profil des bacheliers admis. C’est ce type d’analyse qui a contribué à différencier très tôt les conditions d’admission suivant la section de baccalauréat : puisqu’en 1992 le succès des étudiants était globalement moins bon pour les Bac B (78 %) et D (79 %) que pour les Bac C (95 %), il pouvait être légitime de leur appliquer des conditions d’admission plus exigeantes. Cela s’est traduit par une barre plus élevée pour les Bac ES que pour les S [4], mais aussi par une barre plus élevée pour les S avec une spécialité sciences de la vie que pour les S avec une spécialité mathématiques ou physique. Ainsi fondée sur une démarche de « gestion des risques scolaires » (Bodin & Orange, 2019), la différence des barres (plus élevées pour les ES que pour les S) s’est maintenue sur cette idée que, statistiquement, les étudiants venant de ES avaient plus de difficultés à Dauphine.
12La contextualisation s’opère également à travers une catégorisation du lycée d’origine des candidats. Le récit qui est fait de l’instauration de « catégories de lycées » en établit la genèse aux origines de Boléro. Pour parvenir à élaborer la méthode de scoring, le président de l’université avait suggéré de tester la corrélation entre les notes de lycée et la réussite à Dauphine. C’est alors qu’est apparu un résultat inattendu qui allait jouer un rôle déterminant dans l’élaboration de l’algorithme dauphinois. Cet ancien président raconte :
J’ai fait faire en maths une étude statistique sur la corrélation entre les résultats dans le cycle Maths à Dauphine, Licence et Maîtrise MASS à l’époque, et les notes de Première et premières notes de Terminale. La corrélation est négative. Très fortement négative. […] C’est-à-dire que plus les notes étaient dégueulasses, plus ils réussissaient. […] Alors on réfléchit. On se dit : c’est le problème des lycées […] La population des étudiants à Dauphine n’était pas représentative des étudiants de toute la population. C’étaient des gens qui avaient tous la mention au Bac. Ils avaient donc le même niveau en maths. Maintenant vous avez deux types qui ont le même niveau en maths, l’un a eu 5 toute sa vie et l’autre a eu 17 toute sa vie. Pourquoi ? Parce que l’un était à [tel lycée de la montagne Sainte-Geneviève] et a eu des profs de maths fous et l’autre était à [tel lycée privé de l’Ouest parisien]… (Ancien président de Paris-Dauphine.)
14C’est ainsi que le scoring a commencé à intégrer un paramètre : la catégorie d’établissement. Partant de l’hypothèse que meilleurs sont les lycées, plus mauvaises sont les notes et réciproquement (les lycées les plus mauvais étant supposés les plus « laxistes » en termes de notation), la commission Boléro a établi une catégorisation indigène des lycées. Telle qu’elle est justifiée, cette catégorisation répond non seulement à un souci d’efficacité – recruter les meilleurs – mais repose également sur un principe de justice équitable élaboré autour de la figure du « bon élève d’un bon lycée public », supposé être noté plus sévèrement que les autres. Comme le souligne Marie Duru-Bellat en reprenant la formule de Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon, l’équité est « une propriété du ou des critères d’égalité qu’on choisit » (Fitoussi & Rosanvallon, 1996 : 98 cité dans Duru-Bellat, 2009 : 17) ; c’est un principe d’appréciation des situations concrètes fondée sur le sentiment du juste et de l’injuste. Et en effet, plusieurs interviewés ont souligné l’injustice d’un système qui ne tiendrait pas compte du fait que certains établissements notent plus sévèrement des bons élèves. Il leur paraissait inacceptable que ces derniers pâtissent d’un recrutement fondé uniquement sur la valeur absolue des notes.
15À partir de ce constat, comment sont classés les lycées et comment sont fixées les barres ? La première année, le concepteur de Boléro le reconnaît, ce fut un véritable « coup de poker ». Pour les années suivantes, le principe affiché était d’utiliser le devenir des inscrits à Dauphine comme outil de pilotage. Très concrètement, le concepteur explique que, chaque année, il comparait le score des étudiants à l’entrée et leur moyenne au tronc commun de première année, voire leur moyenne au DEUG. En fonction, il pouvait repositionner le lycée dans une catégorie plus haute ou plus basse – sachant que, par défaut, un lycée « inconnu » était classé dans la catégorie intermédiaire – ou retoucher les barres. Il expliquait ainsi : « Puisque vous mettez des barres différentes selon les catégories le but c’est d’arriver à mettre à chaque catégorie une barre telle que le taux de réussite [en première année à Dauphine] soit le même. »
Pour une variété de profils, un pilotage par quotas souples
16S’il constitue la principale logique d’action, l’objectif d’efficacité n’est pas le seul ressort du pilotage de l’algorithme. D’un côté, le concepteur de Boléro veillait à ce que la barre des établissements les plus réputés ne conduise pas à un recrutement trop massif qui, même s’il aurait pu être efficace du point de vue de la réussite à Dauphine, aurait été préjudiciable en termes de réputation :
J’étais persuadé que si on disait oui à tous les étudiants de [tel lycée de la montagne Sainte-Geneviève], on n’en verrait aucun. […] Ils allaient bien voir que le plus nul qui ne foutait rien, on le prenait donc ils se diraient : « ce n’est pas sérieux, on ne va pas aller là ». Donc moi je faisais exprès d’en coller. (Concepteur de Boléro.)
18Corrélativement, cela devait permettre de faire entrer à Dauphine des candidats de lycées moins réputés, voire inconnus des membres de la commission, la prise de risques étant toutefois très mesurée (barres très élevées pour les lycées des catégories les plus basses, et positionnement par défaut des lycées « inconnus » dans la catégorie intermédiaire).
19Surtout, deux variables structurent le recrutement à Dauphine dans une perspective de « quotas souples ». D’abord, on l’a dit, les barres différenciées entre filières de baccalauréat ont initialement été justifiées par des différences de réussite à Dauphine. Dans une stricte logique d’efficacité, et si l’on en juge par les taux de succès respectifs des S et des ES (nous y reviendrons plus loin), Dauphine aurait pu être tentée de pencher encore plus vers les candidats venus de S. Mais l’idée s’est finalement installée d’une « juste proportion » des ES (environ un inscrit sur trois), présentée comme répondant à des enjeux d’affichage et de communication pour Dauphine. En tant qu’université de gestion, Dauphine n’aurait pas assumé de réduire de manière trop drastique les chances d’accès des lycéens venant de ES. Le concepteur Boléro explique ainsi :
Je savais que les présidents en voulaient. […] Ils venaient en me disant : « écoute, ça se serait bien qu’il y ait un peu plus de ES. – Tu en veux combien ? – À peu près un tiers. – L’année dernière on en a eu un tiers. – Alors c’est bien » […]
– Et vous savez pourquoi les présidents sont à ce point-là attachés à ce qu’il y ait un tiers de ES ?
Pour de la communication. Si vous voulez, je pense qu’on a dans l’université des gens qui pensent que les maths ne doivent pas être dominantes. En particulier il y a un peu chez les gestionnaires qui disent : « on leur fait faire des maths, mais ça ne sert à rien ». Donc il y a l’idée que si on avait des littéraires, ce serait un peu mieux. Et du coup ils en veulent. Dire un tiers, ça marche quoi. C’est un chiffre qui passe bien. Le président ne veut pas être celui qui a transformé ça, qui a cassé cette proportion. (Concepteur de Boléro.)
21Un autre paramètre pris en compte pour la fixation des barres est la région d’origine, simplifiée en trois catégories : « Île-de-France » (IDF), « province » (PRO), « lycées français de l’étranger » (LFE). Ce paramètre n’est pas intervenu dès la conception de Boléro puisque dans un premier temps seuls les étudiants d’Île-de-France pouvaient candidater à Dauphine. En effet, pour rendre acceptable sa sélection, Dauphine l’avait en fait présentée comme une aide à l’orientation pour les bacheliers franciliens inscrits sur Ravel [5], le système de pré-inscription à l’Université rendu obligatoire en 1990. C’est lorsque Paris-Dauphine est devenue un Grand établissement (en 2004) que son système Boléro s’est autonomisé de Ravel et a pu instruire les candidatures hors Île-de-France. Là encore, cela s’est traduit par la mise en place d’une forme de pilotage « par objectifs », sans que l’origine des proportions puisse être retrouvée de manière précise à travers les entretiens réalisés : « Ils en voulaient une cinquantaine de province », « les lycées français de l’étranger, on en prenait une quarantaine » explique le responsable Boléro de l’époque. « On les traitait à part parce qu’on en voulait “tant”. On ne pouvait pas les mélanger. Je ne voyais pas comment faire autrement si on me disait “on en veut tant de telle catégorie”. Je ne pouvais pas les mélanger en me disant “je ne sais pas ce qui va sortir du chapeau” ». En réalité, on ne peut pas tout à fait dire qu’ils étaient traités à part, mais l’on peut dire que le paramétrage était ajusté ad hoc chaque année pour atteindre les objectifs espérés du point de vue du profil de la population des inscrits. Ces dernières années, la juste répartition IDF/PRO/LFE était de l’ordre de 60 %/33 %/7 %.
La mise en œuvre de la sélection algorithmique
22Le design initial de Boléro, inchangé depuis sa création, ne permet toutefois pas à l’algorithme de procéder tout seul à la sélection annuelle. D’abord, parce que les « barres » doivent être reparamétrées chaque année pour atteindre notamment le numerus clausus défini par les quotas, ensuite parce que l’automatisation de la procédure est assortie d’une consultation qualitative des dossiers tangents. Cette double intervention humaine est prise en charge par la commission Boléro qui se réunit dans le courant du mois de juin, d’abord pour reparamétrer les barres et ensuite pour examiner les dossiers.
L’ajustement annuel des barres et des poches
23Le point de départ du reparamétrage est le constat, chaque année, que l’utilisation des « barres » de l’année précédente conduirait à un effectif trop élevé, en lien avec une élévation des notes des candidats. Or, la consigne princeps adressée à la commission Boléro est de permettre d’obtenir un nombre d’inscrits conforme à une capacité fixée très précisément. Dès lors, les barres sont régulièrement relevées. C’est à cette étape que des choix peuvent être opérés, d’augmenter toutes les barres de la même façon (par exemple 0,25 point de plus sur toutes les barres) ou de différencier les modifications avec l’idée de jouer sur la composition attendue de la population retenue. En réalité, le reparamétrage des barres est largement guidé par le « responsable Boléro » car c’est lui qui, en amont, prépare les différents scenarii et les soumet à la commission. Un ancien membre explique :
Finalement c’est [le responsable Boléro] qui faisait 99 % du travail. Il moulinait à l’époque les dossiers et il arrivait avec des propositions de barres en disant par lycée, par spécialité, par Bac. Donc tu vois toutes les entrées qu’il y avait dans le tableau. Il disait : « pour les Bac S de lycées de catégorie 1, je vous propose que la barre soit à 10,95. – À 10,95 tu en prends combien ? » Donc il y avait un chiffre qui sortait et la commission dans 99 % des cas disait : « ça nous paraît bien ». (Ancien membre de la commission Boléro.)
25L’évolution des barres apparaît aux acteurs de la sélection comme une étape sensible parce que, pour parvenir à des effectifs d’inscrits conformes à la cible, il faut prédire au mieux le « taux de retour », c’est-à-dire la proportion d’étudiants admis qui s’inscriront effectivement à Dauphine. Cette capacité à garantir une stabilité des effectifs étudiants, qui se pose classiquement aux institutions d’enseignement supérieur dans un contexte de marché scolaire (O’Neil, 2016), paraît particulièrement centrale à Dauphine en raison de l’organisation pédagogique en petits groupes. Or, si le taux de retour est globalement relativement stable, de l’ordre de 40 %, il peut varier assez sensiblement selon les « poches ». Cela conduit le responsable Boléro à piloter à l’aune de critères dont il peut mesurer les effets sur le retour et, dans les autres cas, à faire preuve d’une grande prudence et d’une posture plutôt conservatrice vis-à-vis de l’année antérieure.
26Au-delà des modifications de barres, la catégorisation des lycées peut aussi évoluer. Pour la filière S, par exemple, la catégorisation est passée de 3 à 4 catégories (en 2009) puis à 5 catégories (en 2011) pour les établissements situés en Île-de-France. Cette modification du nombre de catégories, de même que le changement de catégorie pour un établissement, montrent le caractère artisanal du (re)paramétrage de l’algorithme, qui s’opère davantage à l’issue de discussions, au sein de la commission, autour de certains cas, qu’à partir d’une analyse systématique. Ainsi, la volonté d’augmenter le nombre de catégories en S a été portée par les membres les plus convaincus de l’excellence de certains lycées parisiens et de la nécessité de mieux ajuster (à la baisse) la barre pour ces derniers. Ce souci d’une évaluation juste n’est pas sans lien avec l’expérience ou la trajectoire des membres de la commission : c’est la connaissance intime (par leurs propres enfants ou par leurs réseaux) de certains établissements qui peut les conduire à défendre en commission une réévaluation de leur catégorie. Le réajustement à la baisse de la catégorie d’un établissement, moins fréquent, se fait davantage sur la base d’un constat d’échec d’un étudiant ou d’une étudiante.
27Le fait de repositionner un lycée demeure toutefois une démarche relativement marginale. Une analyse longitudinale des données révèle ainsi une forte inertie de la classification des établissements. En ES, 87 % des établissements [6] n’ont pas changé de catégorie entre 2008 et 2017 ; en S, on observe qu’à partir de l’usage de 5 catégories (soit 2011), 94 % des établissements [7] n’ont pas changé de catégorie. Les changements de catégorie sont d’autant plus probables que l’établissement fournit régulièrement des étudiants à Dauphine et qu’il est situé en Île-de-France. Ainsi, pour la filière ES, 8 % des lycées de province et 15 % des lycées français de l’étranger ont changé de catégorie entre 2008 et 2017, quand c’est le cas de 21 % des lycées d’Île-de-France. Un ancien responsable de Boléro parvient lui-même au constat d’une importante inertie des catégories : « Ça fait quelque temps qu’on n’a pas modifié en profondeur le classement des lycées. Il faudra le faire bientôt. Maintenant on a plusieurs années de recul qu’on va pouvoir empiler pour voir s’il y a eu des changements, parce qu’il y en a dans la réputation de certains lycées ». Il précisait toutefois : « Pour les lycées qui nous envoient beaucoup de candidats, c’est facile. On peut effectivement avoir une bonne vision de la qualité des dossiers, des étudiants et voir comment ça se retranscrit en termes de notes. Mais quand on n’admet qu’un ou deux étudiants par an, on fera des stats sur quatre années, ça fera huit. Bon… c’est pas génial. »
L’examen des dossiers « autour de la barre »
28L’établissement d’une liste d’admis sur score ne marque pas la fin du processus. Sur cette base, un dernier processus intervient : la sélection manuelle d’un certain nombre de candidats « autour de la barre » (autrefois « repêchages », et désormais « admissions sur dossier »). Depuis ses origines, la sélection par l’algorithme Boléro a, en effet, toujours été assortie d’une procédure qualitative de consultation des dossiers « tangents ». Au départ, il s’agissait de contrôler la cohérence du scoring avec les avis des proviseurs :
Et donc tous les ans, tant que j’ai été dans la commission, une fois qu’on avait fixé les barres, on mettait « admis » à tous les étudiants qui passaient la barre, puis ensuite on ressortait par Bac et par lycée, par ordre décroissant des candidats, l’avis du proviseur avec le total qu’avait obtenu l’étudiant et on regardait si, parmi les gens qu’on prenait, par rapport à l’avis du proviseur, il y avait contradiction ou non. Autrement dit, s’il en avait fixé un dans le premier quart qu’on ne prenait pas, alors qu’on avait pris un du deuxième quart, on regardait si c’était nous qui avions raison d’après ses notes ou si c’était le proviseur ou s’il y avait une faute de saisie. […] Donc il y avait l’idée qu’on voulait que dans un lycée ils nous trouvent peut-être sévères, mais qu’ils ne nous trouvent pas farfelus. (Concepteur de Boléro.)
30La logique était alors de « corriger » la sélection Boléro, ce qui signifiait qu’il n’y avait pas un contingent de places pour ces repêchages. Il fallait globalement un équilibre entre les déclassés et les repêchés. Au fil des années la logique s’est un peu transformée : la liste des admis compte désormais un contingent d’admis sur score (environ 1 200 qui donneront environ 500 inscrits) et un contingent d’admis sur dossier (environ 200 qui donneront une centaine d’inscrits). Le principe général est de reproduire la structure entre poches produite par l’algorithme, mais le responsable Boléro peut toutefois suggérer à la commission d’utiliser cette étape pour modifier légèrement la répartition S/ES ou la répartition IDF/PRO/LFE. Les objectifs de repêchage sont alors construits en conséquence.
31Le terme « admis sur dossier » ne doit pas laisser penser que cette évaluation des dossiers se fait de façon autonome par rapport à l’algorithme Boléro. Comme du temps où l’intervention humaine servait à ajuster plus finement les classements « autour de la barre » (on regardait le premier admis et le premier recalé et on confrontait ce classement par le score au jugement des proviseurs), l’admission sur dossier se fait là encore « autour de la barre ». Lycée par lycée, les candidats sont examinés par ordre croissant de l’écart à la barre ; et lorsqu’un étudiant est admis avec un écart à la barre plus important que d’autres camarades, il faut avoir examiné tous les dossiers qui le précédaient et pouvoir justifier la non-admission de ceux-là. À cette étape, les membres de la commission ont à leur disposition le dossier des étudiants comprenant l’ensemble des bulletins de notes, un formulaire contenant l’avis du proviseur ainsi qu’une appréciation de deux enseignants choisis par l’élève (sur le niveau de la classe et celui de l’élève), et éventuellement des pièces annexes, même si les cas particuliers (problèmes de santé, problèmes familiaux, etc.) sont généralement traités à part.
32Cette phase d’évaluation qualitative autorise l’expression de critères de jugement propres au responsable de la poche. Mais en définitive, on y retrouve largement des « catégories de l’entendement professoral » mises en lumière par Muriel Darmon dans son étude des commissions d’admission aux classes préparatoires : le sauvetage d’étudiants ayant montré des capacités dans les « matières importantes », le rejet de ceux dont les bulletins trahissent un comportement peu docile, peu sérieux (Darmon, 2012). Parmi les principes de justice plus ou moins explicitement mis en œuvre, le désir de donner sa chance au meilleur d’un lycée dont aucun candidat n’aurait été retenu par l’algorithme peut l’emporter sur l’option de recruter un admis dans un lycée ayant déjà plusieurs admis. Ce faisant, l’étude du dossier redevient inexorablement solidaire d’une comparaison des établissements, mais une comparaison qui se fait sur des critères autres que ceux retenus par l’algorithme.
Taux de réussite et taux d’admission : ce que produit la sélection algorithmique de Boléro
33La description du fonctionnement de Boléro a permis de saisir, dans le pilotage de la sélection à Dauphine, la centralité de considérations relevant du niveau établissement, ou plutôt du niveau « poche » (à savoir le croisement entre la série du baccalauréat et la spécialité, la zone d’implantation de l’établissement et enfin sa catégorie). Dans cette section, nous souhaitons repartir de la contextualisation des notes permise par l’algorithme Boléro, en questionnant la différenciation induite au sein des établissements pourvoyeurs de candidats en fonction de deux principes ayant participé à l’élaboration de l’algorithme : la question de l’efficacité de la sélection, d’une part, mesurée notamment par la réussite des étudiants en première année ; la question de la sélectivité sociale et territoriale, d’autre part, mesurée par l’effet de ces catégorisations en poches sur les taux d’admission et le profil des établissements.
Un algorithme conforté par les taux de réussite des inscrits
34L’élaboration de « poches » d’établissements avec des barres différenciées permet-elle d’atteindre l’efficacité recherchée, i.e. un fort taux de réussite à Dauphine ? Ce qui ressort de l’observation des taux d’échec en première année (note inférieure à 10) entre 2014 et 2017, c’est d’abord un échec plus fréquent parmi les étudiants de ES (11 % en moyenne contre 4 % parmi les étudiants issus de la filière S). En Île-de-France, si les taux d’échec des élèves de S oscillent entre 3 % et 5 % entre les lycées de catégorie 1 et les lycées de catégorie 5, ils vont de 7 % pour les ES catégorie 1 à 13 % pour les ES catégorie 3. Les bons taux de réussite dans l’ensemble des « poches » et les moindres taux de réussite dans des poches qu’elle entend protéger (les bacheliers ES en particulier) sont deux éléments qui tendent à conforter, au sein de la commission, le sentiment d’une sélection à la fois efficace et bienveillante. Cette confortation est un sentiment global, intuitif, en ce sens que la commission n’a pas en permanence les yeux rivés sur les taux de réussite par poche. Mais la convocation du « taux de réussite » participe d’un discours sur l’efficacité de la sélection, qui demeure pourtant porteur de points aveugles.
35D’abord, les variations du taux d’échec pourraient être liées à un écart à la barre des élèves dans chaque poche qui serait différent selon les catégories d’établissement. En effet, il est possible que dans certaines poches, la réussite supérieure des étudiants soit liée au fait que leurs notes d’entrée à Dauphine étaient en réalité nettement supérieures à la barre d’admission. De facto, un modèle de régression linéaire [8] montre que, toutes choses égales par ailleurs (notamment à « poche » identique), l’écart à la barre a un effet positif et significatif sur les résultats en L1 (mesurés par la moyenne des notes obtenues en L1), quelle que soit l’année d’observation (entre 2014 et 2017). En revanche, à l’exception de quelques rares cas [9], à écarts à la barre identiques, le fait d’appartenir à une poche ou à une autre n’a pas d’effet sur les résultats. Ce sont donc certainement des différences importantes d’écarts à la barre parmi les inscrits des différentes poches qui expliquent pour l’essentiel les différences de taux d’échec.
36Toutefois, mobiliser un indicateur – les résultats en L1 – qui porte, par construction, sur les inscrits à Dauphine laisse dans l’ombre les caractéristiques des recalés. Dans quelle mesure la baisse d’une barre occasionnerait-elle immédiatement une hausse du taux d’échec ? D’abord, les étudiants admis seraient-ils venus (cela renvoie aux taux de retour différenciés) ? Ensuite, auraient-ils échoué ? Si le pilotage en termes de taux de réussite (qu’il soit effectivement outillé, ou simplement thématisé) est aveugle à ces questions, c’est que l’objectif est d’avoir un taux de réussite satisfaisant. Pourquoi baisser les barres les plus hautes et prendre un risque, alors que le mode de sélection actuel donne des résultats satisfaisants ? C’est la logique qui prévaut, bien décrite par un ancien responsable de Boléro :
Pour moi le système de sélection idéal c’est celui qui est le moins coûteux en temps et qui donne le meilleur résultat possible, qui est efficace. Si on est content de la population des étudiants qu’on a à Dauphine, c’est que le système ne doit pas être si mauvais que ça. Par contre, si on a remarqué que des étudiants, d’un certain point de vue, ne sont pas assez bons ou pas assez dynamiques ou pas assez ceci, ça veut peut-être dire qu’on ne les sélectionne pas sur les bonnes caractéristiques. C’est là qu’il faut regarder ce qu’il faut faire pour changer les choses. (Ancien responsable de la commission Boléro.)
38Le raisonnement porte sur la population des inscrits et sur leur adéquation aux attentes de la communauté enseignante de Dauphine ; mais l’on ne se demande jamais si une autre sélection aurait pu produire une même satisfaction, ou si l’on pourrait à tout le moins prendre un petit risque pour faciliter l’accès des étudiants issus de lycées jugés moins bons. C’est pourtant une position qui avait été défendue par un membre de la commission :
[…] Encore une fois moi ce qui me choquait le plus dans ce système c’était – pour moi et il y avait des gens qui n’étaient pas d’accord – qu’il me semblait qu’on était sur un mode de reproduction complètement figé des choses. À la marge effectivement tu pouvais faire descendre un bon lycée en lycée moyen, mais faire passer un lycée mauvais entre guillemets jusqu’à bon c’était… […] J’ai fait état à plusieurs reprises de ce genre de truc, jusqu’à me fâcher […]. Enfin c’est [un autre membre de la commission] qui s’est fâché, parce qu’il m’a dit : « mais de toute façon ce que tu racontes n’a aucun sens, c’est des conneries, ce qui compte c’est notre taux de réussite donc il n’y a aucune raison de remettre en cause le système ». […] Là où je suis d’accord avec eux c’est que si on avait trouvé une solution, ça créait davantage d’incertitude, parce qu’on était depuis des années sur des taux de réussite entre 85 % et 90 %, peut-être même un peu plus. Simplement moi j’étais sur un autre terrain que le leur. (Ancien membre de la commission Boléro.)
Une indifférence aux différences de taux d’admission
40La prise en compte non pas uniquement de la fiabilité interne de l’algorithme, à savoir de son efficacité ex post à garantir une réussite plus ou moins égalitaire pour les candidats admis, mais de sa sélectivité externe (prenant en compte les candidats non admis et non inscrits) permet de constater une sélectivité différenciée selon les « poches » d’établissements distinguées pour la fixation des barres. Le tableau 1 ci-dessous permet d’abord de repérer que le taux d’admission des élèves issus de la filière ES est très inférieur à celui des élèves issus de la filière S (18 % en moyenne en ES contre 37 % en moyenne en S). Ainsi, alors que le nombre de candidats à Dauphine issus de la filière ES, entre 2014 et 2017, est très proche de celui des candidats issus de la filière S (10 459 candidats en ES contre 10 266 candidats en S), le nombre d’admis par l’algorithme avant repêchage est nettement inférieur dans le premier cas (1 507 admis en ES contre 3 579 admis en S).
41Si l’on examine le facteur « implantation géographique » toutes catégories confondues, on peut noter qu’en dépit de barres légèrement plus élevées, le taux d’admission de l’ensemble des étudiants de province (35 %) est plus élevé que celui des étudiants venant de lycées d’Île-de-France (26 %). Mais le plus significatif est de descendre à l’échelle de la « poche » pour observer la forte hétérogénéité des taux d’admission en fonction des catégories d’établissement. Ainsi, alors que les élèves issus de la filière ES et d’un établissement d’Île-de-France ont 25 % de chances d’être admis lorsque leur établissement est classé en catégorie 1, le pourcentage d’admis tombe à 19 % pour les élèves dont les établissements sont classés en catégorie 2 et à 13 % pour les élèves dont l’établissement est classé en catégorie 3.
42De manière générale, au sein d’une poche, la sélectivité algorithmique (avant repêchage) paraît d’autant plus forte que l’établissement a un numéro de catégorie élevé [10]. Cette sélectivité différenciée s’explique par le fait que la distribution des scores n’est en réalité pas si différente parmi les candidats en provenance d’établissements de différentes catégories. Cette faible dissimilarité des notes des candidats selon les poches, plutôt contre-intuitive au vu de la littérature sur les effets du contexte sur les pratiques de notation (Merle, 2007), se traduit par une corrélation négative entre le niveau des barres et la probabilité d’admission. Autrement dit, des barres plus élevées sont ainsi plus souvent associées à des taux d’admission plus faibles [11].
43Si la logique d’efficacité peut expliquer un moindre taux d’admission des ES par rapport aux S, et si la logique de cible peut expliquer un meilleur taux d’admission des lycées de province par rapport aux lycées d’Île-de-France, la différence de taux d’admission par catégorie semble en revanche un relatif impensé de la procédure de sélection. L’enjeu n’est pourtant pas mineur car la catégorisation des établissements, pour être en pratique réalisée à l’aveugle de ces deux données, est néanmoins très fortement corrélée au taux moyen de mentions au baccalauréat dans les établissements et à l’implantation de l’établissement à Paris ou dans l’Ouest de l’Île-de-France (Yvelines ou Hauts-de-Seine), par opposition aux autres départements franciliens (Tableau 1). Par un effet en chaîne, plus les lycées ont une bonne performance d’ensemble (taux de mentions) et un bon profil social (taux d’enfants de cadres supérieurs, localisation géographique en Île-de-France) mieux ils sont catégorisés et donc affectés d’une barre plus basse, et plus ils ont des taux d’admission élevés. Ensuite, leur taux de réussite en première année, au moins égal voire supérieur à ceux des lycées moins performants, contribue à maintenir cette sélection de fait plus favorable envers les lycées plus favorisés. Ceci étant posé, il convient, pour saisir l’ensemble de la sélection opérée par Dauphine, de replacer la phase d’admission dans un processus plus long qui va de la phase de candidature à la phase d’inscription. C’est l’objet de notre dernière section.
Tableau 1. – Caractéristiques des établissements selon leur catégorisation : taux d’admission à l’issue de la procédure Boléro (2014, 2015, 2016, 2017) et caractéristiques sociales et géographiques (2017 uniquement)
Catégories | Taux moyen d’admission avant/après repêchage (2014-2017) (en %) | Nombre d’établissements (2017) | Taux moyen de mentions au Bac général (2017) (en %) | Implantation géographique : Paris et Ouest-Île-de-France (2017) (en %) | Origine sociale : cadres supérieurs et enseignants (2017) (en %) | ||
IDF (Île-de-France) | Filière S | ||||||
1 | 45/48 | 30 | 79,3 | 86,7 | 69,5 | ||
2 | 42/44 | 42 | 70,1 | 65,1 | 61,9 | ||
3 | 33/36 | 66 | 56,3 | 45,3 | 44,7 | ||
4 | 21/25 | 99 | 54,3 | 43,4 | 41,0 | ||
5 | 20/23 | 25 | 51,4 | 36,0 | 43,0 | ||
Filière ES | |||||||
1 | 18/25 | 23 | 80,2 | 82,6 | 70,1 | ||
2 | 16/19 | 73 | 63,7 | 54,7 | 53,6 | ||
3 | 9/13 | 189 | 54,7 | 45,7 | 44,6 | ||
PRO (autres régions) | Filière S | ||||||
1 | 49/54 | 5 | 68,6 | / | 53,2 | ||
2 | 42/46 | 241 | 62,0 | / | 42,2 | ||
3 | 36/38 | 51 | 59,0 | / | 38,3 | ||
Filière ES | |||||||
1 | 20/28 | 4 | 80,0 | / | 60,0 | ||
2 | 22/25 | 310 | 60,1 | / | 40,3 | ||
3 | - | 37 | 63,0 | / | 44,1 | ||
LFE (lycées français de l’étranger) | Filière S | ||||||
1 | 25/26 | 1 | n. d. | n. d. | n. d. | ||
2 | 10/15 | 64 | |||||
Filière ES | |||||||
1 | 25/26 | 4 | n. d. | n. d. | n. d. | ||
2 | 28/29 | 91 | |||||
Ensemble | 27/30 | 1355 |
Tableau 1. – Caractéristiques des établissements selon leur catégorisation : taux d’admission à l’issue de la procédure Boléro (2014, 2015, 2016, 2017) et caractéristiques sociales et géographiques (2017 uniquement)
Les impensés de la sélection : enchaînements institutionnels et inégalités d’accès
44Avant les différences de sélectivité induites par les barres au moment de l’admission, la question des caractéristiques du vivier dans lequel Dauphine puise des candidats permet de montrer certaines logiques à l’œuvre au moment du dépôt, par les lycéens, de leur candidature. Il apparaît en particulier que les établissements qui envoient des candidats à Dauphine ne sont pas représentatifs des établissements du Second degré (publics ou privés) qui existent sur le territoire français. L’utilisation des données APAE [12], mises à disposition par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), permet de caractériser les établissements (hors LFE) selon le nombre de candidatures déposées à Dauphine entre 2014 et 2017.
Les contours du vivier : quels lycées envoient des candidats ?
45Une part importante des lycées français [13] (1 133 établissements sur 2 545, soit 44 % des établissements) n’ont envoyé aucun candidat à Dauphine entre 2014 et 2017 (Tableau 2). Ces établissements n’apparaissent pas particulièrement « typés » en termes de secteur, puisque la part du secteur privé sous contrat est identique à celle observée sur l’ensemble du champ des établissements recensés dans la base APAE. En revanche, ces établissements se caractérisent par une proportion plus faible d’enfants de cadres supérieurs et enseignants (catégorie DEPP) (23,3 % dans les établissements n’ayant envoyé aucun candidat à Dauphine entre 2014 et 2017 contre 31,1 % dans l’ensemble des établissements), un taux de mentions au baccalauréat général plus faible (46,5 % contre 51,7 %) et un taux de passage en classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) plus faible (5,3 % contre 7,5 %). Ce sont également des établissements qui disposent moins souvent d’une offre de CPGE en leur sein (8,2 % contre 15,8 % dans l’ensemble des établissements) et qui sont moins fréquemment situés à Paris ou dans l’Ouest de l’Île-de-France.
Tableau 2. – Caractéristique des lycées (hors LFE) selon le nombre de candidats à Dauphine (2014-2017)
Nombre total de candidats à l’université Paris-Dauphine (2014-2017) | |||||
Aucun | [1-4] | [5-50] | > 50 | Ensemble | |
Nombre d’établissements | N = 1 133 | N = 739 | N = 578 | N = 95 | 2 545 |
Privé | 34,4 | 28,3 | 42,0 | 57,4 | 34,9 |
Public | 65,6 | 71,7 | 58,0 | 52,6 | 65,1 |
Cadres supérieurs et enseignants | 23,3 | 28,7 | 41,6 | 68,9 | 31,1 |
Présence de CPGE | 8,2 | 15,4 | 25,6 | 48,4 | 15,8 |
Taux de passage en CPGE | 5,3 | 6,6 | 9,7 | 19,7 | 7,5 |
Taux de mentions au Bac | 46,5 | 50,7 | 58,0 | 75,6 | 51,7 |
Paris + Ouest-Île-de-France (dépt. 78 et 92, en %) | 5,6 | 3,0 | 16,3 | 81,1 | 10,1 |
Tableau 2. – Caractéristique des lycées (hors LFE) selon le nombre de candidats à Dauphine (2014-2017)
46À l’opposé, les établissements ayant envoyé plus de 50 candidats à l’université Paris-Dauphine entre 2014 et 2017 (soit plus de 10 candidats par an en moyenne) se caractérisent par une implantation presque exclusive à Paris ou dans l’Ouest de l’Île-de-France (81,1 % des établissements). Ce sont également des établissements plus favorisés socialement et scolairement, avec respectivement 68,9 % d’enfants de cadres supérieurs ou enseignants, 75,6 % de mentions au baccalauréat général et 19,7 % de leurs effectifs allant en CPGE (48,4 % de ces établissements proposant eux-mêmes une offre de CPGE). Ainsi, tous les établissements ne sont pas également pourvoyeurs de candidats à Dauphine, y compris dans les zones où il est attendu, par des effets de proximité géographique, que les taux de candidatures soient plus élevés. Parmi les établissements situés en Île-de-France, 42 établissements à Paris (sur 138, soit 30 %), 22 établissements dans les départements de l’Ouest de l’Île-de-France (sur 119, soit 18 %) et 71 établissements dans le reste de l’Île-de-France (sur 290, soit 24 %) n’ont par exemple envoyé aucun candidat à Dauphine entre 2014 et 2017. À l’inverse, 100 lycées ont fourni plus de la moitié des candidats entre 2014 et 2017 et près du sixième des admis. Il semble donc se profiler, à travers ces concentrations, des effets d’enchaînement institutionnel dans les logiques de candidatures à l’université Paris-Dauphine (van Zanten, 2015).
Tableau 3. – Typologie des lycées (hors LFE) selon leur nombre de candidats à Dauphine (2014-2017), comparé à ceux n’ayant envoyé aucun candidat
Lycées ayant envoyé au moins un candidat entre 2014 et 2017 | Lycées n’ayant envoyé aucun candidat | |||||
Groupe 1 | Groupe 2 | Groupe 3 | Groupe 4 | Ensemble | ||
N = 787 (dont 134 LFE) | N = 181 (dont 10 LFE) | N = 654 (dont 67 LFE) | N = 68 (dont 6 LFE) | N = 1690 | N = 1133 | |
Nombre moyen de candidats | 3,4 | 1,8 | 17,4 | 126,3 | 13,6 | - |
Taux d’admis moyen (en %) | 11,9 | 97,4 | 33,5 | 30,2 | 30,2 | - |
Taux d’inscrits moyen (en %) | 0,0 | 40,8 | 62,5 | 35,8 | 30,0 | - |
Privé* (en %) | 33,4 | 21,1 | 42,0 | 41,9 | 35,9 | 34,4 |
Public* (en %) | 66,6 | 78,9 | 58 | 58,1 | 64,1 | 65,6 |
Part d’enfants de cadres sup. et enseignants* (en %) | 30,9 | 27,6 | 42,4 | 71,7 | 36,5 | 23,3 |
Présence de CPGE* (en %) | 18,2 | 13 | 23,7 | 58,1 | 21,7 | 8,2 |
Taux de passage en CPGE* (en %) | 7 | 6,8 | 9,2 | 22,8 | 8,9 | 5,3 |
Taux de mentions au Bac* (en %) | 50,8 | 52,5 | 59,3 | 78,5 | 55,7 | 46,5 |
Paris (en %) | 6,0 | 0,6 | 6,9 | 35,3 | 6,9 | 3,7 |
Ouest-IDF (dépt. 78 et 92) (en %) | 2,7 | 0,6 | 6,9 | 44,1 | 5,7 | 1,9 |
Reste IDF (en %) | 9 | 1,1 | 20,2 | 11,8 | 12,6 | 6,3 |
Autres régions métropolitaines (en %) | 61,1 | 85,1 | 53,5 | 0,0 | 58,3 | 82,5 |
DOM (en %) | 4,2 | 6,6 | 2,3 | 0,0 | 3,6 | 5,6 |
LFE (en %) | 17,0 | 5,5 | 10,2 | 8,8 | 12,8 | - |
Tableau 3. – Typologie des lycées (hors LFE) selon leur nombre de candidats à Dauphine (2014-2017), comparé à ceux n’ayant envoyé aucun candidat
47Le sens des candidatures n’est probablement pas le même dans ces différents cas de figures. Certains lycées peuvent envoyer des armées de candidats mais, même avec un taux d’admission important, se trouver in fine avec peu d’inscrits. C’est le cas, en particulier, de lycées pour lesquels Dauphine constitue un « plan B ». Aussi, afin de caractériser plus précisément le profil de contribution des différents établissements, nous avons réalisé une classification ascendante hiérarchique (CAH) prenant en compte trois variables : le nombre de candidats, le taux d’admis (sur le nombre de candidats), le taux d’inscrits (sur le nombre d’admis). La classification aboutit à la création de quatre classes assez contrastées dont les caractéristiques sont présentées dans le tableau ci-dessus.
Envoyeurs et pourvoyeurs : le profil de contribution des établissements
48Les établissements du groupe 1 (Tableau 3) se caractérisent par des candidatures ponctuelles (trois candidats en moyenne, soit moins d’un candidat par an entre 2014 et 2017), un taux d’admission très faible (12 %). Autrement dit, ils tentent leur chance, de temps en temps, mais sans guère de succès. D’ailleurs, même quand ils sont sélectionnés, leurs étudiants ne s’inscrivent pas à Dauphine (le taux d’inscriptions est nul). Ce sont donc des « envoyeurs non pourvoyeurs ». Ce sont des établissements qui présentent des caractéristiques sociales et scolaires moins favorisées que la moyenne des établissements, même s’ils demeurent plus favorisés scolairement et socialement que les établissements n’ayant envoyé aucun candidat à Dauphine entre 2014 et 2017. Ces établissements sont plus souvent implantés hors Île-de-France et sont plus fréquemment des établissements publics.
49Le groupe 2 rassemble également des envoyeurs occasionnels, mais dont les candidats sont, au contraire, massivement admis (97 % sont admis). Ce sont des envoyeurs rares mais appréciés (« envoyeurs au coup gagnant »). 41 % de leurs candidats admis s’inscrivent par la suite à Dauphine. Ce sont des établissements nettement moins franciliens que ceux du groupe 1 (85 % sont situés dans les autres régions métropolitaines, 7 % dans les DOM et 6 % à l’étranger). Ils sont très majoritairement publics (80 %) et présentent un profil social (CSP des parents) moins favorisé que celui des autres groupes, y compris que celui du groupe 1.
50Le groupe 3, celui des « bons clients », le plus nombreux, rassemble des établissements envoyant un nombre plus important de candidats que les deux groupes précédents, puisqu’en moyenne 17 lycéens par établissement ont déposé une candidature à Dauphine entre 2014 et 2017. Dans ce groupe, les taux d’admission sont relativement proches de la moyenne des taux par lycée (autour de 30 %) et le taux d’inscriptions particulièrement élevé, puisqu’il dépasse les 60 % (pour mémoire, le taux de retour s’établit pour l’ensemble des admis à Dauphine autour de 40 %). Les caractéristiques sociales et scolaires des établissements de ce groupe sont plus favorisées que celles des groupes précédents, avec 59 % de mentions au baccalauréat en moyenne, 42 % d’enfants de cadres supérieurs et enseignants, et 24 % d’établissements ayant une offre de CPGE. Ce sont aussi plus fréquemment des établissements privés (42 % contre 36 % en moyenne).
51Le groupe 4 enfin, celui des « gros envoyeurs », est caractérisé par un nombre très élevé de candidats (126 candidats en moyenne entre 2014 et 2017), un taux d’admission (30 %) proche de la moyenne et un taux de retour (36 %) un peu plus faible que pour l’ensemble des admis à Dauphine. Ce sont des établissements presque exclusivement franciliens, avec 80 % des établissements situés à Paris ou dans l’Ouest de l’Île-de-France (et 6 établissements français de l’étranger) et très favorisés (78 % d’enfants de cadres supérieurs ou d’enseignants et 79 % de mentions au baccalauréat général) où le secteur privé est légèrement surreprésenté. Le moindre taux d’inscription peut s’expliquer par le fait que ces établissements envoient une part importante de leurs effectifs en CPGE (23 % dans les établissements de ce groupe contre 9 % en moyenne parmi les établissements pourvoyeurs).
52Les catégories d’établissements ne se distribuent pas uniformément dans ces différents groupes. Une analyse de la répartition des établissements par catégorie pour la seule année 2017 révèle que les établissements de catégorie 1, ceux dont les barres d’admission sont les plus faibles, ne sont présents que dans les groupes 3 (« bons clients ») et 4 (« gros envoyeurs »). Or, les quatre groupes sont in fine inégalement pourvoyeurs d’inscrits à l’université Paris-Dauphine : entre 2014 et 2017, 96 % des inscrits étaient issus des classes 3 et 4 (35 % des inscrits étaient issus des 68 lycées « gros envoyeurs » et 61 % étaient issus des 654 lycées « bons clients »). Seuls 118 inscrits étaient issus de la classe 2 et aucun inscrit de la première classe, celle des 787 établissements « non pourvoyeurs ». Le poids différent de ces classes et les caractéristiques de leurs établissements d’origine expliquent sans doute les caractéristiques de la population des étudiants de Dauphine. En effet, près de 90 % des étudiants de l’université Paris-Dauphine sont issus des milieux sociaux favorisés (classes supérieures ou moyennes supérieures), avec une stabilité très grande entre 2006 et 2016 (données SISE, ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche).
Conclusion
53Avec la mise en place de Parcoursup à la rentrée 2018 et, avant cela, du système APB, la question de la sélection et plus précisément des outils automatisés de cette sélection s’est invitée dans le champ de l’enseignement supérieur. Les enjeux sont nombreux et les controverses importantes. En étudiant en détail le cas de la sélection à Dauphine, nous avons mis au jour quelques enseignements tirés de l’observation de ce que l’on appellerait aujourd’hui son « algorithme local », depuis le début des années 1990 et plus précisément au cours des cinq dernières années.
54D’un point de vue processuel, d’abord, l’étude de la sélection à Dauphine est instructive sur ce que produit la mise en place d’un algorithme. Les contreparties de la capacité de Boléro à traiter un nombre important de cas sont sa technicité autant que sa rigidité. D’abord, du fait de la technicité du processus, il n’y a guère que pour les quelques membres de la commission Boléro (voire pour son concepteur uniquement, qui prépare les scenarii d’aide à la décision) que l’algorithme n’est pas une « boîte noire ». La plupart des autres (collègues ou parties prenantes) ignorent le détail des choix qui ont été faits par les concepteurs et responsables de Boléro. Les grands principes peuvent être connus (efficacité méritocratique et quotas souples pour les ES et les candidats hors Île-de-France), mais les paramétrages plus fins (notamment la fixation des barres par poche) sont largement ignorés. Un certain nombre de ces paramétrages sont d’ailleurs le fruit d’un travail relativement artisanal, effectué par quelques personnes qui reconnaissent bien volontiers la complexité pratique et morale des décisions à prendre et le caractère situé de leurs prises de position. L’exemple le plus patent est évidemment la question de la contextualisation des notes : comment comparer les notes de contrôle continu entre les lycées ? Sur quoi se fonder pour catégoriser les lycées ? Au bout du compte, l’automatisation de la sélection, qui pourrait donner l’impression d’une procédure très maîtrisée, consiste en réalité en l’application systématique de décisions souvent peu assurées prises par quelques-uns. Évoquant la systématisation et l’automatisation des procédures de codage statistique, Alain Desrosières le disait bien : « L’établissement de l’accord [sur les façons de coder] est alors reporté au moment de la construction négociée de la machine elle-même. Mais dans ce cas, la controverse sur celle-ci peut toujours être relancée » (Desrosières, 2000 [1993] : 340). Dans le cas de la procédure Boléro à Dauphine, néanmoins, la controverse n’a jamais été relancée ; personne n’a véritablement entrepris de rouvrir publiquement la boîte noire. En effet, une certaine rigidité ou inertie du processus est liée aux incertitudes quant aux stratégies de choix des étudiants, et produit une forte dépendance au sentier une fois qu’une solution a été trouvée. Par conséquent, à l’heure actuelle personne ne se risque à remettre en question un algorithme de sélection qui semble avoir fait ses preuves dans son efficacité à recruter des étudiants qui obtiennent des résultats satisfaisants à Dauphine. Le caractère confidentiel de cet algorithme dans le champ de l’enseignement supérieur a pu également préserver le maintien d’un certain statu quo dans son fonctionnement.
55Les choses pourraient toutefois être amenées à évoluer. D’abord, la mise en place de logiques similaires à plus grande échelle, dans les filières sélectives de Parcoursup [14] se heurte en effet aujourd’hui à la critique de la Cour des comptes. Celle-ci souligne que le critère de « réputation » ne permet pas de déduire de manière automatique le type de notation appliqué par un lycée [15] et rappelle que, pour le Défenseur des droits, « le critère du lycée d’origine ne peut en aucun cas être utilisé, ni de manière accessoire ni, a fortiori, de manière systématique, pour rejeter des candidatures émanant de lycées considérés comme moins prestigieux que d’autres » (décision no 2019-021 citée dans Cour des comptes, 2020 : 65). Ensuite, comme nous l’avons montré, la focalisation sur l’efficacité (amendée par la logique des quotas souples), appuyée sur une différenciation des établissements, rend aveugle à différents biais de sélection qui adviennent aux différentes étapes du processus menant du dépôt de candidature à l’inscription effective. L’étude que nous avons réalisée montre en effet que le pilotage par la « poche » d’établissements produit ou prolonge des enchaînements institutionnels qui s’avèrent porteurs d’inégalités. Même si la sélection à Dauphine advient très tard dans un système d’enseignement producteur d’inégalités (Duru-Bellat & Kieffer, 2008), elle renforce ces dernières dans la mesure où les établissements les mieux connus et les plus favorisés bénéficient d’un paramétrage plus favorable, leurs barres moins élevées conduisant à des taux d’admission supérieurs. Ceci pourrait donner lieu à discussion, si l’on entend assortir le principe de sélection méritocratique d’une préoccupation pour l’égalité des chances.
Notes
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[1]
Notre position interne à l’institution nous a par ailleurs permis d’acquérir une connaissance indigène de la procédure de sélection, notamment par la participation de l’une des auteures à la commission Boléro. Pour autant, toutes les données utilisées dans cet article ont été collectées à découvert et hors de ce travail de commission.
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[2]
Trois maîtres de conférences se sont succédé à cette fonction, le premier de 1991 à 2011, le second de 2011 à 2018, et le troisième depuis 2018.
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[3]
Pour les étudiants qui ont déjà passé le Bac et qui souhaitent rejoindre Dauphine (environ 10 % des candidatures, que l’on appelle « Bac antérieur »), c’est un score fondé sur les notes du Bac qui est élaboré.
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[4]
Les lycéens de la filière L ne sont pas autorisés à candidater à Dauphine.
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[5]
Boléro est l’acronyme de l’expression « pour une Bonne orientation des lycéens et la réussite de l’opération Ravel », et Ravel l’acronyme de l’expression « Recensement automatisé des vœux des élèves ».
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[6]
Établissements au moins apparus deux fois entre 2008 et 2017, soit 1 276 établissements. L’année 2008 a été prise comme borne temporelle pour ne pas compter le changement d’usage des catégories advenu entre 2007 et 2008 : les établissements de province et de l’étranger passent alors, dans leur grande majorité, de la catégorie 3 à la catégorie 2.
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[7]
Établissements présents au moins deux ans entre 2011 et 2017 (hors année 2015, soit 1 062 établissements).
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[8]
Modèle non présenté ici.
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[9]
Pour un étudiant de 2014, admis avec un score égal à la barre et issu de la poche ES-IDF-cat.1, la moyenne estimée est de 11,1. À écarts à la barre et années comparables, le fait d’être issu de la poche ES-PRO-cat.1 ou 2 diminue cette moyenne de 0,59 point.
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[10]
Sauf pour les ES-PRO-cat.1 et les S-LFE-cat.1 plus sélectionnés que les ES-PRO-cat.2 et les S-LFE-cat.2.
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[11]
R = −0,44 en 2017.
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[12]
Base rassemblant les indicateurs d’aide au pilotage et à l’auto-évaluation des établissements, disponible pour les établissements situés sur le territoire national.
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[13]
Hors LFE.
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[14]
La Cour des comptes, dans son Premier bilan de l’accès à l’enseignement supérieur dans le cadre de la loi Orientation et réussite des étudiants (février 2020) explique : « Des établissements du secondaire se trouvent alors priorisés dans le classement par rapport à d’autres, sur la base de critères plus ou moins aléatoires, tels celui lié à leur réputation, ou celui, plus objectif, du pourcentage de réussite au baccalauréat. » Une note de bas de page précise : « Cf. le témoignage du président de l’université Paris-V, qui a pondéré, durant la campagne 2018, certains classements en fonction de ce paramétrage, afin d’éviter que les candidats issus de certains lycées parisiens ne soient desservis par des pratiques de notation réputées être d’une particulière sévérité » (Cour des comptes, 2020 : 64).
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[15]
Par exemple, pour deux lycées parisiens ayant eu un taux élevé de mentions « Très bien » au baccalauréat et disposant donc d’une réputation reconnue, le premier a sous-noté de 1,2 point par rapport à la moyenne générale des lycées, quand le second a légèrement sur-noté. À l’inverse, un lycée n’obtenant aucune mention « Très bien » peut soit sur-noter de 1,8 point, soit sous-noter de 1 point.