1Cet article s’intéresse à l’évolution des modes de régulation de l’accès des jeunes à l’enseignement supérieur en France en partant du postulat que ces modes relaient des conceptions spécifiques de l’ordre social et de la justice (Commaille & Jobert, 1998 ; Forsé, 2006). Il se focalise sur deux types de tensions sous-jacentes aux nouvelles procédures et normes d’accès à l’enseignement supérieur. Le premier type renvoie à l’opposition entre deux visions de l’adéquation entre le nombre de places et le nombre de candidats, l’une dirigiste et l’autre libérale. L’autre type concerne la tension entre deux conceptions idéal-typiques de l’égalité. La première, à dominante libérale, privilégie l’organisation d’une compétition non faussée entre individus sur la base de leur mérite. La deuxième, plus sociale, met l’accent sur la réduction des écarts entre groupes sociaux, au travers notamment de choix en faveur des groupes en bas de l’échelle sociale (Meuret, 1999). L’article analyse les effets de l’introduction de plateformes numériques de gestion centralisée des candidatures et de l’affectation des bacheliers dans le supérieur. Il explore les différences entre les deux plateformes, Admission Post-Bac (APB) et Parcoursup, qui se sont succédé dans le temps, et les modes d’articulation qu’elles favorisent entre les niveaux central et local, notamment entre le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) et les établissements d’enseignement supérieur.
2La première partie de l’article dresse un bref tableau de l’évolution récente des modes de régulation de la transition du secondaire au supérieur. La deuxième met en évidence les principaux changements procéduraux et normatifs introduits par les plateformes APB et Parcoursup et leurs implications pour les candidats à la poursuite d’études supérieures et pour les établissements de formation, notamment les universités, qui les sélectionnent. La troisième partie se focalise sur l’analyse de la mise en œuvre de Parcoursup par les acteurs universitaires. Nos analyses s’appuient principalement sur des données recueillies dans le cadre d’une enquête réalisée entre novembre 2017 et septembre 2019 auprès d’acteurs nationaux en charge d’APB puis de Parcoursup, ainsi qu’auprès de responsables de formations de deux universités franciliennes aux caractéristiques institutionnelles et sociales contrastées, « Paris-Monde », université scientifique de Paris intra-muros et, « Pariphérie », université pluridisciplinaire de banlieue parisienne [1]. Cette enquête rassemble une vingtaine d’entretiens ainsi que des observations réalisées dans des réunions au MESRI et au sein des établissements étudiés [2].
Continuités et changements dans les modes de régulation
L’entrecroisement des visées conservatrices et méritocratiques
3Le système scolaire et universitaire français est profondément marqué par son inscription dans un modèle d’État-providence conservateur (Esping-Andersen, 1990). L’orientation conservatrice s’y traduit notamment par la structuration du système d’enseignement secondaire et supérieur en filières étanches et imbriquées entre elles, accueillant des élèves et des étudiants aux profils scolaires et sociaux distincts (Van de Werfhorst & Mijs, 2010). Les parcours linéaires au sein de ces filières et les diplômes qui les certifient mènent à leur tour à des emplois stratifiés avec de faibles possibilités de mobilité intra-professionnelle et donc à des positions sociales inégalement valorisées (Delès, 2018). Cette structuration réduit fortement les chances de mobilité sociale des élèves appartenant aux classes populaires [3] et conduit les autres, à des degrés variables en fonction de leurs ressources économiques et culturelles, à concevoir l’éducation comme un « placement », chaque choix devant être réfléchi en fonction des portes qu’il ouvre et surtout qu’il ferme (Van de Velde, 2008).
4Ces visées conservatrices cohabitent néanmoins avec des visées, voire une « passion », égalisatrices très visibles dans le domaine scolaire car l’école a parallèlement été investie en France d’un pouvoir quasi magique de remaniement des hiérarchies sociales (Forsé et al., 2013). Ces deux visées sont sur le plan normatif fortement en tension, mais elles se superposent plus qu’elles ne s’opposent car elles relèvent partiellement de registres différents et s’actualisent dans des domaines distincts du système d’enseignement (van Zanten, 2019). L’influence des visées conservatrices est rarement affichée mais elle est perceptible dans la structure du système de formation, dans les procédures en vigueur en matière, entre autres, de circulation des élèves à l’intérieur de ce système et dans les pratiques ordinaires des acteurs. Les visées égalisatrices sont au contraire souvent mises en avant dans le discours des responsables politiques et administratifs car elles revêtent un caractère doublement symbolique : elles servent à légitimer le fonctionnement ordinaire d’institutions dont elles sont en fait largement déconnectées (Meyer & Rowan, 1977) et visent à susciter l’adhésion à de nouveaux programmes d’action, plutôt qu’à fixer à ces derniers des objectifs évaluables (Edelman et al., 2001 ; Boussaguet & Faucher, 2020). Elles sont par ailleurs fortement associées aux instruments et critères de sélection.
5Ce deuxième type de visées peut prendre appui sur deux conceptions idéal-typiques contrastées de l’égalité : une conception libérale où la priorité est donnée à l’égalité des chances et une conception sociale privilégiant l’égalité des résultats (Walzer, 1983). La conception libérale a elle-même évolué dans le temps. Une conception que l’on peut appeler « civique », en référence aux différentes cités que distinguent Luc Boltanski et Laurent Thévenot, a prédominé depuis deux siècles entre la Révolution française et les années 1980 (Boltanski & Thévenot, 1987). Elle met l’accent sur une compétition formellement ouverte à tous et encadrée par l’État, permettant de distinguer les personnes selon leur mérite, ce dernier étant défini de façon assez étroite et standardisée par le biais d’épreuves scolaires (Derouet, 1992 ; Brown, 2000 ; Dubet, 2000). Sans que cette conception ait disparu, une autre à tonalité plus « marchande » se diffuse depuis une quarantaine d’années. Dans cette dernière, l’État se borne à encadrer la concurrence entre les établissements et entre les étudiants, ainsi que les processus d’ajustement de l’offre et de la demande, en édictant des règles et des normes limitant les avantages indus et les discriminations (Duru-Bellat, 2009).
6La vision sociale considère quant à elle que l’État doit intervenir pour égaliser la situation des groupes sociaux par le biais, entre autres, d’actions concernant la scolarisation. Depuis les années 1960, en lien avec l’arrêt des réformes structurelles des systèmes de formation, cette vision s’est incarnée dans des politiques visant à compenser les écarts entre élèves dus à leurs origines sociales ou migratoires et à leurs lieux d’habitation ou de scolarisation. Cette compensation peut être plus ou moins ambitieuse : plus on cherche à se rapprocher de l’idéal d’une égalité des places (Dubet, 2010) et on définit de façon large le nombre de bénéficiaires, plus elle nécessite des ressources financières et pédagogiques ; plus au contraire on cherche à marier justice sociale et égalité des chances, par le biais notamment d’une sélection des bénéficiaires sur la double base de leur « handicap social » et de leur mérite, plus l’allocation de ressources cède la place à une valorisation symbolique des cas exemplaires comme dans les politiques d’ouverture sociale (van Zanten, 2010).
L’articulation des visées et des mécanismes de régulation
7Les visées conservatrices sont traditionnellement relayées par des mécanismes de « canalisation » des élèves (Kingston & Lewis, 1990) vers les filières stratifiées de l’enseignement supérieur sur la base de leurs parcours dans des filières également stratifiées (générales, technologiques et professionnelles) du secondaire. En France, la réponse aux deux vagues de massification de l’enseignement secondaire et supérieur dans les années 1960 et 1980 a été le renforcement de cette canalisation par la création de filières courtes dans l’enseignement supérieur (IUT, STS), ce qui a permis la « diversion » (Arum, Gamoran & Shavit, 2007) des nouveaux entrants, aux profils sociaux et scolaires plus diversifiés, vers des filières de moindre prestige. La stratification du système et la canalisation des jeunes ont été accentuées par les stratégies des grandes écoles et des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). À l’instar des universités prestigieuses américaines (Alon, 2009), mais en y ajoutant un malthusianisme propre à elles en France, ces filières ont tiré profit de la hausse de la demande d’éducation supérieure et du désir de certains jeunes et de leurs familles de fuir les universités « massifiées » pour s’attacher encore davantage les meilleurs bacheliers généraux, notamment ceux de la filière scientifique (Albouy & Wanecq, 2003).
8Ces mécanismes continuent à jouer un rôle essentiel dans la distribution stratifiée et ségrégative des bacheliers dans l’enseignement supérieur (Convert, 2003 ; Duru-Bellat & Kieffer, 2008 ; Merle, 2000), mais de façon moins prévisible et efficace que par le passé. Si on a pu constater dans les décennies précédentes que des bacheliers généraux ont utilisé les IUT créés pour les bacheliers technologiques pour échapper aux premiers cycles universitaires, c’est désormais le devenir des bacheliers professionnels qui paraît particulièrement problématique (Beaud & Pialoux, 2001). Lors de la création en 1985 du baccalauréat professionnel, il était attendu que seule une proportion réduite de ces nouveaux bacheliers opte pour la poursuite des études, et que celle-ci prenne essentiellement place dans les Sections de techniciens supérieurs (STS). Or ils sont actuellement 63 % à continuer dans le supérieur et seuls 34 % en STS (MENJ-DEPP & MESRI-SIES, 2019). Les stratégies d’attraction des bacheliers technologiques que mettent en œuvre les responsables de ces filières et le désir de certains bacheliers professionnels de les éviter contribuent à cette situation, mais celle-ci s’explique surtout par le manque d’anticipation des acteurs politiques et par leur refus, pointé par la Cour des comptes, d’accroître et de réorganiser l’offre des formations courtes [4].
9Les visées égalisatrices sont affichées et relayées par les critères et procédures de sélection. Le principal instrument de sélection dans le supérieur a longtemps été le baccalauréat (Goblot, 2010 [1925]). S’il demeure nécessaire pour accéder à toutes les filières de l’enseignement supérieur, cet examen reste profondément associé à l’Université où il a vu le jour. Son pouvoir régulateur s’est en outre amoindri avec le développement et le prestige croissant de la filière CPGE-Grandes écoles, les responsables de ce segment de l’enseignement supérieur ayant tous progressivement adopté une sélection par les notes et les concours (Blanchard, 2015). Enfin, la massification de l’enseignement secondaire et les réformes qui s’en sont suivies ont depuis une quarantaine d’années profondément transformé son rôle : d’outil privilégié de la mise en œuvre d’un modèle civique d’une égalité des chances réservée à un petit nombre, il est devenu le passeport d’entrée à l’enseignement supérieur universitaire non sélectif.
10Ce changement a conduit les universités à épouser, à contrecœur ou de leur plein gré, un rôle social « inclusif » en accueillant des étudiants aux profils sociaux et scolaires hétérogènes. Le passage par l’université a permis à une proportion non négligeable des bacheliers issus des strates supérieures des classes populaires d’obtenir des diplômes et de réussir des concours, au prix parfois de redoublements et de réorientations (Hugrée, 2009 ; Bodin & Millet, 2011 ; Brinbaum, Hugrée & Poullaouec, 2018). Il est indéniable néanmoins qu’une proportion significative des étudiants des classes populaires y rencontre des difficultés et abandonne les études (Altet, Fabre & Rayou, 2001 ; Beaud, 2002). Cette situation fait peser sur l’Université le soupçon de privilégier non pas l’égalité sociale mais un « égalitarisme démagogique », l’accueil de tous se doublant d’une sélection par l’échec (Dubet, 2000).
De nouveaux modes de gestion des flux au service d’un modèle d’égalité des chances à tonalité plus marchande
11L’introduction dans ce paysage des plateformes numériques a modifié les mécanismes de régulation procédurale mais aussi les visées poursuivies. Avec APB, première plateforme de gestion nationale de l’accès à l’enseignement supérieur, expérimentée dès 2004 dans certaines académies et généralisée en 2009, la recherche d’une adéquation entre l’offre et la demande des places a été profondément rationalisée et standardisée. À un fonctionnement privilégiant l’hétérogénéité des critères et modalités d’admission entre les filières et entre les établissements se substitue une gestion formellement centralisée et standardisée faisant appel à des algorithmes (Frouillou, Pin & van Zanten, 2020). L’introduction de cette plateforme a également infléchi le modèle d’égalité des chances en lui conférant une tonalité plus marchande, notamment par l’accent porté aux opportunités offertes aux futurs étudiants. Remplaçant APB en 2017, Parcoursup propose une architecture plus sophistiquée dans laquelle la logique dirigiste d’adéquation de l’offre et de la demande cède partiellement la place à une logique plus libérale. La tonalité marchande s’affirme dans des dispositifs concrets, tant en ce qui concerne les usagers que les établissements.
Des choix « libres », formellement outillés et encadrés, toujours très inégaux
12APB a modifié les mécanismes d’adéquation en vigueur et a par ce biais favorisé la transition vers un modèle d’égalité des chances à tonalité plus marchande. Cette transition n’a pas été très significative du côté des établissements d’enseignement supérieur puisque l’introduction de la nouvelle plateforme n’est pas allée de pair avec l’octroi d’une plus grande autonomie en matière de sélection aux filières universitaires non sélectives. Le discours politique autour de la plateforme s’est plutôt focalisé sur les étudiants, ces derniers faisant l’objet d’injonctions en apparence contradictoires mais relevant en fait des deux visages du sujet marchand (Beckert, 2016). D’un côté, en mobilisant un registre expressif, les responsables politiques ont vanté « l’ouverture des possibles » que représentait déjà le fait de regrouper dans une plateforme nationale un très grand nombre de formations du supérieur et ses effets sur l’élévation des aspirations. À cela s’ajoutait la possibilité pour les candidats de faire de nombreux vœux (jusqu’à 24) pouvant correspondre à des projets d’études divers et de « se faire plaisir » en mettant en premier leur vœu préféré. Ce dernier aspect était rendu possible par la nature de l’algorithme qui reposait sur un classement des vœux qui n’était pas communiqué aux formations, les empêchant de mettre en place des stratégies de captation et garantissant par la même occasion un traitement formellement équitable des candidatures. D’un autre côté, l’accent était mis sur la rationalité instrumentale d’étudiants devant faire des choix « éclairés » intégrant notamment des considérations quant à l’offre des places disponibles, et à l’adéquation entre leur niveau scolaire et le degré de sélectivité scolaire des formations. Ces choix devaient contribuer à l’efficacité et à l’égalité du système : en s’auto-sélectionnant suivant les places et les chances, les étudiants rendraient le système plus efficient en même temps qu’on verrait s’estomper les inégalités entre eux. Aucun changement majeur n’a cependant été proposé pour mieux outiller ce choix.
13Parcoursup a poussé beaucoup plus loin ce registre instrumental en obligeant les formations de niveau supérieur à proposer sur la nouvelle plateforme une batterie d’informations en direction des étudiants. Un élément central parmi ces informations sont les « attendus » que chaque formation doit désormais afficher. Un document de cadrage a été produit par le MESRI en 2017, comprenant des attendus très génériques pour 45 mentions de licence différentes, mais les formations ont également été encouragées à les compléter par des attendus locaux supplémentaires. S’y ajoutent des indicateurs chiffrés concernant le nombre de candidats ayant reçu une proposition l’année précédente et le taux minimum de boursiers. Les formations sont aussi incitées à fournir des informations détaillées sur la réussite et les parcours des étudiants (le taux de passage en deuxième année, le taux de réussite au diplôme) et, de plus en plus, sur leurs débouchés.
14Outre le fait d’encourager vivement les candidats à prendre en compte ces éléments pour rationaliser leurs choix, Parcoursup exige de ces derniers un investissement plus intense dans la préparation de leurs dossiers dans lequel on voit réapparaître la dimension expressive. À côté des informations sur leur scolarité, les candidats doivent désormais inclure un « projet de formation motivé » pour chaque vœu formulé. Ils ont aussi la possibilité d’ajouter des éléments sur leurs « activités et centres d’intérêt ». Ces derniers éléments vont dans le sens d’une transition vers un modèle d’égalité des chances à tonalité plus marchande, les étudiants étant poussés à faire valoir, au-delà de leur mérite scolaire, des qualités, des compétences et des expériences pouvant rendre leur profil plus attractif pour les formations. Les appels à la rationalité ou à la capacité des étudiants de se mettre en valeur relèvent néanmoins largement d’un registre symbolique mobilisé pour favoriser l’adhésion des étudiants et occulter la brutalité de la sélection. Les responsables politiques croient peu à ces mythes (Bezes, 2000), qu’il s’agisse de la capacité des jeunes à effectuer des choix « raisonnables » eu égard à leur profil social et scolaire, encore moins des choix « cohérents » du point de vue des objectifs politico-administratifs de maximisation de l’offre de formation existante, ou de la valorisation des compétences non scolaires par les formations.
15La faible confiance accordée à l’autonomie de choix des jeunes, couplée avec le souhait de profiter de la « fenêtre d’opportunité » (Kingdon, 1984) engendrée par le changement de plateforme pour contraindre les lycées à déplacer leur horizon de la réussite des élèves au baccalauréat vers leur réussite dans l’enseignement supérieur a conduit à accompagner l’introduction de Parcoursup d’un ensemble de mesures destinées à renforcer l’implication des enseignants du secondaire dans l’orientation des élèves. Outre la nomination d’un deuxième professeur principal en Terminale en charge de l’orientation, le conseil de classe et le chef d’établissement doivent désormais émettre un avis favorable ou défavorable sur chaque vœu des candidats dans des « Fiches avenir ». Les établissements sont également sommés d’organiser des « semaines de l’orientation » comprenant des activités telles que des visites des salons ou d’établissements d’enseignement supérieur, des forums de métiers ou des échanges avec des professionnels (van Zanten et al., 2018).
16Ces outils relèvent d’un mode de contrainte douce des visions et pratiques des professionnels comme des usagers, faisant appel à leur responsabilité. Dans la continuité des changements introduits dans l’orientation au sein de l’enseignement secondaire (Chauvel, 2014 ; Lehner, 2020), les enseignants sont implicitement conviés à encourager chez les élèves une attitude réflexive et stratégique face à l’orientation. Le « projet de formation motivé » est dans cette perspective conçu comme un outil permettant à la fois, de façon largement symbolique, aux élèves de se mettre en valeur pour accéder à une formation et, de façon plus concrète, aux enseignants de canaliser les choix de ces derniers sur un mode bienveillant et rationnel :
Le projet de formation motivé [est] un instrument pédagogique, pour les enseignants, pour arriver à convaincre les élèves de pourquoi c’est important de réfléchir à son orientation avant de se connecter à la plateforme Parcoursup. Le défaut d’APB c’est d’avoir laissé croire à tout le monde, à toute la société, que s’orienter il n’y a rien de plus facile… (Responsable de Parcoursup au MESRI, 6 avril 2018.)
18Les professeurs du secondaire sont néanmoins réticents à s’engager dans ces nouvelles tâches non seulement en raison de l’absence d’une revalorisation salariale et d’une formation spécifique, mais aussi parce qu’ils éprouvent des doutes quant à leur capacité, voire leur droit à orienter des jeunes à propos de choix cruciaux pour leur trajectoire ultérieure. Les discours ministériels autour d’un nouveau continuum de la Seconde à la Terminale, désigné par la formule « −3 + 3 », ont entre autres objectifs de susciter leur engagement en valorisant leur statut par le biais d’un rapprochement avec leurs collègues du supérieur :
[Le système APB] avait été conçu par le « Sup » et pas réfléchi dans une perspective de continuum, alors que Parcoursup est entièrement construit comme un outil à deux pieds : il a un pied posé dans le « Sco » et un pied posé dans le « Sup ». Et la meilleure illustration de cela, c’est la « Fiche avenir », qui est un des éléments de Parcoursup. La « Fiche avenir », c’est génétiquement un produit de la transition entre le « Sco » et le « Sup ». Je l’ai construite avec des établissements du « Sco », et avec des responsables de formation du « Sup ». […] Parcoursup, ce n’est pas seulement APB moins le tirage au sort. Parcoursup c’est plus que ça : c’est une révolution des pratiques professionnelles dans le « Sco » et dans le « Sup » au service d’un objectif d’orientation, de continuum, et d’orientation dans laquelle on réussit dans le « Sup ». (Responsable de Parcoursup au MESRI, 6 avril 2018.)
20Ce double registre de Parcoursup permet de concilier sur le plan discursif la promotion d’un modèle d’égalité des chances à forte tonalité marchande avec le maintien, par d’autres voies, de la logique dirigiste. La réalité s’écarte néanmoins de façon significative de cette vision. L’exploitation en cours des réponses à un questionnaire par 1 800 élèves scolarisés dans sept lycées socialement et scolairement contrastés d’Île-de-France, de même que les entretiens avec une trentaine d’entre eux, mettent en évidence d’importantes inégalités concernant leur capacité à chercher, trier et mobiliser des informations et à se mettre en valeur ainsi qu’à interagir de façon stratégique avec les plateformes et les établissements. Parallèlement, l’enquête ethnographique que l’un d’entre nous a menée dans quatre lycées montre que ces derniers n’ont altéré qu’à la marge leurs pratiques en lien avec les nouvelles directives, transposant sur les nouveaux outils des pratiques antérieures fortement différenciées concernant aussi bien le degré de précocité des activités et conseils en matière d’orientation que leur degré de personnalisation (Olivier, Oller & van Zanten, 2018 ; van Zanten et al., 2018).
Des formations désormais autonomes en matière de sélection et de timides pratiques de compensation
21Sans qu’il soit facile de distinguer ce qui tient à l’effet propre de la plateforme, l’introduction d’APB est allée de pair avec un accroissement de la demande d’études supérieures. Dans un contexte marqué par la volonté gouvernementale de maîtriser les dépenses publiques, cela a logiquement entraîné la saturation de certaines formations très recherchées. Devant tenir compte de cet impératif économique empêchant la création de nouvelles places et d’un cadre législatif interdisant la sélection à l’Université, les responsables d’APB ont eu recours, en dernier ressort, au tirage au sort pour départager les candidats aux filières dites « en tension ». Bien que cette procédure n’ait concerné, selon la Cour des comptes, qu’un faible nombre d’étudiants sur leur premier vœu (3 187 sur 537 830 en 2015 ; 2 465 sur 541 204 en 2017), elle est devenue rapidement très impopulaire en raison du fort attachement des élèves à l’illusion de maîtriser leur avenir et à la méritocratie (Tenret, 2011), mais, aussi et surtout, du fait de l’intense débat médiatique à ce sujet [5].
22Les responsables politiques ont alors tiré parti de ces critiques pour systématiser dans Parcoursup le classement des candidatures dans toutes les formations. Cela n’est pas officiellement synonyme de sélection, puisque les filières non sélectives ne peuvent pas refuser des élèves, mais cela l’est en pratique puisque dans les formations saturées les candidats placés en attente ne sont in fine pas admis. La généralisation du classement a été principalement justifiée en mettant en avant un traitement plus « humain » des candidatures. Parcoursup a en effet substitué à un mode de gestion fondé sur l’appariement impersonnel des demandes hiérarchisées des candidats et des classements de ces derniers par les formations, un autre dans lequel des listes de vœux non hiérarchisés, mais validés par les enseignants et les chefs d’établissement des lycées, sont examinés et triés par des enseignants du supérieur.
23Le registre expressif choisi laissait croire à une gestion qualitative des candidatures par des commissions d’examen des vœux, cohérente avec l’exigence pour les élèves de motiver chacun de leurs choix. Le fonctionnement de ces commissions est cependant très peu transparent, alors que l’introduction de Parcoursup a également été justifiée par l’opacité de l’algorithme d’affectation centralisée utilisé par APB. Les réticences à le rendre public s’expliquent en partie par des considérations d’ordre technique. Elles sont néanmoins révélatrices de la difficulté à légitimer certains critères en termes d’équité. Il en est ainsi de la règle nationale dans APB accordant aux bacheliers issus des établissements français à l’étranger une priorité absolue dans toutes les licences, ou de la gestion régionale de l’affectation des candidats dans les formations PACES en Île-de-France, sans parler des règles spécifiques aux différentes filières sélectives (CPGE, IUT, STS). Le passage à Parcoursup a permis au MESRI de déléguer cette obligation de transparence aux établissements et formations. Toutefois, si ces derniers sont dorénavant formellement contraints de définir leurs critères de classement dans la phase de « préinscription », ils s’estiment protégés par le « secret des délibérations des équipes pédagogiques » reconnu par la loi concernant le processus de classement [6].
24Bien qu’en raison de leur nouveauté, mais aussi de leur opacité, on ne dispose encore que d’informations parcellaires sur le fonctionnement global des commissions d’examen des vœux, notamment celles présentées dans le rapport suscité par la Cour des comptes, tout semble montrer que beaucoup d’entre elles ont paramétré l’outil disponible sur Parcoursup pour engendrer un classement algorithmique des dossiers adapté à leurs souhaits. Ce même rapport constate en outre que les modes de classement qui se développent dans les anciennes filières non sélectives privilégient, comme dans les filières sélectives (Darmon, 2012 ; van Zanten, 2016), les notes, les filières et les options suivies et, de façon non marginale, le lycée d’origine. Les éléments qualitatifs des dossiers sont beaucoup moins pris en compte, très probablement en raison de l’investissement temporel que suppose leur examen, mais aussi du fait qu’ils sont considérés comme peu prédictifs de la persévérance et de la réussite dans les études par des enseignants encore très attachés au modèle civique d’égalité des chances.
25Parcoursup a été présenté aussi comme un moyen d’accroître la satisfaction des usagers en éliminant les obstacles liés à l’obligation de classement des vœux dans la plateforme APB, où de nombreux candidats étaient conduits à ne pas placer en premier vœu ce qu’ils souhaitaient au profit d’un vœu « de sécurité » (le premier vœu de la liste bénéficiant d’une priorité dans l’affectation). Dans Parcoursup, l’absence de classement permet aux candidats de ne pas avoir à adopter de tels comportements stratégiques. Mais, alors que dans APB les candidats bénéficiaient d’un traitement dans les mêmes conditions temporelles (le jour de l’ouverture de la procédure normale, chacun recevait une seule proposition), les réponses se font « au fil de l’eau » pour chaque vœu dans Parcoursup. Les candidats dotés des profils les plus adéquats par rapport aux attentes des formations peuvent recevoir le jour de l’ouverture de la procédure normale plusieurs propositions, quand d’autres, aux profils moins recherchés, pourront rester « en attente » de toute proposition jusqu’à la fin [7].
26Ce mode de gestion ne semble pas plus efficace que celui de la plateforme APB. Il se traduit par des affectations qui s’étalent désormais sur plusieurs mois, de mai à septembre, la généralisation du classement et l’affectation au fil de l’eau représentant un surplus de travail pour les formations universitaires qui n’étaient pas sélectives avant 2018. Cela entretient en outre le « suspense » sur le nombre réel d’étudiants jusqu’à la rentrée universitaire et parfois au-delà. Rien ne laisse penser non plus qu’il est plus égalitaire car aux inégalités soulignées supra concernant la formation des vœux s’ajoutent celles liées à leur traitement par les commissions d’examen des vœux mais aussi par Parcoursup. En effet, son asynchronie pousse les candidats n’ayant pas reçu de proposition – dont on peut raisonnablement supposer qu’ils sont majoritairement des élèves de niveau moyen ou faible, détenteurs d’un baccalauréat professionnel et issus des classes populaires – à opter pour des formations hors plateforme (très souvent privées et délivrant des diplômes non reconnus par l’État) ou à accepter lors de la phase complémentaire des alternatives peu attractives et éloignées de leur projet initial.
27Parcoursup comporte certes deux dispositions qui relèvent davantage d’une visée d’égalité sociale. La première est la priorité relative donnée aux boursiers qui se portent candidats à des formations où la demande excède l’offre. La loi Orientation et réussite des étudiants (ORE) entérinant la plateforme stipule en effet que « pour l’accès aux formations […], lorsque le nombre de candidatures excède les capacités d’accueil d’une formation, l’autorité académique fixe un pourcentage minimal de bacheliers retenus bénéficiaires d’une bourse nationale de lycée, en fonction du rapport entre le nombre de ces bacheliers boursiers candidats à l’accès à cette formation et le nombre total de demandes d’inscription dans cette formation enregistrées dans le cadre de la procédure de préinscription ». La deuxième concerne l’offre d’un soutien pédagogique compensatoire pour des étudiants dont les parcours et les performances ne sembleraient pas suffisants à l’égard des exigences des formations. Concrètement, la loi prévoit que les universités mettent en place des modules pédagogiques voire des formations spécifiques (les dispositifs « oui si » ou « L0 ») pour certains candidats, en ciblant implicitement les bacheliers technologiques et surtout professionnels.
28Ces dispositifs sont cependant loin de faire pencher la balance en direction d’un modèle d’égalité sociale. D’une part, la catégorie « boursier » ne recoupe pas exactement celle d’élèves issus des classes populaires. D’autre part, cette priorité correspond à une obligation légale en termes d’opportunités (propositions faites aux candidats), et non en termes de résultats (nombre d’étudiants boursiers finalement affectés et inscrits dans les formations) et ne concerne pas les formations non saturées. Enfin, les taux de boursiers sont fixés localement par les recteurs, sur la base de critères peu transparents. Concernant les actions de soutien, cet observateur avisé de la réforme (ancien membre de cabinet en charge de l’orientation au ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) soulignait d’emblée l’écart prévisible entre les objectifs formellement assignés à ces dispositifs et leur traduction effective :
Au départ, le Premier ministre dans une conférence de presse disait : « l’élève de Bac pro qui veut absolument faire psycho, ou philosophie, il n’est pas armé pour ça, donc il aura un “oui si” et puis, en gros, il aura une année de plus pour se mettre à niveau. […] » Mais les « oui si » ça ne va pas être ça. Ça va être : je classe tous mes « oui », ceux que je veux prendre ; je mets en « oui si » quelques bacs généraux et tous les bacs technos ; et je mets loin, en attente, tous les Bacs pro. (Ancien membre de cabinet au MESRI, 24 janvier 2018.)
30À cela, il faut ajouter, comme le note la Cour des comptes, que ces dispositifs ne sont dans un certain nombre de cas que la continuation de ceux déjà mis en œuvre sous le Plan réussite en Licence de 2007 sans que ces derniers aient fait la preuve de leur efficacité. Leurs contenu, ampleur et durée varient en outre fortement d’une formation à l’autre et il n’est pas prévu pour l’instant d’évaluer leurs effets.
31Conçu dans l’urgence pour répondre aux critiques adressées à APB, Parcoursup a également permis aux responsables politiques de déléguer à toutes les formations, y compris universitaires, l’entière responsabilité du classement des vœux. Cette délégation conforte l’autonomie des universités en matière de sélection mais surtout celle des établissements les plus réputés et des formations les plus attractives, les autres devant se contenter d’accueillir sans faire de distinction les jeunes qui se tournent vers eux. Les critères que ces formations privilégient dans la sélection, couplés avec la faible portée des dispositifs compensatoires qu’elles ont mis en œuvre, ne laissent en rien augurer une réduction significative des inégalités entre les groupes sociaux. Tout au moins peut-on espérer qu’avec divers dispositifs d’« ouverture sociale », cette plateforme favorise l’accès et la réussite dans le supérieur d’un petit nombre d’individus « méritants » mais lésés par leur socialisation familiale et leurs parcours scolaires antérieurs (van Zanten, 2010 ; Rochex, 2011).
Convergences et divergences dans les pratiques de deux universités franciliennes
32Le système éducatif français se caractérisant par un grand écart entre les réformes décidées au niveau national et leurs traductions locales (van Zanten, 2006), il est essentiel pour évaluer les effets des plateformes, et plus spécifiquement de Parcoursup, de s’intéresser à sa mise en œuvre à l’échelle des établissements. Pour cela, il faut en outre tenir compte de la stratification universitaire car si la différenciation du système d’enseignement supérieur français est régulièrement réduite à la dualité universités/grandes écoles, ces deux sous-champs sont eux-mêmes traversés de différences significatives entre les établissements, tant en termes de prestige que d’attractivité (Frouillou, 2017). Notre analyse est centrée sur les formations scientifiques, non saturées, de deux universités, Pariphérie et Paris-Monde, très contrastées sur ces deux plans. Selon les responsables interviewés, si Pariphérie se caractérise par un sureffectif d’étudiants, celui-ci est lié à l’importance du boom démographique des années 2000 particulièrement fort dans le département, et à l’afflux de candidats dont nos informateurs, à partir du constat d’une grosse déperdition d’étudiants en cours de première année (L1), pensent que « les trois-quarts ne veulent spécifiquement pas venir là ». À l’inverse, Paris-Monde attire des étudiants correspondant à ses attentes, ce que nos enquêtés attribuent à son identité revendiquée d’« université intensive en recherche », ainsi qu’à une position géographique avantageuse au cœur de Paris.
Des appropriations locales variées du principe de sélection
33Pour s’assurer de l’appropriation par les universités de Parcoursup et des dispositions de la loi ORE, le gouvernement a cherché à concilier l’octroi d’une plus grande autonomie en matière de sélection, cohérente avec l’orientation libérale de la loi précédente relative aux Libertés et responsabilités des universités, avec un mécanisme plus dirigiste. La loi ORE prévoit en effet que les taux de réussite et d’insertion professionnelle soient dorénavant pris en compte dans la définition des capacités d’accueil des formations. Un sénateur de l’opposition résume ainsi la situation :
Il y a certes une autonomie des universités, […] mais le ministère se garde suffisamment de moyens de pression budgétaire, et en postes, pour imposer aux universités qui ne le souhaiteraient pas de respecter l’esprit de la réforme. (Sénateur du Groupe communiste républicain citoyen et écologiste, 25 mars 2019.)
35À l’influence de ce mécanisme de pression s’ajoute le fait que de nombreux acteurs universitaires sont favorables à l’esprit de cette loi. C’est le cas des équipes dirigeantes des universités qui y ont vu la possibilité d’estomper la division symbolique et les écarts réels entre les formations sélectives et non sélectives. À ce titre, la réduction du nombre de vœux pouvant être saisis par les candidats dans Parcoursup (10 contre 24 dans APB) a souvent été présentée comme un acquis obtenu par la Conférence des présidents d’universités dans la mesure où « s’il y a moins de vœux, cela désavantage forcément les formations sélectives » [8]. À un moindre degré, les responsables pédagogiques des formations universitaires se réjouissent, eux aussi, de pouvoir désormais, grâce au classement, mieux maîtriser les flux et surtout la qualité supposée des nouvelles recrues. Comme sur d’autres dimensions (Musselin, 2017), les intérêts des uns et des autres ne sont pas pour autant parfaitement alignés. Si les équipes dirigeantes sont favorables à la fois à l’accroissement de l’offre et au filtrage des candidatures, les responsables pédagogiques sont en faveur de la sélection, mais souvent réticents à augmenter leurs capacités d’accueil sans réelle contrepartie en termes de moyens.
36On observe néanmoins des variations dans les modalités d’appropriation de la plateforme et de la loi liées aux formes diverses que prend la gouvernance des deux universités, lesquelles ne sont pas indépendantes de leur prestige (Paradeise & Thoenig, 2015), ainsi qu’aux caractéristiques de leur public. À Paris-Monde, l’activité des commissions est cadrée par le niveau hiérarchique directement supérieur aux formations, à savoir le niveau facultaire. Recrutant déjà de bons élèves, les responsables des formations scientifiques y visent surtout à s’attacher davantage de bacheliers généraux en réduisant « l’autocensure » des bacheliers non scientifiques à l’égard de leur formation. À Pariphérie, chaque formation définit de manière autonome ses méthodes et critères de classement moyennant un minimum de coordination avec les autres formations du même champ disciplinaire. La priorité recherchée par les équipes pédagogiques est de parvenir, d’une part, à dissuader les élèves n’ayant pas le bagage scolaire suffisant de s’inscrire dans leurs formations et, d’autre part, à attirer des étudiants aux profils scolaires à leurs yeux plus adéquats, ce qu’ils avaient déjà entrepris de faire avant Parcoursup par la création d’une double Licence en mathématiques et informatique.
37Ces différences entre les deux universités se traduisent par des pratiques différentes des commissions d’examen des vœux. Les pratiques des deux formations sont convergentes concernant la méthode générale de classement. Face au volume considérable de dossiers à traiter dans les deux cas, les équipes pédagogiques ont opté pour une organisation de leur travail en deux grandes étapes avec un pré-tri des candidatures permettant dans un deuxième temps de réaliser une analyse détaillée d’un nombre limité de dossiers. La phase de pré-tri consiste à répartir l’ensemble des dossiers en trois tas distincts :
Sur la totalité des candidats, on s’est dit que le haut était constitué de bons candidats, qui seraient [bien] classés ici ou ailleurs, et que de toute façon ils auraient une place ; que le bas, le tiers du bas, était trop bas, et que visiblement, il ne serait pas appelé chez nous ou ailleurs. Du coup, on avait estimé que ce qui était important pour bien classer les étudiants, c’était le tiers [intermédiaire] […]. Donc, on a effectivement examiné ce tiers à chaque fois. L’année dernière, et cette année, le tiers des listes a été examiné, de manière fine, avec la lecture de la lettre de motivation. (Responsable des L1 scientifiques à Paris-Monde, 11 septembre 2019.)
39La lecture des lettres de motivation et des commentaires dans les « Fiches avenir » n’intervient que comme un élément secondaire pour enrichir de façon qualitative l’examen des candidatures jugées potentiellement recevables mais méritant un regard plus approfondi après un premier classement déterminant, effectué sur la seule base des dossiers scolaires des candidats. On observe donc, qu’alors que les candidats sont encouragés à valoriser différents types de « mérites », cette dimension joue un rôle mineur et seulement complémentaire par rapport aux résultats scolaires dans la sélection à l’Université où prédomine encore à la fois le souci d’alléger le plus possible le processus de tri et le modèle civique classique d’égalité des chances, la situation étant sans doute différente dans des écoles post-bac privées, à la recherche d’élèves et notamment d’élèves solvables.
40Les critères scolaires privilégiés par les deux formations dans le classement s’avèrent également convergents. Deux d’entre eux sont essentiels. Le premier est la filière suivie au lycée. Dans les deux universités, le choix a été fait de classer tous les bacheliers scientifiques en « oui », les dispositifs « oui si » étant réservés aux bacheliers généraux des autres filières et aux bacheliers technologiques et professionnels. L’extension du principe de sélection aux universités va ainsi clairement dans le sens de l’accentuation de la canalisation conservatrice des élèves et de ce fait de la « démocratisation ségrégative » de l’enseignement supérieur (Merle, 2000). Le second critère correspond aux résultats scolaires des candidats. Les mêmes types d’arbitrages entre différents critères (mention obtenue aux épreuves anticipées du baccalauréat, moyenne générale, notes dans certaines matières) et leur pondération ont été opérés dans les deux universités, reproduisant des logiques depuis longtemps en cours parmi les membres de commissions de recrutement des CPGE, et allant dans le sens d’une priorité donnée, non pas à la réussite dans une ou plusieurs disciplines étroitement liées aux formations proposées aux élèves, mais aux bons élèves de façon générale (van Zanten, 2016) :
Selon les formations, c’est des calculs très complexes pour arriver à tout ça… On utilise : la moyenne de la classe, l’écart-type, les moyennes dans certaines matières (pas toutes ; selon les formations). Mais, globalement, on va prendre les notes en sciences (de Première et Terminale) et les notes de Bac de français… La corrélation entre les notes du Bac et les résultats en première année n’est pas évidente. En fait, ce ne sont pas les notes du Bac [qui sont indicatives]. Par exemple, en maths, des étudiants qui ont eu 16-18, ils se plantent chez nous. C’est les mentions [qui comptent]. Ceux qui ont eu des mentions, globalement, ils réussissent chez nous… […] C’est le niveau global qui compte. S’ils ont été bons, en Première et Terminale, et qu’ils ont eu une mention, ils s’en sortent. […] Globalement, des étudiants qui sont très différents selon les matières etc., quand ils arrivent chez nous, ils ne réussissent pas. (Responsable des Licences scientifiques à Pariphérie, 28 mars 2019.)
42Les deux formations ont néanmoins adopté des pratiques différentes par rapport à la prise en compte de l’origine géographique de leurs candidats. À Pariphérie, le responsable de la Licence de mathématiques indique ainsi ne pas avoir utilisé de pondération selon le lycée d’origine du candidat. À Paris-Monde en revanche, en cohérence avec la stratégie de recruter un maximum de bons lycéens, le choix a été fait de limiter le nombre de candidats retenus par lycée afin d’appeler en priorité les meilleurs de chaque établissement. Sans que Parcoursup encourage explicitement ce type de pratiques, l’opacité du fonctionnement des commissions d’examen des vœux favorise son adoption par les établissements et formations engagés dans des stratégies offensives vis-à-vis des CPGE. Or, comme le souligne la Cour des comptes, ce critère devrait être rendu invisible pour les acteurs institutionnels tant il est porteur de discriminations.
43Enfin, les pratiques divergent entre les deux universités par rapport à une disposition introduite dans la dernière session d’APB, à savoir la prise en compte des candidats en réorientation. Dans le cadre de Parcoursup, les formations peuvent en effet décider soit de considérer ensemble les néo-bacheliers et les étudiants en réorientation, soit de traiter séparément ces deux catégories de candidats. À Pariphérie, « on ne privilégie pas spécialement les néo-entrants sur les “réo” » [9], ce choix pouvant être interprété comme un moyen de contenir l’arrivée de néo-bacheliers n’ayant pas un profil jugé suffisamment adéquat. À Paris-Monde, selon le responsable des Licences scientifiques, le déploiement du nouveau système d’affectation a en revanche été utilisé pour tenter de rééquilibrer l’afflux non maîtrisé, l’année précédente, d’étudiants en réorientation et privilégier le recrutement de néo-bacheliers aux profils scolaires plus avantageux.
La mise en place peu contrôlée et différenciée des dispositifs d’accompagnement
44Contrairement à la définition des capacités d’accueil, la mise en place des dispositifs d’accompagnement n’a pas fait l’objet d’incitations particulières de la part des instances gouvernementales. Dans les deux universités, ces dispositifs remplissent deux fonctions : aménager un parcours permettant aux étudiants admis en « oui si » d’obtenir leur Licence à un rythme plus lent ; proposer à ces étudiants des modules spécifiques pour les aider éventuellement à se réorienter dans une autre formation. Or les deux universités ont fait le choix de ne pas inclure dans ces programmes les bacheliers scientifiques, quelles que soient leurs notes au lycée et au baccalauréat, montrant à nouveau le statut à part de ces bacheliers. Les responsables de formations se sont néanmoins trouvés face à un dilemme : soit ils interclassaient les « oui si » avec les « oui », comme à Paris-Monde, en prenant le risque de ne pas classer le groupe des étudiants pré-identifiés comme « oui si » au bon endroit dans la liste des candidats qui, étant appelés, valideraient leur proposition d’affectation dans cette université ; soit ils n’interclassaient pas les « oui si » et les « oui », comme à Pariphérie et, dans ce cas, tous les étudiants affectés en « oui si » correspondaient aux derniers candidats appelés, avec un profil moins adéquat :
Le fait qu’il n’y ait pas de capacité d’accueil différenciée [entre les « oui » et les « oui si »], ça pose problème, parce que nous les « oui si », on ne les a pas classés avant – on n’a pas voulu, d’un point de vue politique, les interclasser avec les « oui », puisque notre public, c’est les Bac S quand même à l’origine. Du coup ils sont arrivés après. Et du coup, il y a plein de Bac technologiques et professionnels, et aussi des Bac S avec un niveau assez faible, qui voulaient faire Informatique, et qui n’y sont pas. (Responsable des Licences scientifiques à Pariphérie, 28 mars 2019.)
46Ces différences dans les pratiques des deux universités vont de pair avec des différences dans le profil des candidats auxquels les dispositifs de remédiation ont été proposés. Tandis que les étudiants « oui si » sont majoritairement des bacheliers technologiques et professionnels à Pariphérie, le parcours « oui si » de Paris-Monde accueille un mélange de bacheliers ES, L et technologiques. Du fait de ces profils, les responsables des Licences de Paris-Monde ont pu se féliciter, au terme de la première année du dispositif du fait que, pour les Unités d’enseignement (UE) communes aux « oui » et aux « oui si », les « oui si » avaient obtenu une moyenne supérieure à celle des « oui ». Côté Pariphérie, en revanche, les modules d’accompagnement prévus ont dû être abandonnés en cours d’année, « parce que les étudiants n’y allaient pas », et le programme de remise à niveau a été revu à la baisse pour la rentrée 2019. Le seul point positif de l’expérience conduite dans cette université selon le responsable du cycle de Licence des formations scientifiques est le fait que l’affectation des « oui » et des « oui si » à des enseignements distincts a rendu l’ambiance en cours et la motivation des étudiants de L1 meilleure. Les taux de réussite constatés en fin d’année sont toutefois restés identiques à ceux de l’année précédente.
47Les effets globaux que l’on peut constater dans les deux universités à l’issue de la première année de mise en place de Parcoursup en termes d’attractivité et de réussite sont par ailleurs contrastés. Les responsables de Pariphérie soulignent l’allongement démesuré de la procédure d’affectation et la nécessité pour eux de recruter jusqu’à la dernière phase de la procédure complémentaire, et ce, sans observer d’amélioration dans les résultats des étudiants. Ceux de Paris-Monde observent une augmentation considérable du nombre de mentions Très bien et Bien parmi les candidats admis, et, par voie de conséquence, une hausse nette de leurs taux de réussite en première année. S’il est certes difficile de distinguer ce qui dans ces processus doit être attribué à la réputation antérieure de chaque université et aux modalités de mise en œuvre de la réforme ORE-Parcoursup, on ne peut que constater que celle-ci, en permettant aux universités déjà attractives de devenir plus sélectives, renforce la stratification des universités et la ségrégation des publics.
Conclusion
48Les analyses que nous proposons dans ce texte nous amènent à conclure à la présence d’effets associés aux plateformes numériques qui, malgré leur caractère partiel et incrémental, sont susceptibles d’entretenir la stratification de l’enseignement supérieur et de renouveler les processus de reproduction des inégalités en France. Ces changements sont plus marqués depuis la transition de la plateforme APB à la plateforme Parcoursup, cette dernière ayant à la fois libéralisé le processus d’ajustement de l’offre et de la demande et encouragé les universités désormais autonomes en matière de classement des candidatures à adopter les mêmes modes de tri que les filières sélectives. L’isomorphisme institutionnel (DiMaggio & Powell, 1983) que ces injonctions favorisent risque d’être d’autant plus important qu’à la pression étatique s’ajoute la tendance autonome des organisations situées plus bas à imiter les pratiques de celles situées en haut de la hiérarchie. Courante dans les marchés dominés par des logiques statutaires dans lesquels les offreurs cherchent à améliorer leur statut en s’attachant des clients de statut plus élevé (Podolny, 2005), cette stratégie n’est néanmoins possible que pour les établissements dotés d’un certain prestige et d’une relative attractivité, ce qui tend à renforcer la ségrégation des publics et les problèmes qui y sont associés dans les autres (Felouzis, Maroy & van Zanten, 2013). La comparaison que nous présentons ici entre deux universités de statut différent montre que des processus de ce type sont effectivement à l’œuvre. S’ils se poursuivent, il est possible qu’à terme, tout en restant aussi forte sinon plus qu’actuellement, la stratification du système français change de forme. On observerait alors un affaiblissement de la hiérarchie entre types institutionnels, notamment entre grandes écoles et universités, au profit d’une différenciation accrue selon le profil scolaire et social des établissements, à l’instar du système anglais ou américain.
49C’est également avec Parcoursup que s’accomplit un véritable basculement normatif, avec à la fois un renforcement du modèle de l’égalité des chances par rapport à celui de l’égalité sociale, en tout cas tel qu’il s’incarnait dans l’ouverture des filières universitaires à tous les détenteurs du baccalauréat, et l’introduction dans ce modèle d’une tonalité plus marchande. Ce basculement ne s’affiche guère en lien avec l’introduction de la sélection à l’Université qui se doit de rester discrète sous peine de susciter les mêmes protestations étudiantes que les précédentes tentatives dans ce domaine ont engendrées par le passé. Elle se donne surtout à voir dans les discours sur les opportunités offertes aux futurs étudiants et les dispositifs créés pour outiller leurs choix et accroître leur satisfaction. Les discours et dispositifs associés à Parcoursup font néanmoins l’objet d’une réception variable parmi les jeunes des différents milieux sociaux. Plus sceptiques à leur égard, les jeunes des classes supérieures tirent largement profit de leur capacité à rechercher, trier et utiliser les nombreuses informations disponibles et à s’adapter stratégiquement aux processus de sélection par les algorithmes ou par les enseignants. En revanche, les jeunes des classes populaires sont à la fois plus susceptibles d’adhérer à cette vision positive d’eux-mêmes et de leur avenir qui contraste singulièrement avec celle traditionnellement plus négative, ou à l’absence de vision, au sein des lycées et des filières où ils sont scolarisés, et moins à même de tirer profit des opportunités qu’offre le nouveau système. Les nouvelles chances que promeut la plateforme risquent ainsi d’accroître les inégalités, déjà très fortes entre jeunes, qu’engendre le modèle civique d’égalité des chances en demeurant « indifférent aux différences » qui expliquent leur inégale capacité à réussir aux épreuves scolaires (Bourdieu & Passeron, 1970).
50Ce basculement normatif fait toutefois l’objet d’une réception également différenciée parmi les acteurs institutionnels. Sous le poids de régulations de contrôle contradictoires (Reynaud, 1988) les enseignants du secondaire alternent désormais dans leur discours et dans leurs pratiques des incitations à l’élévation des aspirations et des formes « douces » et « dures » de canalisation de ces mêmes aspirations. Ces discours et pratiques prennent néanmoins des sens différents et ont des effets contrastés suivant les régulations autonomes que les établissements ont au fil du temps développé en matière d’orientation, en lien étroit avec les caractéristiques scolaires et sociales de leur public. Dans les universités, la généralisation de la sélection épouse les critères habituels de la méritocratie « civique » ne s’étant pas traduite par une prise en compte significative des motivations ou des accomplissements extrascolaires des jeunes. Ces derniers éléments étant, avant même l’introduction de la plateforme, davantage valorisés par les établissements d’enseignement supérieur privés, à la fois en haut et en bas de la hiérarchie statutaire, notamment dans les « grandes » et « petites » écoles de management, il est possible qu’ils renforcent les clivages entre un secteur public encore majoritaire et un secteur privé en pleine expansion et accueillant désormais un étudiant sur cinq.
Notes
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[1]
À titre d’exemple, parmi les candidats APB 2016 se voyant proposer une affectation en mathématiques, on comptait 16 % de candidats d’origine sociale supérieure (parents cadres ou exerçant des professions intellectuelles) à Paris-Monde contre 4,5 % à Pariphérie. Ils sont 79 % à être bacheliers scientifiques dans la première contre 64 % dans la seconde.
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[2]
Cette enquête est financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR) dans le cadre du programme d’Investissements d’avenir (ANR-11-LABX-0091, ANR-11-IDEX-0005-02).
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[3]
Nous utilisons le terme « classes populaires » pour désigner les ouvriers et les employés, celui de « classes moyennes » pour désigner les indépendants et les membres des professions intermédiaires et celui de « classes supérieures » pour désigner les cadres et les membres des professions intellectuelles supérieures.
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[4]
Voir le bilan de l’accès à l’enseignement supérieur dans le cadre de la loi Orientation et réussite des étudiants (Cour des comptes, 2020). La réforme du lycée de 2019, qui abolit les anciennes filières au profit de la possibilité pour les élèves de combiner plusieurs options, semble quant à elle aller à contre-courant des processus traditionnels de « filiarisation », mais il est fort probable qu’elle aboutisse à une canalisation des jeunes tout aussi forte sinon plus par le biais des spécialités.
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[5]
APB a essuyé de violentes critiques médiatiques en juin 2017 autour de la pratique du tirage au sort dans les formations non sélectives saturées.
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[6]
Tel n’est cependant pas l’avis de la Cour des comptes qui argue du fait que les commissions d’examen des vœux ne sont pas des jurys et ne sont, de ce fait, pas concernées par cette disposition. La décision du 3 avril 2020 du Conseil constitutionnel va dans ce sens, indiquant que chaque établissement doit « publier, à l’issue de la procédure nationale de préinscription et dans le respect de la vie privée des candidats, le cas échéant sous la forme d’un rapport, les critères en fonction desquels les candidatures ont été examinées et précisant, le cas échéant, dans quelle mesure des traitements algorithmiques ont été utilisés pour procéder à cet examen ».
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[7]
Une règle a néanmoins été adoptée pour contrôler le comportement des candidats : ils peuvent conserver la possibilité d’honorer une proposition qui leur est faite aussi longtemps qu’ils le souhaitent tant qu’ils n’ont que cette seule proposition. Dès lors qu’ils ont deux propositions, ils disposent d’un délai défini (de sept jours en début de procédure normale, jusqu’à deux jours seulement en fin de procédure) pour choisir l’une de ces deux propositions, et ainsi libérer l’autre au bénéfice d’un autre candidat.
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[8]
Entretien avec le responsable d’APB pour le MESRI, 9 janvier 2018.
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[9]
Entretien avec le responsable des Licences scientifiques à Pariphérie, 28 mars 2019.