1La sélection à l’entrée des études supérieures est présente, sous différentes formes, dans l’ensemble des systèmes d’enseignement supérieur des pays développés. Le développement des classements internationaux et nationaux ainsi que l’utilisation aujourd’hui systématique de nombreux indicateurs (excellence scientifique, insertion professionnelle, diplomation, etc.) sont autant de signes de l’injonction faite aux systèmes d’enseignement supérieur et aux établissements de réguler quantitativement et qualitativement leur public. Plus que jamais, les établissements d’enseignement supérieur sélectionnent leurs étudiants. Parallèlement, et de manière apparemment paradoxale, une deuxième constante se dégage : tous les pays développés encouragent l’ouverture de leurs systèmes d’enseignement supérieur. Appuyés sur les théories de la croissance endogène (Aghion, 2016), les pays développés approfondissent la massification de l’enseignement supérieur. Ces deux logiques, sélection et massification, s’opposent moins qu’elles ne s’engendrent mutuellement (Trow, 1974) et les systèmes d’enseignement supérieur sont confrontés à une tension finalement assez classique des sociétés démocratiques : sélectionner mais garantir la plus grande ouverture possible ou, autrement dit, distribuer des individus fondamentalement égaux dans des positions de facto inégales. C’est la conception de la justice sociale, comme construction morale et politique, qui est alors interrogée par la question de l’accès à l’enseignement supérieur.
2Les quatre pays étudiés dans cet article (Allemagne, Angleterre, France, Suède) s’inscrivent dans une dynamique européenne commune. Le processus de Bologne a conduit à harmoniser l’organisation formelle des systèmes d’enseignement supérieur européens (organisation en semestres et en cycles, utilisation des crédits ECTS). Malgré la dynamique de convergence au sein de l’espace européen, les systèmes d’enseignement supérieur diffèrent sur plusieurs plans : l’Allemagne se démarque par un faible niveau de massification (voir Graphique 1) ; les systèmes français et anglais sont plus hiérarchisés, mais selon des modalités qui leur sont propres : l’enseignement supérieur français montre une forte segmentation de ses filières (opposition université/grandes écoles notamment), quand le système anglais, non moins hiérarchisé, présente cependant une unité institutionnelle, les différents établissements partageant le même statut ; les parcours d’études des Suédois sont personnalisés à l’extrême (voir Tableau 1). Ainsi, en dépit du cadre européen et des logiques de mondialisation qui produisent de la convergence, ces différents systèmes d’enseignement supérieur s’inscrivent dans des cadres sociétaux particuliers. Ils relèvent de cohérences sociétales distinctes, tant liées au modèle d’articulation de la formation et de l’emploi (Maurice, Sellier & Silvestre, 1982 ; Verdier, 2010 ; Dubet, Duru-Bellat & Vérétout, 2010) qu’à des régimes d’État-providence (Esping-Andersen, 1990), dont plusieurs travaux ont pu montrer des similitudes avec les systèmes éducatifs (Iversen & Stephens, 2008). Les travaux de comparaison internationale de l’expérience étudiante et de la jeunesse valident dans ces domaines la typologie des États-providence et le choix de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France et de la Suède pour leurs modèles sociétaux contrastés (Van De Velde, 2008 ; Charles, 2015 ; Chevalier, 2018).
3Pour concilier les deux logiques de sélection et d’ouverture, chaque société adopte une réponse qui lui est propre. En promouvant certaines formes sélectives plutôt que d’autres, en privilégiant certains critères particuliers, en favorisant des compensations sociales diverses, en laissant dans l’ombre une partie de leurs effets inégalitaires, chaque pays fabrique un arrangement social et institutionnel ad hoc pour répondre au dilemme sélection/maintien de chances égales. Cette double exigence de sélection et d’ouverture, véritable dilemme de l’action publique, est clairement présente dans les quatre pays que nous nous proposons d’étudier. Au-delà de ce cadre européen incitant à la convergence des systèmes nationaux d’enseignement supérieur, comment comprendre la diversité des réponses en matière de sélection à l’entrée des études ? Comment se conçoit dans chaque pays un modèle spécifique de justice dans l’accès à l’enseignement supérieur, entendu comme une articulation entre des formes de sélection et des mécanismes de maintien de l’ouverture la plus large possible ? Qu’est-ce que l’enseignement supérieur nous dit des conceptions de la justice sociale propres à ces sociétés, et notamment de la façon dont elles arbitrent les choix possibles entre différentes formes d’inégalités ?
4Au travers d’une analyse comparative des dispositifs d’action publique (voir l’encadré méthodologique), nous répondrons à ce questionnement en deux temps, qui constituent également les deux dimensions de la conception du modèle de justice dans l’accès à l’enseignement supérieur propre à chaque société. Dans une première partie, nous interrogerons les éléments valorisés lors du processus de sélection des étudiants à l’entrée des études supérieures. Quels sont les critères de sélection, quels « mérites » les différents systèmes d’enseignement supérieur valorisent-ils ? On observe une distinction claire entre les pays dans lesquels le mérite scolaire prédomine et les pays dans lesquels des critères extra-scolaires sont pris en compte et qui donnent alors à voir une conception plus ouverte du mérite individuel. Dans une seconde partie, nous explorerons les mécanismes de compensation de la sélection. Comment, en dépit de la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur, chaque pays organise-t-il le maintien des opportunités sociales offertes aux individus ? Comment maintenir une forme d’équité (et ce sont les pays qui définissent à leur manière cette « équité ») dans la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur ? Cette question oppose d’un côté des sociétés faisant le choix d’une « compensation ex ante », c’est-à-dire d’une ouverture de l’accès par la mise en place d’espaces de non-sélection dans l’enseignement supérieur, aux pays à « compensation ex post », qui cherchent à réduire, en aval (i.e. dans les scolarités supérieures ou sur le marché du travail), les inégalités produites par la sélection.
Les conceptions européennes du mérite dans l’accès aux études supérieures
6Qui mérite sa place dans l’enseignement supérieur ? Sur quels critères sont fondés l’accès des étudiants aux études supérieures et leur affectation dans les différentes filières ? La France, l’Allemagne, l’Angleterre et la Suède proposent des réponses diverses à ces questions. Si le critère de mérite scolaire est primordial en France et en Allemagne, les cas anglais et suédois donnent à voir des définitions plus larges du mérite des individus.
Le mérite scolaire
7En France, la sélection repose fondamentalement sur le mérite scolaire des étudiants. Le diplôme du baccalauréat joue un rôle central dans les procédures d’accès aux études supérieures comme une condition d’éligibilité pour la plupart des formations supérieures. Ce n’est pas un hasard s’il constitue juridiquement le premier grade de l’enseignement supérieur. Le droit d’accès à l’enseignement supérieur français est bien gouverné par un principe de mérite scolaire, puisqu’il suppose l’obtention du baccalauréat, c’est-à-dire la réussite préalable d’une épreuve scolaire. Dans la pratique, le baccalauréat est cependant insuffisant pour accéder à toutes les formations supérieures. S’opère alors une (deuxième) sélection qui peut prendre diverses formes. Dans les formations dites « non sélectives » [1], se sont progressivement ajoutés des mécanismes d’« orientation active » (via des messages transmis aux candidats sur l’interface d’inscription Admission Post-Bac [APB] et des critères mis en avant sur Parcoursup) qui débouchent sur un classement systématique des candidatures dans Parcoursup aujourd’hui. Ces procédures d’affectation reposent largement sur des critères scolaires. Quant aux formations historiquement sélectives, elles opèrent principalement par le biais d’une sélection sur dossier ou sur la base d’un concours. Dans les deux cas, ces procédures font appel à des critères scolaires : des notes, des appréciations scolaires, des connaissances scolaires acquises.
8Pour aller plus loin, on peut affirmer que le mérite scolaire n’agit pas seulement comme un simple et neutre critère de sélection en France (et peut-être à la différence de ce que l’on observe en Allemagne). Il est plus fondamentalement l’opérateur d’un mythe de l’évaluation objective des candidats. La méritocratie scolaire est ainsi portée aux nues dans des procédures « pures » d’entrée dans l’enseignement supérieur : pour le baccalauréat comme pour les concours, l’égalité formelle de traitement des candidats est érigée au rang d’absolu, les candidats passant les mêmes épreuves dans les conditions identiques. Évidemment, cette perspective idéale n’a d’égale que son application forcément approximative : les épreuves ne sont jamais complètement les mêmes d’une académie à l’autre ; le contrôle continu, dépendant du contexte local, est également pris en compte ; les très nombreux correcteurs des épreuves nationales corrigent différemment malgré l’élaboration de barèmes précis ; etc. Plus fondamentalement encore, l’égalité de traitement procédurale n’enlève rien à l’inégalité sociale effective des candidats devant l’épreuve. Toutes ces inégalités sont largement documentées, mais la fiction méritocratique reste pourtant profondément ancrée dans la société française. L’idéal méritocratique scolaire règne et le mérite scolaire est alors mis au centre de toutes les évaluations d’entrée dans l’enseignement supérieur en France (Charles, 2015).
9D’une manière semblable, le système allemand d’accès à l’enseignement supérieur est fondé principalement sur le parcours scolaire antérieur des élèves. Si l’accès à l’enseignement supérieur reste peu massifié en Allemagne au regard des trois autres pays (voir Graphique 1, ci-après), c’est avant tout en raison de l’organisation très singulière des scolarités et de l’existence d’une sélection scolaire précoce à la fin de l’enseignement primaire. Il existe donc une forme de sélection préalable à l’accès aux études supérieures : les élèves allemands sont orientés dès la sortie de l’école primaire vers un type d’enseignement secondaire (Hauptschule, Realschule, Gymnasium) qui décidera, à quelques exceptions près, de leur fréquentation future de l’enseignement supérieur. Seule la poursuite d’une scolarité secondaire générale dans le Gymnasium mène au diplôme de fin d’études secondaires générales, l’Abitur. Il n’est obtenu que par 54 % des effectifs d’une classe d’âge [2] en 2017, un taux bien moins élevé qu’en en France (79 % en 2017). Comme c’est le cas en France pour le baccalauréat, l’obtention de l’Abitur garantit l’accès à l’enseignement supérieur allemand.
10S’il est nécessaire, l’Abitur n’est cependant pas suffisant puisque près de 60 % des Bachelors [3] sélectionnent les candidats. Les résultats de l’Abi y sont alors déterminants puisque, sauf de rares exceptions, c’est la moyenne d’ensemble de l’examen qui est retenue comme critère de sélection dans les établissements. La procédure est très claire : dans chaque établissement, à partir de la moyenne des notes à l’Abitur, on établit un classement des prétendants. À la marge seulement, certains établissements introduisent dans leurs règles de classement des pondérations des notes à l’Abi ou des critères supplémentaires d’éligibilité. Ainsi, une expérience pratique est parfois demandée à l’entrée dans les Fachhochschulen, les formations scientifiques appliquées. Mais comme en France, la sélection allemande dans l’accès à l’enseignement supérieur se fonde sur des critères « objectifs » liés au parcours scolaire des individus.
11Il reste cependant une différence décisive entre les deux pays : la structure de l’enseignement supérieur français est très segmentée et régie par des logiques de rang et un principe de l’honneur dominant dans les grandes écoles (Bourdieu, 1989). Au contraire, alors même que le système allemand se caractérise par sa binarité – entre universités et Fachhochschulen –, son modèle d’études supérieures est organisé de manière plus horizontale (Shavit, Arum & Gamoran, 2007), les différentes filières d’études ne renvoyant pas aussi nettement à des hiérarchies de prestige, mais plutôt à des voies professionnelles différentes (Hüther & Krücken, 2018). Pour ainsi dire, si formellement les deux pays retiennent un critère scolaire relativement rigide de sélection pour l’enseignement supérieur, la nature de cette sélection scolaire n’est pas la même : elle relève d’une répartition des candidats sur une base académique en France, elle s’apparente à une forme d’orientation professionnelle en Allemagne.
La reconnaissance de formes alternatives de mérite
12Dans tous les pays, et pas seulement en France et en Allemagne, le mérite scolaire a évidemment sa place dans les critères de sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur. Mais en Angleterre et en Suède, la sélection s’inscrit dans une conception plus ouverte du mérite des individus.
13En Angleterre, il n’existe pas de diplôme, à l’instar du baccalauréat en France, qui donne le droit d’entrer à l’Université. Chaque établissement, et parfois chaque formation, spécifie ses propres conditions d’éligibilité en termes de performances scolaires. Chaque formation détermine ainsi un seuil minimal de points obtenus (tariff points). Ce mécanisme attribue aux lycéens, pour chaque enseignement validé, un nombre défini de points. Ce mécanisme accorde d’autant plus de points que l’élève obtient une meilleure note (de « A » à « F »), que l’enseignement revêt une portée générale (vs. professionnelle) et dure longtemps (cours complet vs. demi-cours). À titre d’exemple, l’obtention d’un « A », dans un cours complet à portée générale octroie 120 points à l’élève, alors qu’un « D », une note moyenne, n’équivaut qu’à 60 points dans le même cours. Outre ce niveau scolaire général, certaines filières exigent des candidats la validation d’un enseignement de Terminale (A levels) avec une note minimale.
14Mais, au-delà de l’éligibilité, qui certes repose sur un critère scolaire, les universités sélectionnent principalement les élèves à partir d’un personal statement, mot intraduisible en français sans trahir sa signification. Le personal statement est un document d’une dizaine de pages, dans lequel le candidat expose ses motivations, ses qualités et ses expériences personnelles avec pour objectif de convaincre qu’elles font de lui un bon candidat pour les études supérieures en général et pour la filière visée en particulier. Au-delà de la présentation de ses motivations, l’étudiant raconte son histoire personnelle, de sorte que l’établissement qui étudie sa candidature puisse « en savoir plus sur [lui] en tant qu’individu » [4]. C’est en partie sur ce personal statement que se joue la compétition entre les étudiants puisque ceux-ci « doivent [y] démontrer leur enthousiasme et leur engagement et, par-dessus tout, essayer de sortir du lot » [5]. Les universités l’utilisent donc essentiellement comme un outil positif de valorisation des mérites autres que scolaires. Ce traitement individualisé des candidats vise ainsi à contextualiser le jugement objectivé de leurs résultats scolaires, dans le but d’identifier le « potentiel » global des candidats au regard des études envisagées. Cette recherche du « potentiel » témoigne, en quelque sorte, d’un dépassement du mérite (merit) vers la prise en compte, plus large, de la valeur personnelle (worth), car autant le mérite se réfère à des qualités scolaires et intellectuelles mesurables, autant la valeur personnelle renvoie aux qualités humaines de l’individu (Rothblatt, 2007). A contrario de ce qui s’observe en France, le recrutement dans les formations d’élite (Brown et al., 2016) ou sur le marché du travail (Brown & Hesketh, 2004) suit, en Angleterre, une logique de valorisation de qualités alternatives au parcours scolaire. In fine, c’est bien l’évaluation compréhensive de l’individu qui assoit la légitimité du système de sélection anglais : le mérite scolaire n’est donc qu’un élément de jugement parmi d’autres dans le processus de sélection.
15Le système suédois montre une reconnaissance institutionnelle plus claire encore des mérites extra-scolaires. Il existe en Suède une séparation nette des voies d’entrée scolaire et alternative. La première voie se fonde sur les performances à l’école secondaire supérieure. Elle tient compte de la moyenne générale du lycée et de la validation de certains enseignements (par exemple les mathématiques au lycée pour entrer dans la majorité des formations en économie). Pour chaque enseignement au lycée, l’élève réussit les examens avec les notes allant de A (meilleure note) à E (moins bonne note). Si l’étudiant ne valide pas le cours (note F), il doit alors le suivre à nouveau. La moyenne est calculée à partir des notes obtenues tout au long du lycée.
16La seconde procédure de sélection est totalement indépendante des notes obtenues dans l’enseignement secondaire. Elle opère sur la base d’un test d’aptitudes pour l’Université (Högskoleprovet, couramment dénommé SweSAT, le « SAT [6] suédois »), qui est accessible à tous les Suédois sans condition d’âge ou de diplôme préalable. Concrètement, le test comporte 160 questions à choix multiples dans huit grands domaines couvrant à la fois des compétences littéraires et mathématiques : la compréhension des mots et des concepts, les capacités de raisonnement mathématique, la compréhension écrite du suédois, la capacité d’interprétation de diagrammes, tableaux et cartes, et enfin, la compréhension écrite de l’anglais. Les notes, standardisées, varient entre 0 et 2. Les candidats peuvent se présenter au test autant de fois qu’ils le souhaitent, les résultats obtenus restant valides pendant cinq années et le meilleur étant pris en considération lors des processus de sélection. En partie grâce à son coût modique (environ 45 euros), près de 100 000 personnes par an – à l’échelle de la France, cela équivaudrait à 700 000 individus – s’inscrivent à ce test lors d’une des deux sessions annuelles organisées par l’Agence nationale pour l’enseignement supérieur.
17Dans le processus de sélection des étudiants, chaque formation décide de s’appuyer plus ou moins sur l’une ou l’autre des deux évaluations (les notes de l’enseignement secondaire ou la note au SweSAT), à condition de respecter les règles, encadrées par l’État, de répartition entre ces procédures : 1) au moins un tiers des places doivent être attribuées à partir du test d’aptitudes ; 2) au moins un autre tiers des étudiants doivent être recrutés sur la base des notes à l’école secondaire supérieure ; 3) pour un tiers (au maximum) des candidats admis, les établissements sont libres d’arbitrer entre le test d’aptitudes, les notes à l’école secondaire et d’autres procédures ad hoc, qu’ils sont en charge d’établir s’ils le désirent (entretiens de motivation notamment). Ainsi, les deux grandes voies d’accès (la voie scolaire et le test d’aptitudes) sont systématiquement représentées dans la sélection des étudiants à l’entrée des formations supérieures.
18Le système suédois d’accès à l’enseignement supérieur, en instituant deux procédures indépendantes, permet la reconnaissance de formes diverses de mérite. La deuxième voie, celle du test d’aptitudes, est créée en 1977 précisément dans le but de favoriser la diversification sociale de la population étudiante (Premfors, 1980). Il est alors à l’origine réservé aux plus de 25 ans et prévoit des bonifications pour les individus justifiant d’une expérience professionnelle. Il représente donc historiquement une véritable alternative à la sélection sur les notes. Protégés de la concurrence des étudiants de formation initiale, les individus aux trajectoires plus diverses se voient reconnus au même titre par une voie d’accès parallèle. En 1991, ses modalités évoluent : le test est ouvert à tous et, depuis lors, de plus en plus de jeunes étudiants, dont les résultats scolaires ne sont pas suffisants, passent le SweSAT pour intégrer des formations élitistes (Melldahl, 2018). Pour autant, ce test valorise des savoirs génériques fondamentaux pour suivre des études supérieures et met ainsi davantage l’accent sur des capacités partiellement déconnectées des performances scolaires initiales (Cliffordson, 2004). Jusqu’en 2012, il octroyait un bonus significatif aux étudiants justifiant d’une expérience professionnelle substantielle (+0,5 point sur une note allant de 0 à 2). En conséquence, si l’on excepte les stratégies opportunistes des étudiants de formation initiale, le profil des étudiants entrés par le test d’aptitudes est de facto plus ouvert socialement et en termes d’âge (Berggren, 2007).
La diversité des mécanismes de compensation de la sélection
19La compensation de la sélection est une constante. Dans tous les pays, il existe des mécanismes dont l’objectif est de maintenir, malgré la sélection, des opportunités sociales relativement égales entre les individus. Selon les sociétés, ces mécanismes sont cependant de nature différente. On peut distinguer deux formes de compensation : la compensation ex ante, qui renvoie à l’ouverture des chances initiales d’accès à l’enseignement supérieur, et qui concerne principalement la France et l’Angleterre ; la compensation ex post opère quant à elle en aval de l’accès initial. Cette dernière se manifeste par une égale valorisation des orientations, une faible emprise des formations supérieures sur l’emploi ou encore une véritable réversibilité des trajectoires. C’est le type de compensation observé principalement en Suède et en Allemagne.
La compensation ex ante
20La France et l’Angleterre partagent une particularité : elles ne permettent guère aux étudiants de reprendre leurs études supérieures au-delà de l’accès initial. Ainsi seuls 2 % des 25-64 ans en France (4 % au Royaume-Uni) suivent une formation longue et diplômante (OCDE, 2019 : 160). La faiblesse de l’accompagnement financier du retour en études est en cause dans les deux pays. En Angleterre, l’individu doit largement s’autofinancer ; en France, si les dépenses de formation professionnelle sont mutualisées, elles ne financent les retours en formation supérieure que de manière anecdotique. Par ailleurs, les dispositifs de reprise de la formation secondaire ou de passage d’un équivalent du baccalauréat sont peu développés (Charles, 2015). Ces deux pays misent alors sur le projet d’ouvrir le plus largement possible les chances initiales d’accès aux études supérieures. Les taux bruts d’accès (voir Graphique 1) soulignent l’antériorité de cet objectif des politiques publiques en France, quand celui-ci est plus récent en Angleterre.
Graphique 1. – Part des diplômés du supérieur parmi les 25-34 ans en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Suède (en %)

Graphique 1. – Part des diplômés du supérieur parmi les 25-34 ans en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et en Suède (en %)
21À sa création en 1808, le baccalauréat est conçu comme un examen d’entrée à l’Université. Longtemps, la sélection par le baccalauréat en France a prévalu comme un droit d’accès aux études supérieures, à tel point que cette « non-sélection » [7] s’est vue érigée comme un idéal républicain. Elle peut être interprétée comme le pendant de la part sélective du système d’enseignement supérieur. Si certaines formations admettent une sélection redoutable, d’autres concourent à maintenir des chances d’accès très larges, voire un quasi-droit d’accès. Ce raisonnement, fondé sur la logique de service public, est similaire à celui qui régit les frais de scolarité : il faut assurer un espace de « quasi-gratuité » dans le système d’enseignement supérieur. C’est le sens de la décision du Conseil constitutionnel, pour lequel « l’exigence de gratuité » inscrite au treizième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 s’appliquait bien à l’enseignement supérieur public sans que cela fasse « obstacle, pour ce degré d’enseignement, à ce que des droits d’inscription modiques soient perçus, en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants ». L’accès aux études sur la base du baccalauréat est un droit et, en acceptant tous les bacheliers, l’Université vise à garantir la stricte égalité républicaine. Cette visée égalitaire, renforcée par un principe de service public fort, explique la longue tradition d’un espace de non-sélection en France agissant ex ante dans la compensation des inégalités de sélection.
22En Angleterre, il existe comme en France un espace de non-sélection dans l’enseignement supérieur : l’Open University. Elle est créée dans les années 1970 dans le but de devenir une « université pour les gens » (open as to people) (Woodley, 2010). Déjà dans les années 1970, l’Angleterre se fixe pour objectif d’ouvrir l’Université à tous, sans aucune condition de qualification scolaire. Ainsi, en l’absence de sélection formelle, chaque individu est libre de s’inscrire dans le cursus de Licence souhaité. Lorsque le nombre de demandes pour un cours dépasse l’offre de places disponibles, c’est le principe du « premier arrivé, premier servi » (first-come, first-served) qui prévaut. Grâce à ce système, près de 40 % des nouveaux inscrits à l’Open University n’ont pas terminé le lycée, avant d’y entrer. L’Open University accueille près de 200 000 étudiants à elle seule, soit environ 7 % des étudiants au Royaume-Uni. Elle offre presque exclusivement des formations à distance et propose des diplômes dans la quasi-totalité des disciplines du supérieur, jusqu’au doctorat [8]. Les étudiants âgés de plus de 25 ans sont surreprésentés, mais on assiste actuellement à un fort retour des étudiants en formation initiale, notamment depuis que les droits d’inscription sont moins élevés que dans les universités en présentiel (Woodley, 2010). À titre d’exemple, l’ensemble des trois années de Licence en Psychologie coûte 9 000 livres en 2019 (contre 28 000 £ dans une autre université). L’Open University, par sa position exceptionnellement non-sélective dans l’enseignement supérieur anglais, constitue donc bien un vecteur de massification.
23Si l’Université de masse française et l’Open University montrent une fonction similaire au sein de leur système d’enseignement supérieur respectif – celle de permettre l’accès initial le plus large aux études supérieures –, elles se différencient cependant au regard de la logique méritocratique qui les porte. Parce qu’il existe une vraie asymétrie de recrutement en France entre l’Université et les autres filières de l’enseignement supérieur, l’Université peut être conçue comme une correction, une contrepartie, du système sélectif [9]. En Angleterre, au contraire, il se dessine une véritable continuité idéologique méritocratique entre l’Open University et les autres universités : l’Open University est perçue comme un moyen de reconnaître les talents qui seraient passés au travers du filtre du recrutement des universités conventionnelles (Charles, 2015). Alors qu’en France, la segmentation du système d’enseignement supérieur divise les logiques de mérite (aux étudiants des grandes écoles les honneurs, à ceux de l’Université l’égalité des chances d’accès), le modèle anglais préserve une même valorisation du mérite individuel y compris dans son espace de « non-sélection ».
24Ces deux espaces de « non-sélection » ont évidemment leurs limites : en France, il n’existe pas d’accès sans le baccalauréat ou ses équivalents (DAEU, capacité en droit), par ailleurs très rares ; en Angleterre, l’Open University propose une offre de formations hybrides (présentiel et distanciel), qui ne correspond pas à toutes les expériences étudiantes. Mais l’Open University comme l’Université de masse française ont largement contribué à ouvrir les possibilités d’accès initial aux études supérieures et agissent ex ante dans la compensation de la sélection.
La compensation ex post
25La compensation ex post renvoie à tous les mécanismes de compensation postérieurs à l’entrée dans l’enseignement supérieur et destinés à atténuer la rudesse de la sélection à l’entrée, à maîtriser ses effets potentiellement inégalitaires. Plusieurs traits marquants des systèmes allemand et suédois nous permettent de penser que ces deux pays proposent principalement une régulation ex post, par l’aval, de la sélection.
26Une faible hiérarchisation de l’enseignement supérieur. La structure de l’enseignement supérieur allemand est relativement horizontale (Shavit, Arum & Gamoran, 2007), si bien que la hiérarchie des notes ne trouve pas de traduction claire dans la hiérarchie des affectations. Les différences entre établissements de l’enseignement supérieur allemand s’expriment d’abord en termes de contenus de formation, non en termes de niveaux de prestige. Au même titre qu’en France, et malgré l’initiative d’excellence, pendant des programmes d’Investissements d’avenir en France (Musselin, 2009), les universités allemandes s’inscrivent dans une tradition égalitaire qui hiérarchise peu les établissements (Hüther & Krücken, 2018). Il est à ce propos étonnant d’observer la place forte occupée par les Fachhochschulen dans l’enseignement supérieur allemand. Sans équivalent en France, ces formations longues (5 années après l’Abitur) et en lien direct avec le monde professionnel sont tout aussi demandées que les formations académiques de l’Université : 55 % des Bachelors des Fachhochschulen sont sélectifs contre 58 % à l’Université. Les Fachhochschulen sont des formations prisées parce qu’elles présentent d’excellentes performances d’emploi. Elles ont d’ailleurs connu un sursaut d’attractivité au tournant des années 2000, dans une période de ralentissement économique en Allemagne. La faible hiérarchisation des orientations et la reconnaissance de la diversité de l’excellence professionnelle allemandes contribuent ainsi à « dédramatiser » l’épreuve de sélection à l’entrée dans l’enseignement supérieur.
27Noémie Olympio et Vanessa Di Paola, qui comparent les systèmes de formation français et suisse, montrent bien l’existence de ces mécanismes de compensation ex post : malgré une sélection scolaire précoce, proche de celle observée en Allemagne, malgré une séparation très nette des trajectoires scolaires académiques et professionnelles, les auteures remarquent que les « espaces d’opportunités » individuels sont similaires entre les deux pays (Olympio & Di Paola, 2018). Les choix d’option et les redoublements dans l’enseignement secondaire français introduisent des hiérarchies dans les orientations des élèves et restreignent les « capabilités » individuelles. À l’inverse, l’absence de hiérarchies dans les parcours de formation en Suisse joue donc le rôle de compensation en aval d’une séparation scolaire précoce entre l’apprentissage et la voie générale. L’explication de cette similarité des « capabilités » individuelles entre les pays réside ainsi dans l’existence de mécanismes de compensation d’efficacité équivalente mais agissant à des niveaux différents dans des configurations de justice sociale différentes. La compensation ex ante française et la compensation ex post allemande s’insèrent dans des structures d’enseignement supérieur contrastées et produisent des systèmes d’inégalités et de justice différents : on comprend alors l’origine de ces schèmes divergents de la sélection devant les études supérieures.
28Cette absence de verticalité dans l’organisation des formations supérieures allemandes est néanmoins à relativiser. Les évolutions récentes de l’enseignement supérieur, marquées par la puissante massification de l’Abitur depuis près d’une dizaine d’années, semblent esquisser une tendance à la verticalisation (Stock, 2017). Cette tendance à la différenciation verticale touche cependant en premier lieu les niveaux Master et Doctorat et reste assez limitée au niveau Bachelor (Bloch & Mitterle, 2017). La Suède présente également un système historiquement unifié et faiblement hiérarchisé (Charles, 2015), ce qui suggère un mode de compensation similaire, même si cela n’en constitue pas le levier dominant (voir infra). Des tendances récentes liées aux réformes libérales mises en place depuis les années 2000 en nuancent également les effets (Berggren & Cliffordson, 2012 ; Börjesson & Broady, 2016).
29La réversibilité des parcours d’études. Dans le cas suédois, la compensation de la sélection opère plus spécifiquement par la réversibilité des trajectoires de vie, et notamment entre études et emplois. Plusieurs dispositifs convergent pour produire une véritable philosophie nationale de la seconde chance. On a évoqué dans les critères de sélection l’existence du SweSAT, le test d’admission accessible à tous sans condition d’âge ou de diplôme. Plus précisément, à l’origine, avant la réforme de 1991, il existait une condition d’âge mais elle était en faveur des adultes : il fallait avoir au moins 25 ans pour pouvoir se présenter au test. C’était là un moyen non seulement de valoriser d’autres formes de mérite que le seul mérite scolaire (voir supra), mais aussi de permettre un retour en études pour des individus qui n’en ont pas eu l’opportunité plus tôt dans leur parcours de vie (Berggren & Cliffordson, 2012). La réversibilité des trajectoires individuelles est également favorisée par le mode de financement des études en Suède. Les étudiants suédois se financent pour moitié grâce à l’allocation d’études de l’État (Charles, 2012). Or, cette allocation a la particularité d’être octroyée pour 5 ans et d’être fractionnable et reportable dans le temps. Là encore, par le biais de ce dispositif de financement, on comprend comment le modèle suédois de sélection devant l’enseignement supérieur neutralise les inégalités et les erreurs d’orientation en permettant des chances réitérées à différents moments de la vie de reprendre des études. Enfin, la Suède a une tradition forte de formation pour adultes (Orr & Hovdhaugen, 2014). Par l’intermédiaire de la Kommunal vuxenutbildning ou Komvux, le modèle suédois contribue à procurer une seconde chance de terminer son cursus secondaire. Près de 44 % des étudiants admis dans le supérieur ont suivi des enseignements dédiés aux adultes avant l’âge de 30 ans (Berggren, 2007) afin d’obtenir le certificat d’études secondaires supérieures. Avec ce système, l’accumulation des inégalités jusqu’au diplôme de fin d’études secondaires et les multiples effets d’éviction des publics les plus fragiles sont compensés. Grâce à la Komvux, le taux d’accès à la certification secondaire supérieure est désormais quasiment universel en Suède.
30Grâce au test d’admission, à la formation secondaire pour adultes ou à l’allocation d’études supérieures reportable dans le temps, le système suédois ouvre des opportunités réitérées d’entrer dans l’enseignement supérieur à tous, y compris ceux qui sont sortis de formation initiale. Il n’est donc pas étonnant d’observer des profils d’étudiants beaucoup plus diversifiés en termes d’âge, notamment (Charles & Delès, 2018).
Tableau 1. – Part des entrées retardées et des étudiants de plus de 30 ans dans l’enseignement supérieur (en %)
Entrée retardée dans l’enseignement supérieur | Part des étudiants de plus de 30 ans | |
Suède | 30 | 26 |
Allemagne | 3 | 4 |
France | 2 | 5 |
Angleterre | n. d. | n. d. |
Tableau 1. – Part des entrées retardées et des étudiants de plus de 30 ans dans l’enseignement supérieur (en %)
31Ces possibilités institutionnelles de retour en études sont donc bien saisies par les étudiants suédois. Elles compensent des mécanismes de sélection précoces dans les scolarités, qui ont en France et en Allemagne un caractère presque définitif (Orr & Hovdhaugen, 2014). Un compromis de justice sociale, équilibrant des logiques de sélection et des intentions de maintien des opportunités sociales, s’articule donc autour de ce principe de seconde chance en Suède, un principe de compensation ex post de la sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur.
32Une faible emprise des études supérieures dans l’accès à l’emploi. L’atténuation de la sélection et de ses effets peut également s’observer dans l’emprise relativement faible des études supérieures sur les taux d’emploi et les niveaux de revenus au cours de la carrière dans les deux pays.
Tableau 2. – L’emprise des études supérieures sur le taux d’emploi et le niveau de revenus
Écart de taux d’emploi entre les diplômés des secondaire et supérieur | Écart de revenus entre les diplômés des 1er/2e cycles et du 3e cyclea (en %) | Gain salarial brut marginal pour un an d’études supplémentaireb (en %) | |
Allemagne | +8,1 | 12 | 7,5 |
Suède | +6,3 | 31 | 8,2 |
France | +16,3 | 42 | 10,5 |
Royaume-Uni | +11,3 | 16 | 14 |
Tableau 2. – L’emprise des études supérieures sur le taux d’emploi et le niveau de revenus
33D’une certaine manière, on peut considérer que le système allemand de sélection « externalise » les mécanismes de compensation de la sélection. La justice sociale du modèle de sélection se fabrique ex post, dans les scolarités supérieures et sur le marché du travail. Ces indicateurs soulignent à quel point la société allemande reconnaît la diversité de la réussite, en ne récompensant pas les plus diplômés par des écarts significatifs de rémunération. Dans une perspective comparative, Charlotte Lauer avait montré que les diplômés de l’enseignement secondaire allemands sont moins pénalisés que leurs homologues français sur le marché du travail (Lauer, 2003). Par contre, les diplômés du supérieur en Allemagne sont moins récompensés qu’en France. La grande tradition allemande de formation professionnelle dans l’entreprise est une piste d’explication des écarts réduits entre les jeunes qui fréquentent – ou non – l’enseignement supérieur (Kavka & Rowell, 2019). La faible hiérarchie des orientations se double donc d’une faible emprise des études supérieures sur les carrières. Ainsi, si la sélection à l’entrée du supérieur repose sur des mécanismes de tri relativement frustes, les conséquences de cette sélection sont atténuées par l’aval, en ce que les différentes voies d’études se valent et donnent lieu à des retombées en termes d’emploi et de revenus relativement équivalentes. On comprend alors que le modèle de justice allemand se noue autour d’un arrangement très particulier : il compense une sélection forte et claire, fondée sur un critère de mérite scolaire simple, par des mécanismes d’atténuation en aval.
34Le système d’enseignement supérieur suédois est plus inclusif (taux d’accès plus élevé et dispositifs clairs de seconde chance) et les mécanismes de compensation ex post visent principalement, on l’a vu, à faciliter les retours en formation tout au long de la vie. Mais c’est aussi en dehors des études que se joue une partie de la solution de justice sociale présentée par le modèle suédois. Le tableau 2 montre bien, comme en Allemagne, la faible emprise des études supérieures sur l’emploi en Suède. Ceci est directement imputable au fonctionnement des institutions et du marché du travail suédois. Le modèle « Rehn-Meidner », du nom des économistes qui l’ont inspiré, repose sur la centralisation et la coordination des négociations salariales (Chevalier, 2018). C’est grâce à ce type de politique – que l’on peut concevoir comme un modèle de société à part entière, notamment dans la littérature sur les variétés de capitalisme – que les inégalités de salaires et plus largement les inégalités de revenus sont restées limitées (Rueda & Pontusson, 2000).
35Dans ces conditions, en Allemagne comme en Suède, tout ne se joue pas à l’Université et les possibilités de rattrapage après l’accès aux études supérieures sont multiples. Ces sociétés fabriquent des systèmes de justice sensiblement différents de ceux de la France et de l’Angleterre. Dans le cas de la compensation ex post, en Allemagne et en Suède, la justice du système de sélection est obtenue après l’accès initial aux études supérieures. Comme c’est le cas en Allemagne, l’égalité dans l’accès initial aux études est donc moins importante et le principe de sélection plus légitime (Stegt et al., 2018), puisqu’il existe d’autres opportunités sociales en aval. Si la Suède se distingue de l’Allemagne et se rapproche de la France et de l’Angleterre par une égalité de facto d’accès à l’enseignement supérieur, il faut comprendre qu’elle l’obtient par des mécanismes en aval. En Suède, la Komvux et le SweSAT, des dispositifs qui n’ont pas d’équivalents d’envergure dans les autres pays, ciblent des publics non traditionnels et permettent leur retour massif vers les études supérieures à différents moments du cycle de vie. Ce sont donc des mécanismes de compensation ex post offrant la possibilité de fait d’obtenir une égalité d’accès, plus ou moins décrétée de droit dans les pays à compensation ex ante.
Conclusion. Les modèles de justice sociale à l’entrée des études supérieures en Europe
36Au terme de cet article, nous avons distingué les quatre systèmes nationaux de sélection devant l’enseignement supérieur selon deux dimensions : le critère de mérite retenu d’une part ; le mécanisme de compensation d’autre part.
Tableau 3. – Synthèse des modèles de sélection
Compensation ex ante : Garantir un accès de droit aux études supérieures | Compensation ex post : Favoriser un maintien des opportunités sociales après l’entrée dans les études | |
Mérite scolaire dominant | France | Allemagne |
Valorisation de formes alternatives de mérite | Angleterre | Suède |
Tableau 3. – Synthèse des modèles de sélection
37Le tableau 3 présente, de manière synthétique, comment s’articulent les inégalités de sélection et les mécanismes de compensation de ces inégalités dans des systèmes de justice sociale propres à l’accès à l’enseignement supérieur cohérents et distincts les uns des autres. Il montre bien la spécificité de chaque système, il explicite les choix – comment hiérarchiser les candidatures, sur quels critères ? – et les préoccupations – quelles inégalités sont implicitement considérées comme tolérables, contre quelles inégalités doit-on lutter ? – des sociétés. La justice sociale à l’entrée de l’enseignement supérieur ne s’incarne pas dans une forme institutionnelle universelle : certains pays organisent une égalité des chances en amont, d’autres pays favorisent les retours en formation ; certains s’accommodent de structures d’enseignement très hiérarchisées, d’autres présentent des systèmes plus unifiés ou horizontaux ; certains pays fondent leur admission sur le mérite scolaire des individus, d’autres reconnaissent ses lacunes et prennent en compte des dimensions alternatives du mérite personnel.
38Les systèmes les plus hiérarchisés, sous une forme segmentée (entre les universités et les grandes écoles) en France ou sous une forme unifiée en Angleterre, sont ceux qui appellent à une compensation ex ante. De façon cohérente, les inégalités liées à l’offre des formations supérieures est compensée a priori par un principe d’égalité des chances d’accès. En France, le mérite scolaire reste déterminant dans l’accès. En combinant égalité des chances d’accès et valorisation du mérite scolaire, la France présente une emprise du diplôme sur les destinées socio-professionnelles plus importante (Dubet, Duru-Bellat & Vérétout, 2010).
39À l’inverse, en Allemagne et en Suède, l’offre de formation est plus faiblement hiérarchisée, l’enjeu du diplôme initial y est moins prégnant et ces sociétés offrent une plus grande liberté de poursuivre une formation tout au long de la vie (dans l’entreprise ou par un retour dans les études supérieures). La sélection est donc atténuée principalement par des mécanismes ayant cours de manière ultérieure à l’entrée dans l’enseignement supérieur.
40Cette typologie est intéressante pour penser les évolutions récentes des différents pays. En Allemagne, la soudaine massification de l’Abitur et du premier cycle de l’enseignement supérieur, liée à l’abandon relatif des filières d’apprentissage de l’enseignement secondaire, opère un rapprochement vers les mécanismes de compensation ex ante. L’enseignement supérieur allemand connaît une soudaine massification et voit parallèlement apparaître des dynamiques de hiérarchisation traditionnellement faibles dans ce pays (augmentation de la sélectivité générale, transformation de l’espace de l’enseignement supérieur et de la recherche par le programme d’initiative d’excellence). En Angleterre, l’augmentation puissante et récente des frais d’inscription pourrait avoir des répercussions, à moyen terme, sur l’égalité d’accès à l’enseignement supérieur. Dans la mesure où elle a été accompagnée de nouvelles possibilités de financements étudiants, la hausse des frais d’inscription n’a pas significativement freiné la croissance de la démographie étudiante ; pourtant, elle a contribué à renforcer les inégalités d’accès aux établissements prestigieux et, ce faisant, à renforcer la hiérarchie du système anglais (Casta, 2010). L’Open University a largement été mise à l’écart de ces évolutions et ce mécanisme de compensation traditionnel anglais a été fortement réduit par ces réformes. En France, la réforme Parcoursup propose d’étendre le principe de sélection à l’Université. S’il ne faut pas confondre examen systématique des candidatures et augmentation de la sélectivité, la réforme restreint néanmoins le droit d’accès à l’enseignement supérieur. Celui-ci est passé d’une garantie pure dans les années 1990, à un accès conditionné au tirage au sort dans certaines filières tendues dans APB, pour devenir, aujourd’hui, un droit de recours a posteriori auprès du rectorat pour l’étudiant sans affectation. Cette contraction progressive du droit d’accès à l’enseignement supérieur signe l’évolution du mécanisme de compensation français. Enfin, en Suède, la (relative) marchandisation de l’enseignement secondaire, liée à la mise en place des « chèques école » dans l’enseignement secondaire, contribue à modifier les usages dans l’enseignement supérieur. Les parcours libres reculent, la formation initiale prend plus de poids, les choix d’études sont plus stratégiques (Börjesson, 2015), et le mécanisme de compensation ex post perd alors en importance.
41Les dynamiques récentes des systèmes d’enseignement supérieur européens montrent des changements institutionnels : les modèles de justice sociale sur lesquels ils reposent sont-ils alors suffisamment « plastiques » pour suivre ces mutations morphologiques ? Dit autrement, si les réformes transforment, parfois de manière agressive, les systèmes d’enseignement supérieur, est-ce que les solutions de justice sociale traditionnelles, qui sont quant à elles liées à des configurations sociales et culturelles plus profondes, sont capables des mêmes évolutions ? Notre typologie invite à interroger les refontes récentes de l’enseignement supérieur à la lumière de leur position de justice sociale. Les réticences et les oppositions aux réformes sont alors bien souvent l’expression d’un malaise lié à la remise en cause d’un système de principes de justice sociale : la réforme Parcoursup ne propose-t-elle pas d’introduire de la sélection dans un espace qui en était jusque-là protégé ? Ne remet-elle pas en cause, ce faisant, le principe compensatoire du modèle de justice sociale français d’accès à l’enseignement supérieur ? Ainsi, peut-être, les reproches adressés à Parcoursup visent-ils moins le principe de sélection en lui-même (un principe qui a toujours existé dans l’enseignement supérieur français) que la déstabilisation d’un équilibre de justice sociale. L’action publique gagnerait alors probablement à se nourrir des travaux sur les conceptions nationales de la justice sociale.
Notes
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[1]
L’utilisation de cette expression est très suggestive : elle suppose que l’on ne considère pas le baccalauréat comme une forme de sélection préalable.
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[2]
À la suite du « PISA shock », ce chiffre est néanmoins en constante et forte augmentation depuis une quinzaine d’années.
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[3]
En Allemagne, c’est le terme anglais qui est utilisé pour désigner les formations de premier cycle.
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[4]
Explication du sens du personal statement sur l’interface d’inscription britannique Universities and Colleges Admissions Service (UCAS) [en ligne : https://www.ucasdigital.com/widgets/personalstatement/index.html#/splash, consulté le 28 avril 2020].
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[5]
Site Internet de l’UCAS [en ligne : https://www.ucasdigital.com/widgets/personalstatement/index.html#/main, consulté le 28 avril 2020].
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[6]
Cela fait référence aux tests de sélection aux États-Unis (Scholastic Assessment Test, SAT).
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[7]
Rappelons que ce que nous nommons en France la « non-sélection » est en fait une sélection scolaire sur la base du baccalauréat.
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[8]
À noter l’existence en France du Centre national des Arts et Métiers (Cnam), qui pourrait être considéré comme un lointain équivalent fonctionnel de l’Open University, mais avec des dimensions bien plus petites et sur des disciplines très restreintes (management et ingénierie principalement).
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[9]
C’est en substance l’argument de Romuald Bodin et Mathias Millet : l’Université joue le rôle de régulateur par sa position non sélective dans l’enseignement supérieur (Bodin & Millet, 2011).