1Aujourd’hui, en Europe, l’accès à l’Université fait régulièrement la Une des médias : pour donner à voir des étudiants demeurés sans inscription alors que le diplôme du secondaire qu’ils détiennent leur confère un droit d’accès ; pour présenter l’introduction de frais de scolarité, ou de frais différenciés selon la nationalité et les oppositions qui leur font suite ; pour illustrer la circulation internationale de candidats, confrontés à des régulations restrictives dans leur pays d’origine, qui profitent de la reconnaissance des diplômes en Europe pour réaliser leur projet d’études en allant chercher ailleurs un cadre plus favorable ; ou encore pour rappeler que certains diplômes et établissements se distinguent par le public qu’ils attirent ou des procédures de sélection originales… L’actualité fourmille d’illustrations qui attestent de l’enjeu social et politique que représente l’accès, et à la fois de ce qui est perçu comme juste dans sa régulation.
2Ces façons d’interroger l’accès, de le problématiser, n’ont rien de proprement contemporaines : le financement des études, l’origine géographique des étudiants, et plus largement les critères de sélection sociale comme scolaire organisent l’accès à l’Université depuis le Moyen Âge. En revanche, ce qui est perçu comme socialement juste varie selon les périodes et les lieux, comme en témoigne l’instrumentation de l’accès à l’Université aux différentes époques.
3Comment change le sens de la justice ? Pour le documenter, cet article interroge les appartenances sociales des étudiants attendus et accédant à l’Université. Que ce soit à travers les règles d’accès, les procédures d’admission ou le financement des études, ces appartenances sociales apparaissent, plus encore que la sélection académique [1], au fondement de l’organisation de l’accès.
4À partir d’une recherche fondée sur la relecture de travaux d’historiens et de données secondaires (en particulier les lois et textes encadrant l’admission, les statistiques étudiantes) documentant l’accès à l’Université en Europe du Moyen Âge au début du xxie siècle (Goastellec, 2020), cet article de synthèse conceptualise les processus par lesquels s’opère le changement de conception d’un accès juste, tels que la très longue durée permet de les saisir.
5Une première section établit la permanence de certaines fonctions allouées à l’accès à l’Université : instrument de gouvernement puis d’action publique, celui-ci soutient l’ordonnancement social et la territorialisation, et, ce faisant, une conception de ce qui est socialement juste du point de vue des appartenances sociales des étudiants accédant aux études, que viennent bousculer les événements historiques. Une seconde section documente différentes discontinuités observées au fil des siècles dans les appartenances sociales des étudiants, entre exceptions individuelles, collectives et renversement de normes, ainsi que les processus qui les rendent possibles. La section conclusive résume ces modalités de changement, en particulier l’imbrication d’événements historiques et de dynamiques incrémentales, et revient sur ce que ces mécanismes récurrents saisissent des enjeux contemporains relatifs à la définition du sens de la justice dans l’accès.
L’accès, instrument d’administration des territoires et d’ordonnancement social
6L’histoire de l’enseignement supérieur est d’abord celle de la construction sans cesse renouvelée d’une manière d’administrer les territoires, par la formation des professionnels appelés à soutenir les gouvernants, et, progressivement, de légitimer et d’ordonnancer les États et les sociétés.
7En cherchant à ancrer les universités en un lieu [2], les gouvernants (des villes, royaumes, empires, etc.) ont fait de leur accès un instrument de gouvernement. Dès les premières universités, les acteurs sont multiples, même si leur reconnaissance officielle ne s’opère qu’à partir de la fin du xiiie siècle via les bulles papales et les lettres patentes royales [3]. Les Studia Generalia sont définies d’abord par la coutume puis par le droit, par leur capacité à attirer des étudiants venant de partout, c’est-à-dire « étrangers » au territoire politique dans lequel elles s’insèrent [4]. L’autre trait fondamental des universités est d’être « légalement reconnues comme s’autogouvernant et exerçant le contrôle sur leurs membres » (Ferruolo, 1988 : 24). Les limites et les contenus de leur autogouvernement font l’objet de négociations entre les pouvoirs institués des différents territoires, les universités et leurs membres. La construction de l’autonomie des universités paraît ainsi indissociable de la construction de leur relation avec les divers pouvoirs. Ce que résume Clifford Hugh Lawrence à propos de l’université d’Oxford : « Alors que son organisation développait une vie institutionnelle propre et un sens de son identité corporatiste, elle entra dans une relation collective avec les pouvoirs existants de l’Église et de l’État et avec les autorités civiques, et cette relation acquit graduellement une définition légale » (Lawrence, 1984 : 98). Partout, ces pouvoirs incluent les municipalités et les représentants locaux du pape et de l’Église, les princes et les rois, les empereurs et les papes. Selon les contextes locaux et les périodes, la configuration dans laquelle s’inscrit l’université varie. En Italie comme en Aragon, aux xiiie et xive siècles, la municipalité [5] apparaît comme le principal interlocuteur, le lien avec la papauté demeurant faible (à l’exception de l’université de la Curie à Rome). Dans le reste de la péninsule espagnole, ce sont les souverains des différents royaumes qui semblent centraux [6] avec, localement, les représentants des cathédrales (Rashdall, 1895b). À Paris, le pape, suivi du roi, est initialement le principal interlocuteur de l’université. Émile Durkheim rappelle à ce titre que la corporation de maîtres parisiens s’adressa à la papauté, plutôt qu’au pouvoir royal, pour s’opposer à l’autorité diocésaine (Durkheim, 1990 [1938]). À Oxford, c’est le roi, suivi du pape, qui permet à l’université de s’autonomiser du pouvoir diocésain [7].
8Création et reconnaissance d’établissements, critères sociaux inscrits dans les lois et décrets, procédures d’admission, modalités d’études et de leur financement, etc., contribuent à constituer l’accès en instrument, c’est-à-dire en interface entre gouvernants et groupes sociaux destinataires ou demandeurs d’accès. Le dispositif d’accès fait ainsi l’objet de réappropriations et de renégociations régulières.
9D’une part, en amont des études, l’organisation de l’accès et de l’admission constitue des projections des groupes sociaux que l’on espère attirer ou refouler de l’éducation supérieure. Ces projections sont à la fois sociales, ethniques, religieuses, et psychologiques puisqu’ainsi que Pierre Bourdieu notamment l’a mis en évidence, structures objectives et structures cognitives se répondent (Bourdieu, 1989). Ces structures sont constituées de schémas culturels interdépendants et de ressources qui confèrent du pouvoir et orientent l’action qui les conforte en retour (Sewell, 1992). Les appartenances sociales mobilisées dans l’accès saisissent à la fois certaines transformations de la structure sociale et l’idée que se font les gouvernants des groupes sociaux que doit servir, selon eux, l’Université. Ces catégories sont constitutives d’une représentation hiérarchisée et pluridimensionnelle des groupes sociaux résultant « de l’ensemble des différences sociales associées aux inégalités de richesses, de pouvoir, de prestige ou de connaissance » (Coulangeon, 2010). Elles jouent un rôle d’autant plus important qu’elles s’articulent dans une grammaire de la citoyenneté politique et sociale au fondement de l’ordonnancement social. Les droits et modalités d’accès aux études ou aux diplômes comme de financement des études varient selon les appartenances sociales des étudiants.
10D’autre part, en aval, l’éducation supérieure participe – dans des proportions très variables selon les époques – au processus de stratification sociale [8] en formant des individus destinés à occuper certains statuts professionnels. Elle contribue donc à hiérarchiser les individus. La participation de différents groupes sociaux aux études et aux diplômes donne à voir les usages sociaux de l’Université et les rapports sociaux qui les traversent (Bourdieu, 1989 ; Bourdieu & Passeron, 1964 ; 1970). L’identification des appartenances sociales mobilisées dans l’accès – à travers les procédures d’admission y compris de financement – rend compte des structures sociales et de leurs transformations.
11La structure sociale inclut également l’organisation du territoire (Levy et al., 1997). Les appartenances sociales mobilisées dans l’accès donnent aussi à voir les territoires associés aux usages de l’Université, et la façon dont accès et admission participent du processus de territorialisation, c’est-à-dire de construction politique de l’espace, à la fois au regard du renouvellement du sens que prend le terme territoire (Faure, 2006), et de la « production continue d’une configuration d’organisation territoriale relativement fixe, provisoirement stabilisée, de multiples échelles géographiques » (Brenner, 1999 : 43). Les universités sont enchâssées dans une pluralité de territoires (villes, régions, pays, macro-régions, etc.) différemment configurés selon les lieux et les périodes, tant à travers l’origine géographique des étudiants et sa régulation, que via la géographie des acteurs gouvernant l’accès (les relations de pouvoir à distance entre gouvernants de différents territoires) et le périmètre géographique de reconnaissance des diplômes qui en découle. En transformant à la fois l’environnement géopolitique des universités et les structures sociales des sociétés, ce processus contribue à la modification des normes et des institutions sociales, ce qui, en retour, rend possible la recréation territoriale (Labussière, 2009). Instrument, et donc institution sociale (Lascoumes & Le Galès, 2005), l’accès se définit ainsi par la relative permanence de la fonction qu’il endosse. Dans le même temps, « variable relativement indépendante (même si elle est le produit d’une histoire et de mobilisations) et explicative de l’action politique, il est, dans une acception néo-institutionnaliste (Hall, 1993), un traceur de changement » (Lascoumes & Simard, 2011 : 6).
12Les concepts d’instrument d’action publique et de territorialisation sont certes généralement associés à l’analyse des politiques publiques des États modernes (Chiasson & Nterizembo, 2012). Si leur usage dans la très longue durée peut sembler anachronique, des recherches récentes défendent la possibilité de leur transférabilité historique, perspective que nous adoptons à la suite d’Alain Faure (2006), Albrecht Brendler (2011) et Florian Mazel (2016) pour la territorialisation [9], et de Romain Descendre (2012), Amélie Maugère (2009), Pierre-Yves Baudot (2014), Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt (2011), ou encore Sylvie Quéré (2016) pour le concept d’instrument d’action publique [10]. In fine, le concept d’instrument d’action publique (IAP) paraît approprié pour analyser les règles d’accès, au moins à compter de la fin du Moyen Âge puisqu’elles « cherchent à renforcer les capacités de contrôle des bureaucraties, […] constituent des supports de pérennisation des agencements sociaux […] matérialisent les relations entre acteurs sociaux, [ont la] capacité à produire des configurations sociales, à les faire durer, à distribuer des ressources et des positions en leur sein » (Baudot, 2014 : 221). S’agissant de la période allant du xiie au xve siècle, afin d’éviter l’anachronisme, nous préférons recourir au concept d’instrument de gouvernement (Hood, 1983) pour analyser la façon dont l’accès est enjeu de luttes entre gouvernants pour construire ou renforcer leur nodalité. Ce concept met l’accent sur la dimension de contrôle social constitutive de l’instrument, à la fois détecteur et affecteur, c’est-à-dire permettant aux gouvernants d’une part de collecter de l’information et d’autre part d’influencer le monde social. L’organisation de l’accès au Moyen Âge souligne cette double dynamique de collecte d’information relative aux caractéristiques des étudiants qui accèdent et d’actions visant à influencer le profil du corps étudiant. L’instrumentation de l’accès est rendue possible grâce à la place occupée par les gouvernants qui le mobilisent, leurs ressources économiques, leur autorité et leur organisation (ibid.). Le concept d’instrument d’action publique, qui intègre les processus de renégociation et d’appropriation de l’accès par différents groupes sociaux pour envisager l’accès en tant qu’expression du rapport entre politique et société, décrit mieux ce qui s’observe à compter de la fin du Moyen Âge. Mais globalement, utiliser ces concepts dans le temps long permet de questionner la fonction de l’accès en tant qu’instrument d’action publique superposant le territoire à la souveraineté territoriale. En tant qu’instrument, l’accès dévoile et participe à la production d’un processus de territorialisation-déterritorialisation [11]-reterritorialisation et aux projets d’organisation sociale qui y sont associés.
13Ce problème de transposabilité temporelle des concepts interroge également la façon d’appréhender la question de la justice sociale dans l’accès puisque si aujourd’hui, la mesure des différences d’accès selon les groupes sociaux est fréquemment problématisée sous l’angle des inégalités, désormais classique dans l’analyse contemporaine des processus scolaires, les projets d’organisation sociale reposent selon les périodes et les lieux sur des conceptions différentes de la justice sociale. Pour résoudre cette tension, l’organisation de l’accès à l’Université est appréhendée comme rendant compte des normes organisant la vie collective aux différentes époques par l’identification de ceux autorisés à user de l’institution. Ainsi, au Moyen Âge, être socialement juste équivaut à respecter l’ordre divin (soit le cadre juridique et la structuration sociale légitimes pour l’Église) et à en permettre la reproduction. « Dans l’Europe médiévale […] conformément à la maxime dominante de cette période, “on rencontre la loi, on ne la fabrique pas” » (Malia, 2006 : 20). Cela se traduit par deux mécanismes : premièrement, la possibilité d’accéder est indexée sur l’identification religieuse (être baptisé et né de parents mariés) et sociale (sexe, origine géographique, ressources économiques). Deuxièmement, l’organisation de l’accès intègre des dispositions visant à inscrire des étudiants aux ressources économiques insuffisantes. C’est le rôle premier du Collège avant qu’il ne devienne un lieu de formation intellectuelle accueillant également les étudiants économiquement dotés : financés par des pouvoirs institués (ducs, princes, évêques, etc.), ils doivent assurer la constitution d’une administration formée de ceux, originaires du territoire qu’ils administrent, qui sont tenus de travailler pour exister. Cet état caractérise alors, pour l’Université, une situation de pauvreté : ces étudiants pauvres ne sont ni riches, ni mendiants. Il s’agit principalement du « fils de petites gens, paysans, citadins, secourable pour autant qu’il ne soit pas sans rien » (Paquet, 1978 : 319). Un principe méritocratique y est parfois adossé pour sélectionner parmi les candidats pauvres ceux qui disposent de certaines compétences académiques (Rashdall, 1895a).
14Ainsi, l’organisation de l’accès vise d’abord à soutenir la permanence de l’ordre social et l’Université paraît ancrée dans l’organisation sociale non seulement par ceux qui y entrent mais déjà par ceux qui en sortent (Moraw, 1992). Le « bon » étudiant est celui dont on est sûr de la moralité et qui soutiendra, par sa position sociale ou par son travail, la reproduction de l’organisation sociale et politique. L’identification sociale des étudiants au moment du recrutement (légitimité de la naissance, baptême, origine géographique, sociale, etc), l’entre-soi des études (en particulier à travers les collèges dont une partie regroupe des étudiants d’une même origine géographique), l’évaluation des pratiques sociales et morales au moment de la dévolution des diplômes, et la formation d’une partie d’entre eux pour ensuite participer à l’administration du territoire de leur lieu d’origine, en sont les principaux mécanismes. Les papes successifs se sont rapidement assuré la dépendance des étudiants par l’octroi de prébendes : ces financements, non liés à la contrainte de résidence paroissiale classique des prêtres et visant à faciliter les études universitaires, sont généralisés au xive siècle via la communication au pape des listes d’étudiants inscrits. Le lien est ainsi fait entre incitation aux études des futurs prêtres et reconnaissance de leurs diplômes par l’administration papale. En somme, ce qui est juste consiste à adosser le recrutement des universités à une fonction de renforcement, de stabilité de l’organisation sociale.
15Ce principe est maintenu au cours des siècles suivants mais la fragmentation politique s’accompagne d’une déclinaison locale des appartenances sociales. Avec le Grand Schisme (1378) et le morcellement de l’Église catholique, la mainmise royale sur les universités se renforce, la contrainte du célibat étudiant diminue, la circulation des étudiants est limitée, l’accès aux diplômes davantage associé à des privilèges sociaux et les diplômes plus souvent requis dans l’accès à certaines professions. Les principes organisant l’accès et les caractéristiques sociales des étudiants appelés à l’Université se transforment. Avec la Réforme (1517), la compétition entre gouvernants catholiques et protestants s’exprime dans la recherche de contrôle de la formation de leurs bureaucraties respectives, en conséquence de quoi les appartenances religieuses organisent l’admission, avec, pour les étudiants, la nécessité de prêter serment d’obédience (souvent via une profession de foi) au moment de l’inscription aux études et de l’obtention des diplômes. Ici encore, la sélection religieuse se traduit par une sélection géographique ainsi que l’interdiction croissante faite aux étudiants d’étudier ailleurs que dans leur territoire d’origine. Et ce encore plus à l’issue de la guerre de Trente Ans (1618-1648) qui, en renforçant les États absolutistes et les clivages religieux, augmente le contrôle des mobilités étudiantes, de l’accès à l’Université, et de l’origine géographique du diplôme pour obtenir une position administrative (Thireau, 1992). La démocratisation de l’accès aux études qui prend progressivement place, de façon limitée à l’issue des révolutions de la fin du xviiie siècle et plus extensivement à partir de la seconde moitié du xxe siècle dans un nombre croissant de pays en Europe, ne transforme pas la relation entre instrumentation de l’accès et appartenances sociales : les politiques d’admission, pour passer d’exclusion à inclusion, et d’un référentiel de reproduction sociale à un référentiel de représentation de la diversité sociale, n’en mobilisent pas moins les appartenances sociales afin de soutenir l’accès de ceux qui sont le moins représentés. Apparaissent ainsi dans certains pays et établissements des politiques soutenant l’accès des adultes, des ouvriers, ainsi que des politiques de discrimination positive visant, par exemple, à soutenir l’accès des jeunes hommes aux études supérieures, ceux originaires de régions sous-dotées en établissements, certaines minorités ethniques, etc. Le sens de la justice se transforme, mais se décline toujours à travers l’instrumentation des appartenances sociales des étudiants.
16Bien que très schématique, cette perspective historique saisit deux types de transformation du sens de la justice. Le premier est lié à la déclinaison des appartenances sociales dans les processus d’admission : circonscrits de façon restrictive, les groupes sociaux appelés à l’Université évoluent avec les événements historiques et leurs conséquences, soit la transformation d’une part des configurations de gouvernants dans lesquelles s’encastrent les universités et des structures sociales, y compris la position respective des différents groupes sociaux. Le second a trait à un renversement paradigmatique, avec un changement de finalité dans la façon dont l’accès est instrumenté, qui passe au cours des deux derniers siècles de l’exclusion à l’inclusion.
17Dans tous les cas, en perspective s’esquisse l’objectif qu’une société bien ordonnée est « effectivement régulée par une conception publique (politique) de la justice, quelle que soit cette conception. […] Dans une société bien ordonnée, la conception publique de la justice offre un point de vue mutuellement reconnu à partir duquel les citoyens peuvent statuer sur leurs demandes de droits politiques au regard de leurs institutions politiques ou l’un contre l’autre » (Rawls, 2001 : 9). L’accès reflète donc à la fois un cadre juridique et un ordonnancement social, soit des structures conçues pour durer. S’observe ainsi une continuité structurelle des registres de justice mobilisés : d’une part, ceux-ci s’inscrivent dans un cadre juridique au fondement de l’organisation sociale et de l’ordre social ; d’autre part, ils procèdent d’un arbitrage entre appartenances sociales, ressources économiques/définition du « bon » pauvre et mérite académique ; enfin, ils sont le produit des processus de structuration sociale et de territorialisation du politique auxquels contribue l’Université.
18Si la longue durée favorise l’observation des continuités structurelles (Braudel, 1969), elle fait apparaître des changements dans les usages de l’accès. Pour saisir ce qui dure et les significations de ces continuités tout en identifiant ce qui change et ses modalités, la prochaine section caractérise différents types de rupture dans la conception dominante de la justice sociale.
Discontinuités et sens de la justice
19La comparaison des appartenances sociales des accédants à l’Université fait émerger trois types de discontinuités. Les deux premières expriment des ruptures de la norme telle que formalisée par les lois et décrets encadrant l’accès : celles que symbolisent les exceptions individuelles, discontinuités temporaires, limitées dans leur périmètre, qui signalent la constitution d’un privilège ; celles que constituent les exceptions collectives, avec la présence dans certains établissements de groupes d’étudiants appartenant à un groupe social généralement exclu de l’Université. La troisième discontinuité est relative à un changement de paradigme se traduisant par un renversement des normes ou du référentiel dominant. Comment analyser ces différentes discontinuités ? Quels sont les processus et mécanismes qui les rendent possibles ?
Des exceptions individuelles
20Un premier type de discontinuité s’incarne dans des exceptions individuelles, qui soulignent l’importance des contextes locaux et des relations sociales de proximité dans la négociation de la transgression de la norme dominante. C’est ce qu’illustre par exemple l’accès de certaines femmes à l’Université au fil des siècles alors même que prévaut leur interdiction d’étudier (Goastellec, 2019).
21Au Moyen Âge, alors que le décret de 1377 interdit l’accès des femmes à l’Université, celle de Bologne concentre ces exceptions [12]. Plusieurs dynamiques se conjuguent pour rendre possible ce privilège localement admis : d’une part, ces femmes appartiennent à des familles valorisant leur accès aux savoirs scientifiques (aristocratie, noblesse terrienne), et/ou à des familles déjà présentes à l’université. Elles profitent aussi d’une autonomie financière importante pour être mariées à des hommes bénéficiant d’un patronage papal et exerçant loin de leur domicile. Elles se trouvent en conséquence responsables des finances familiales (Murphy, 1999), élément-clé pour ouvrir l’accès aux espaces de production et de diffusion des savoirs (Goastellec, 2019 ; Edwards, 2002). Novella Calderini, remplaçant ponctuellement son mari dans cette fonction lorsque son service de la Curie papale le conduit à s’absenter (ibid.) illustre bien ce cas de figure. D’autre part, elles profitent d’un contexte qui leur procure une autonomie inhabituelle : l’université de Bologne se caractérise par une configuration de gouvernants dans laquelle la municipalité exerce un pouvoir important, l’organisation politique des cités-États du nord de l’Italie différant du modèle monarchique dominant en Europe à la même époque. À Bologne, elle se traduit par un humanisme civique valorisant l’accès des femmes des classes sociales élevées à la vie politique via l’éducation (ibid.). On observe en outre que ces exceptions se construisent non pas contre l’Église catholique, à l’origine de l’interdiction faite aux femmes via le droit canon, mais en accord et avec le soutien du représentant local du pape, soutien probablement facilité par le fait que la Théologie n’est alors pas enseignée à Bologne (la faculté de Théologie sera créée en 1364). C’est par exemple l’évêque de Bologne, Enrico della Fratta qui offre à Bettina Gozzadini en 1239 une chaire de lectrice [13] après qu’elle y a reçu un doctorat en 1237. Ce type de soutien se répétera par la suite dans le contexte des Lumières catholiques, par exemple lors de la nomination de Laura Bassi (1733) à la chaire de physique, ou de Maria Agnesi comme professeure de mathématiques (1748), toutes deux avec l’aval du pape Benoît XIV, lui-même originaire de Bologne.
22Ces exceptions individuelles illustrent l’importance des contextes locaux, des relations sociales de proximité et des ressources sociales des individus dans la transgression de la loi, soit l’altération ponctuelle de la définition de ce qui est considéré comme socialement juste. Elles soulignent aussi qu’il n’y a pas nécessairement de relation directe entre les exceptions individuelles, les exceptions collectives et la transformation de la norme dominante : l’université de Bologne ne sera pas la première université à accueillir les femmes en nombre, pas plus que l’Italie ne sera pas précurseur du développement d’un accès paritaire aux femmes. Pour autant, on peut faire l’hypothèse que la visibilité de ces exceptions participera, dans le temps long, à construire la demande d’accès des femmes et sa légitimité sociale comme le suggère le fait que l’Italie est au nombre des premiers pays européens à avoir légalement autorisé l’accès des femmes (1875) [14].
Des exceptions collectives
23Deuxième type d’exception, les exceptions collectives, soit les établissements qui accueillent des groupes d’étudiants ne correspondant pas aux appartenances sociales généralement légitimes. On retrouve ces exceptions au fil des siècles, par exemple en matière d’obédience religieuse. Alors que durant la plupart des siècles d’existence des universités, la confession religieuse organise l’accès et, partant, peut être discriminante selon l’université, son territoire d’appartenance et la période historique, des exceptions collectives apparaissent. Il en va ainsi pour l’accès des étudiants juifs, étroitement restreint [15] depuis le Moyen Âge, fondé à partir du xve siècle sur une exigence de conversion et limité aux seules études de médecine des universités italiennes (De Ridder-Symoens, 2010). Cette interdiction participe à construire l’accès comme instrument d’action publique en tant qu’elle organise les rapports entre gouvernants et groupes sociaux, ici en empêchant d’acquérir certaines positions d’influence dans l’organisation sociale.
24Or, l’université de Padoue inscrit, entre 1517 et 1619, 80 étudiants juifs et, entre 1619 et 1721, 149 autres obtiennent le titre de docteur en médecine (Gottheil & Elbogen, 2011). Cette exceptionnalité découle de la rencontre entre un contexte local caractérisé par une importante population juive, le soutien de la communauté juive de Padoue et du réseau des alumni de médecine dont bénéficient les étudiants juifs (Shasha & Massry, 2002) ; une relative distance des autorités locales à la papauté [16] conjuguée à une reconnaissance de la longue tradition d’exercice de la médecine dans la population juive [17] et une forte attractivité de la formation de médecine offerte par l’université de Padoue (y compris par quelques enseignants juifs) qui accueille une population étudiante originaire d’un large espace géographique. La réputation de la formation, jusqu’au xviie siècle, explique la forte demande d’accès. L’université paraît également proactive dans le soutien à la population juive dont elle prend la défense lorsque les autorités publiques successives de la République de Venise, qui englobe Padoue dès le xve siècle, cherchent à réduire leurs droits. L’engagement de l’université dans l’accès des étudiants s’inscrit dans une politique plus large de tolérance, que reflète le motto de l’établissement : « Universa Universis Patavina Libertas ». S’agissant de l’inscription des étudiants juifs, l’intérêt pour l’université est au moins double : ils doivent s’affranchir de frais d’inscription trois fois plus élevés que les autres étudiants et sont potentiellement déjà porteurs de savoirs médicaux (les médecins sont proportionnellement plus nombreux dans la population juive que catholique), apportant à l’établissement un certain prestige.
25L’ouverture de l’université de Leyde aux étudiants juifs au xviie siècle répond à des logiques largement semblables. Le centre de gravité des formations médicales de qualité s’est déplacé et l’université de Leyde est désormais la plus réputée. Or, la communauté juive est nombreuse à Amsterdam, géographiquement proche, et Leyde attire aussi des étudiants marranes du sud de l’Europe, à la fois par la renommée de la formation et par un environnement religieux plus tolérant – la liberté de culte y est garantie. Enfin, ici encore, ces étudiants augmentent les ressources financières de l’université.
26Ces deux exceptions semblent rendues possibles par l’intersection d’un contexte local de tolérance religieuse, d’une importante population juive résidant à proximité ainsi que d’une forte renommée du domaine d’études – qui attire les étudiants et conduit l’établissement à faire primer les compétences sur leur obédience religieuse. Ces étudiants qui constituent parfois une large part du corps étudiant représentent aussi une manne financière pour l’université comme pour la ville.
27Quant à l’ouverture progressive des études de médecine aux étudiants juifs un peu partout en Europe à laquelle donne suite le xviiie siècle, à commencer par les universités allemandes (Di Simone, 1996), elle peut être mise en lien avec le déclin de l’Église au profit des États, conséquence des fragmentations successives de l’Église catholique et de la perte de l’influence du droit canon qui l’accompagne.
28La possibilité d’inscrire des étudiants d’une autre religion se retrouve ailleurs pour d’autres obédiences, comme pour les étudiants luthériens au sein d’universités calvinistes, telle au tournant des années 1700, qu’à l’université d’Altdorf de Bohème (Pesek & Saman, 1986). La composition religieuse du corps étudiant d’une université illustre à la fois l’identité de l’institution et son inscription dans une configuration spécifique marquée par les réseaux historiques de mobilité étudiante, par les financements alloués par les gouvernants à certaines catégories d’étudiants et par l’intérêt d’attirer un public à forte capacité de paiement. On retrouve ainsi les dispositifs qui font de l’accès un instrument d’action publique.
29Les exceptions collectives sont organisées au niveau des établissements par l’adaptation ou la modification des procédures d’admission et de dévolution des diplômes : abandon des professions de foi requises des étudiants, frais d’inscription spécifiques, etc. Les pouvoirs institués l’ont bien compris, qui jouent le jeu de créer les instruments permettant de déroger aux règles qu’ils ont eux-mêmes édictées. C’est par exemple le cas de l’utilisation du titre de comte palatin qui permet à celui qui le détient de diplômer des étudiants, y compris non catholiques, alors même que la bulle papale de 1564 impose aux universités de ne diplômer que ces derniers. Ainsi, « Au xvie siècle il est probable que la plupart des facultés des universités italiennes avaient un ou plusieurs comtes palatins. […] Les diplômes des comtes palatins permettaient aux universités italiennes de continuer à être des institutions internationales à une époque de division religieuse » (Grendler, 1999 : 483). Par exemple, à Venise, à partir de 1565, les comtes palatins sont autorisés à diplômer les étudiants juifs, protestants et orthodoxes sans exiger qu’ils prêtent serment. Et quand l’outil ne paraît plus approprié, les gouvernants en développent d’autres (Grendler, 2002). On observe un ajustement local des règles permettant soit le maintien de l’attractivité d’un établissement soit le déplacement de l’attractivité vers une autre institution servant les intérêts des gouvernants locaux, qui en contrôlent ainsi l’accès.
30Ici, non seulement les relations sociales de proximité sont importantes, mais également des relations à distance. Le plus souvent, les exceptions collectives sont facilitées par des accords spécifiques entre acteurs de la configuration de gouvernants où s’insère l’université (à l’exemple de concordats entre la papauté et certaines municipalités ou républiques visant à protéger un groupe social en particulier). Ces exceptions concernent principalement des groupes sociaux disposant du prestige symbolique et du capital économique qui profiteront à l’établissement comme à la ville. Autrement dit, la dérogation à la norme est autorisée quand elle permet aux gouvernants de s’approprier des ressources et de construire leur nodalité. Les exceptions ont également pour caractéristiques d’être souvent adossées à la circulation d’individus, attirés par le prestige de l’établissement.
31Les établissements qui accueillent ces exceptions collectives conjuguent la présence de gouvernants spécifiques à chaque université, un projet local d’organisation sociale, et la position de l’établissement dans la géographie de l’offre de formation, offrant plus ou moins de latitude et d’intérêt pour une telle transgression. Elles témoignent de l’imbrication entre un contexte local (par ex. démographique – une proportion importante de personnes de la même obédience dans la population de la ville – et culturel, de tolérance religieuse) et l’attractivité de l’établissement, entre relation de pouvoir à distance et relation sociale de proximité. C’est uniquement à ces conditions que peut être perçue comme légitime par les gouvernants une ouverture de l’accès à des populations jusque lors exclues.
32Ces exceptions collectives alimentent la transformation progressive de la place allouée à différents groupes sociaux exclus ailleurs de l’Université. Elles expriment des dissonances entre la norme dominante en vigueur et les demandes de certains groupes sociaux, qui participent à augmenter leur légitimité d’accès de diverses manières : en montrant de facto que cela ne constitue pas un problème social ; en mettant en concurrence les différentes sociétés pour la définition des pratiques légitimes ; en créant un nouvel espace des possibles dans l’imaginaire des individus appartenant à ces groupes et par conséquent en alimentant la demande d’accès.
Changement de norme
33Troisième type de discontinuité, celle que constitue le changement dans l’ensemble du système : polarisation de l’accès sur l’appartenance religieuse à l’issue de la Réforme protestante, abandon de l’interdiction faite aux femmes, abandon de la religion comme critère d’admission, remplacement de l’origine sociale par le mérite scolaire, ouverture proactive aux minorités sociales à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, etc., et, finalement, basculement d’un enseignement supérieur exclusif, réservé à certains groupes sociaux, à un enseignement supérieur visant la représentation de la diversité sociale et, partant, inclusif.
34Le passage d’un enseignement supérieur masculin à un enseignement supérieur mixte illustre particulièrement cela : en Europe, entre 1873 (en Suède) et 1965 (en Ukraine), les législations nationales rendent progressivement l’enseignement supérieur formellement accessible aux femmes, même si certains établissements leurs demeureront fermés jusqu’aux années 1970 (à l’instar de certaines grandes écoles d’ingénieurs en France, comme l’École nationale des ponts et chaussées jusqu’en 1962, l’École nationale supérieure des mines de Paris jusqu’en 1969, l’École polytechnique jusqu’en1972). La construction du cadre légal de l’accessibilité des femmes s’opère ainsi en Europe sur près d’un siècle, constituant un préalable à la généralisation effective de leur accès.
35Transformations du cadre juridique et contextes sociétaux. Les processus qui mènent à la transformation juridique sont multiples. Les révolutions de la fin du xviiie siècle, en mettant les questions de liberté et d’égalité à l’agenda politique et social, alimentent la demande d’accès des femmes et sa légitimité sociale, comme en témoignent par exemple la déclaration des Droits de la femme d’Olympe de Gouges ou les prises de position du marquis de Condorcet en faveur de l’octroi de la citoyenneté aux femmes. C’est donc dans un contexte de polémique que va progressivement se déployer l’accès des femmes à l’Université. Et ce, d’abord via les pays protestants du nord de l’Europe dans lesquels existe une longue tradition d’accès des femmes à l’éducation et d’exercice d’une activité économique (Suède, Danemark). L’histoire de la place occupée par les femmes dans l’ordre social, en particulier dans l’espace rural, informe le développement de leurs droits. Le cas suédois l’illustre : au moins trois processus paraissent soutenir une dynamique d’égal accès des femmes aux diplômes du supérieur. En premier lieu, un système éducatif qui se développe tôt et est rapidement accessible aux femmes : d’abord via l’éducation primaire qui, sous l’influence de l’Église protestante, se développe dans les villes (fin xvie), puis dans les campagnes (fin xviie), notamment à travers une obligation faite aux paroisses de scolariser les filles ; puis à travers la création d’établissements d’éducation secondaire dévolus aux femmes au milieu du xixe siècle ; enfin, à travers le droit d’accès à l’Université (1870). En second lieu, cette accessibilité de l’éducation couplée au droit d’accéder à la quasi-totalité des métiers : c’est déjà la finalité des écoles secondaires privées créées à partir des années 1840 que d’offrir aux femmes qui s’y inscrivent une préparation à la vie professionnelle, alors que la régulation des guildes du début du xviiie a élargi leur droit d’accéder à différents métiers. Il y a donc, au-delà de l’éducation, un intérêt économique des familles à éduquer leurs filles. En troisième lieu, dès le xixe siècle, les femmes obtiennent le droit d’hériter, dont elles ont été privées par l’Église catholique via l’adoption du principe de primogéniture masculine, principe qui a largement contribué à les empêcher d’accéder aux lieux de formation supérieure (Noble, 1992 ; Goastellec, 2019). Ce droit égal d’hériter est obtenu précocement en comparaison internationale (1845), tout comme celui de commercer (1846), d’enseigner dans le système scolaire public (1853) ou encore d’entrer dans la fonction publique (1859). Les femmes non mariées obtiennent également la majorité juridique au tournant des années 1860. L’accès précoce des femmes à l’Université résulte de processus, de choix politiques ayant précédemment conduit à égaliser le cadre juridique de l’organisation sociale relatif tant à l’éducation, à la transmission patrimoniale et plus largement à la famille, qu’au travail. Les femmes y bénéficient donc d’une pleine citoyenneté juridique, professionnelle et scolaire. L’égal accès aux diplômes y constitue un rouage, parmi d’autres, d’un principe d’égalité femmes-hommes au fondement de l’organisation sociale.
36Si les temporalités nationales de l’accès des femmes varient selon les caractéristiques sociétales que saisit le cas suédois, les processus soutenant l’accès des femmes s’ancrent également dans les transformations du système éducatif.
37Modifier les structures scolaires. D’une part, à la fin du xixe siècle, la généralisation des diplômes du secondaire comme prérequis à l’entrée à l’Université suppose que la loi donne aux femmes l’accès aux études secondaires. Et lorsque le secondaire s’ouvre à elles, c’est d’abord par la création d’établissements qui leur sont exclusivement destinés [18]. Au début du xxe siècle, en Europe, l’enseignement secondaire est très majoritairement non mixte [19]. Or les établissements dévolus aux femmes privilégient les curricula modernes qui ne permettent pas d’entrer à l’Université. Ainsi, en France, il faut attendre 1924 pour que des programmes identiques soient adoptés qui mènent au même baccalauréat. Également, le changement de législation ne suffit pas toujours à permettre l’accès : dans certains cas, comme en France, lorsque l’autorisation leur est donnée en 1866 par le ministre de l’Éducation, les établissements, enseignants et étudiants continuent de leur refuser l’accès aux cours (Christen-Lécuyer, 2000).
38D’autre part, la différenciation des établissements universitaires et partant, le processus de diversification, organisent la pénétration des femmes dans l’enseignement supérieur. C’est ce que montre le cas américain, précurseur en la matière, qui développe dès les années 1830 des écoles de Médecine pour femmes puis crée des collèges féminins, situation que l’on retrouve également en Angleterre et en Russie. La construction du renversement de norme s’opère ainsi d’abord de manière limitée sur une seule discipline – ici encore la Médecine –, envisagée comme compatible avec le rôle féminin et donc ne remettant pas fondamentalement en cause l’ordre social, même si on observe des résistances locales des étudiants et des enseignants (Albisetti, 2000). Un peu partout l’Université s’ouvre aux femmes d’abord exclusivement en médecine [20]. L’ouverture des études de médecine aux femmes s’inscrit dans le prolongement de l’intérêt porté, à partir du xviiie siècle, aux savoirs médicaux pour l’organisation des sociétés [21]. Les autorités publiques soutiennent alors un processus qui leur permet aussi de répondre à des questions d’ordre social, avec la conjonction de deux logiques institutionnelles, celle de l’État au travers des experts comme les médecins et les enseignants et celle des familles, portée par les mères (Itatí Palermo, 2006). À l’inverse, dans des disciplines comme le droit, les femmes demeurent longtemps portion congrue des effectifs, sans doute en partie du fait de la difficulté d’accéder aux professions juridiques qui s’ouvrent à elles bien plus tardivement [22]. Cette situation s’inscrit, bien au-delà du seul contexte de l’enseignement supérieur, dans l’ordre social genré des sociétés. L’exclusion des femmes de l’Université traduit donc le lien entre une conception restrictive de l’égalité portée par une organisation sociale, et les normes et principes organisant l’accès à l’enseignement supérieur, à ses diplômes et aux professions auxquelles ils préparent.
39In fine, les temporalités et chronologies de l’accès aux études – encouragé par un processus de massification facilitant mais non suffisant –, aux diplômes et aux professions varient d’un pays à l’autre, mais c’est bien la conjonction de ces dimensions qui, à la suite des révolutions initiant l’élargissement du périmètre de la citoyenneté, assure la transformation du droit et des pratiques permettant la diversification genrée de la population étudiante et un renversement de la conception de ce qui est considéré comme juste.
40Circulations et diffusion d’une nouvelle norme. Mais comment cela se diffuse-t-il ? Parallèlement aux transformations juridiques, le renversement paradigmatique est soutenu par la circulation étudiante. Ainsi, en Suisse, l’augmentation massive des effectifs étudiants (de 3 152 en 1889 à 76 856 en 1914) est d’abord celle des étudiants étrangers, largement issus de groupes sociaux favorisés, qui comptent pour 35 % (en 1889) et pour 63 % des effectifs (en 1914) et comprennent également un nombre exceptionnellement élevé de femmes (Anderson, 2010 [2004]). Les circulations apparaissent comme un outil d’appropriation de l’accès par certains groupes sociaux, y compris des femmes. Les données localement disponibles, comme à l’université de Zurich dans la seconde moitié du xixe siècle (1860-1899), confirment leur appartenance aux groupes sociaux favorisés : les filles de la noblesse y sont les plus nombreuses (elles représentent 42 % des étudiantes), suivies par les filles de familles urbaines marchandes ou commerçantes (34 %) [23] (Muravyeva, 2010 : 93). Les premiers établissements à ouvrir leurs cursus de Médecine aux femmes, comme à la fin des années 1860 les universités de Paris et de Zurich, recrutent d’abord une majorité d’étudiantes étrangères. En Suisse, l’université de Zurich [24], rapidement suivie par Berne et Genève, est en 1867 la première à admettre et à inscrire des étudiantes, qui, pour la plupart et jusqu’au début du xxe siècle, ne sont pas suisses. À cette époque, le record de féminisation d’une université est probablement détenu par un établissement suisse : en 1903-1904, 35 % des étudiants bernois sont des femmes (Ringer, 2004). Cette exception n’exprime pas l’esprit progressiste qui caractériserait la société suisse : sur dix de ces étudiantes, neuf sont étrangères et issues des classes supérieures de la société (ibid.). La plupart appartiennent à l’aristocratie ou à la bourgeoisie russes, et sont le plus souvent de confession juive. En amont, l’importance des flux migratoires d’étudiantes russes s’explique en partie par l’existence, dès 1887, de quotas limitant l’accès des étudiants non orthodoxes aux universités russes. En aval, l’internationalisation du corps étudiant des universités helvètes est au principe de sa féminisation : dans l’ensemble des universités suisses, en 1914, les femmes représentent 20 % des étudiants, alors que le pourcentage d’étudiants étrangers est de 47 % en 1900, puis de 53 % en 1910. Dans certaines universités, comme à Genève, les étrangers représentent déjà 44 % des étudiants en 1880, et atteignent 80 % en 1910 (Charle & Verger, 2012). In fine, entre 1867 et 1914, entre 5 000 et 6 000 étudiantes originaires de l’empire russe s’inscrivent dans les universités suisses, en tirant notamment parti des facilités nées de la présence des professeurs allemands eux-mêmes immigrés à la suite de la révolution de 1848 (Falk, 2018 : 58). Dans la même période, les Suissesses ne font que très exceptionnellement usage de ce droit. L’immigration étudiante russe tient à un double mouvement. D’une part, elle relaie les aspirations aux études de femmes fugitivement accueillies dans certaines universités russes qui leurs ouvrent leurs portes avant de rapidement les refermer [25] ; elle accompagne d’autre part l’émigration pour motifs politiques d’opposants au régime tsariste [26]. Leur entrée dans les universités suisses est facilitée par les ressources sociales et économiques dont elles disposent, mais aussi parce que leur statut d’étrangère ne paraît pas constituer une menace à l’ordre social local.
41Cette dynamique conjointe d’internationalisation et de féminisation s’observe également en France, quoique dans une moindre mesure. À la fin du xixe siècle, « de nouveaux publics se pressent dans les amphithéâtres : […] les étrangers (7 % en 1891, 22 % en 1930-1931) notamment » (Charle & Verger, 2012 : 112). En 1882, les étrangères sont plus nombreuses à être diplômées par l’université de Paris que les Françaises : sur 32, 14 sont anglaises, 12 sont russes et 6, françaises (Itatí, 2006). Dans les universités françaises plus largement, les étrangères sont majoritaires pendant les deux décennies 1870-1880 avant que les Françaises constituent la majorité des effectifs (50 % à 68 %) à partir des années 1890, sauf à Paris où elles demeurent minoritaires jusqu’en 1914. Les étrangères sont essentiellement originaires de l’Europe de l’Est, en particulier de l’empire russe (83 % du total des étudiantes étrangères des universités françaises en 1893-1894) et de Roumanie. Elles sont également souvent de confession juive et, à ce titre, n’ont pas accès aux universités dans leurs pays d’origine (Tikhonov-Sigrist, 2009). Jusqu’à la Première Guerre mondiale, elles représentent une large majorité des effectifs en Suisse comme en Belgique (les trois quarts), en France, et un tiers en Allemagne (ibid.). Leur mobilité n’est pas seulement intra-européenne. Les États-Unis sont une destination importante. L’accès des femmes aux diplômes de médecine aux États-Unis va renforcer le débat en Europe : en diplômant des étrangères qui retournent ensuite dans leur pays d’origine fortes du sésame conférant l’accès à une profession dont l’accès leur y est indirectement interdit par l’impossibilité d’y être diplômée, les États-Unis introduisent une possibilité de jurisprudence nationale. En Angleterre, en réaction à cette menace à l’ordre social, le Parlement adoptera en 1858 une loi limitant l’accès à la profession de médecin aux diplômés des institutions anglaises, excluant de facto les femmes de la profession de médecin (Itatí Palermo, 2006 : 19).
42La mobilité des étudiantes donne à voir plusieurs processus sociaux : l’appartenance à un groupe social, souvent la bourgeoisie ou l’aristocratie, doté en capitaux économiques et culturels est centrale pour accéder à l’enseignement supérieur par le biais de la mobilité. Mais on peut également faire l’hypothèse que l’ouverture des études aux femmes est localement mieux tolérée quand elle est le fait d’étrangères. Ces premières étudiantes participeront ensuite à la promotion de l’accès des femmes lorsqu’elles retourneront dans leur pays d’origine. Les guerres mondiales, en particulier la seconde, accompagneront ce processus tout en réduisant les flux de mobilité, y compris dans les pays n’y prenant pas une part active (à l’université de Genève par exemple, la proportion d’étrangers est divisée par plus de trois, se réduisant à 26 % en 1940 [Charle & Verger, 2012]). Mais c’est sans doute d’abord l’accès de femmes étrangères qui participe de la légitimation sociale de l’accès des femmes du pays à l’enseignement supérieur, et partant, de la diffusion d’une nouvelle conception de la justice.
Conclusion
43La mise en perspective des usages de l’accès et de normes dominant son instrumentation à différentes époques (section 1) avec des discontinuités observées au fil des siècles (section 2) saisit deux grands types de processus prévalant aux transformations du sens de la justice : le rôle des discontinuités et donc de la transgression locale des normes dans le développement d’un changement de paradigme dans le temps long – l’accès passe de gardien de l’ordre divin à garant de la représentation sociale des différents groupes sociaux ; et l’effet des reconfigurations des gouvernants et le redéploiement des groupes sociaux constitutifs de la structure sociale et, partant, sur les appartenances sociales appelées à l’Université, processus particulièrement visibles à l’issue des grands événements historiques.
44Les discontinuités observées peuvent être rapprochées de trois des quatre niveaux de changement identifiés par Tony Becher et Maurice Kogan : le changement comme variation au niveau individuel, au niveau institutionnel et dans l’ensemble du système [27] (Becher & Kogan, 1992 [1980]). Les exceptions individuelles soulignent l’importance des contextes locaux et des relations sociales de proximité dans la négociation de la transgression de la norme. Les exceptions collectives conjuguent une configuration de gouvernants spécifique à chaque université et donc des rapports de pouvoir à distance, un projet local d’organisation sociale et la position de l’établissement dans la géographie de l’offre de formation. Elles portent un changement progressif mais transformateur, ce que Wolfgang Streeck et Kathleen Thelen qualifient de transformation graduelle par déplacement (Streeck & Thelen, 2005). Ce changement tient à ce que les cadres institutionnels constitutifs d’une société ne sont jamais parfaitement cohérents : si certains « peuvent imposer une logique d’action dominante, ils coexistent typiquement avec d’autres arrangements, créés à différents moments et dans des circonstances historiques différentes, qui comportent des logiques conflictuelles ou même contradictoires » (ibid., p. 20). Enfin, les discontinuités incarnées dans des changements au niveau de l’ensemble du système traduisent l’imbrication de changements incrémentaux et abrupts et se construisent dans la longue durée.
45Pour autant, ces différents types de discontinuités ne s’articulent pas nécessairement directement mais également de façon diffuse, comme en témoignent les siècles qui séparent les premières exceptions de la transformation du référentiel. Les processus soutenant le changement peuvent en outre varier selon les niveaux (Musselin, 2005). En conséquence, il est impossible d’opposer de façon tranchée changement et stabilité institutionnels (Streeck & Thelen, 2005).
46Ainsi, les mobilités géographiques des individus entre établissements et sociétés par exemple, et les exceptions collectives qu’ils soutiennent (à l’exemple de femmes qui s’expatrient pour profiter d’un droit aux études offert ailleurs que dans leur société), rendent compte à la fois de processus de changement incrémentaux et de la façon dont ces changements font évoluer les normes et les pratiques, alimentant parfois la survenue d’événements socio-historiques (Sewell, 1996) qui transforment les configurations, les structures et les catégories de pensée de gouvernants et partant, l’instrumentation de l’accès. Ces processus de changement, incrémentaux et opérant par rupture, sont imbriqués : les événements socio-historiques conduisent à une transformation des règles et usages de l’accès mais sont également nourris par les circulations et les exceptions aux normes, soit des processus incrémentaux qui participent à alimenter et légitimer l’avènement de l’événement. En modifiant les structures, l’événement rend possible des changements incrémentaux qui affectent le profil des étudiants.
47Ces structures qui émergent des événements ne sont pas créées ex nihilo mais naissent de la transformation de structures préexistantes. Elles comprennent à la fois les schémas culturels, la distribution des ressources et les modes de pouvoir, ces trois dimensions se combinant de façon durable et imbriquée (Sewell, 1992 ; 1996). Les événements contribuent ainsi à modifier les catégories culturelles et les caractéristiques du corps étudiant qui intéresse l’Université, engendrant une mutation symbolique, transformant le sens des catégories culturelles qui structurent et contraignent l’action. On peut appréhender ces événements comme le refus de pratiques devenues illégitimes. Le changement des critères d’accès qui fait suite à une rupture événementielle procède d’un processus de conversion (Streeck & Thelen, 2005) porté par la reconfiguration des contextes territoriaux et structurels et des coalitions qui s’y nouent, et avec elle, par la recomposition des configurations de gouvernants. L’opposition entre des processus de changement incrémental ou radical gagne alors à être appréhendée comme idéale-typique – l’incrémental pouvant conduire au radical, et inversement.
48En modifiant les structures, l’événement rend possible des changements incrémentaux qui affectent le profil des accédants à l’Université. On peut ainsi difficilement imaginer que se généralise l’accès des femmes sans les révolutions de la fin du xviiie siècle, le passage d’une société d’ordres fondée sur la naissance à une société de classes fondée sur le mérite. Si la première autorisait des exceptions locales – transgressions autorisées par des contextes locaux particuliers pour des femmes issues de certains groupes sociaux – elle érigeait une barrière infranchissable au genre féminin. Pour autant, les révolutions ont d’abord élaboré une conception restrictive du mérite, limitant initialement l’élargissement de la citoyenneté aux hommes et en particulier aux propriétaires possédant le droit de suffrage, mais aussi redéfinissant les règles de la nationalité [28]. Octroyer une légitimité d’accès à l’Université uniquement à certaines appartenances sociales affecte la circulation des groupes sociaux qui, en retour, influence la délimitation de l’accès à l’Université. Alors que les débats contemporains se focalisent largement sur la question du mérite scolaire (Dubet, 2000 ; Duru-Bellat, 2009 ; etc.), la perspective historique rappelle l’importance des appartenances sociales dans la régulation de l’accès. Elle incite par ailleurs à prendre de la distance avec ce qui est parfois perçu comme un problème contemporain, à l’instar des étudiants qui construisent leur accès aux études (de médecine par exemple) par leur circulation internationale – que permet la configuration européenne actuelle et la validité territoriale des diplômes qui lui est associée. Elle souligne également que le changement est multicausal et protéiforme, porté tant par les étudiants, leurs familles, les gouvernants des universités, que des villes et des États, et qu’il se construit autant par le bas que verticalement. Elle rappelle enfin que penser l’accès revient à penser l’État mais aussi l’organisation sociale, et que participer à l’instrumentation de l’accès c’est contribuer à définir l’ordre social collectivement souhaité.
Notes
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[1]
Historiquement, l’accès à l’Université est d’abord fondé sur une sélection qui est uniquement sociale, les critères de compétences scolaires et académiques apparaissant progressivement, et de façon ponctuelle et subsidiaire pour compléter cette sélection.
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[2]
Initialement mobiles, les universités, alors nommées Studia Generalia, font rapidement l’objet de tentatives de fixation en un lieu par les gouvernants via l’octroi de privilèges. Ces privilèges font que les membres de l’université échappent à la justice ordinaire en se plaçant sous la responsabilité du recteur.
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[3]
Ainsi, dans les années 1220, le Studium Generale de Naples est créé par l’empereur Frédéric II et l’université de Toulouse par Grégoire IX pour lutter contre l’hérésie cathare. Deux décennies plus tard (1244 ou 1245), l’université de la cour pontificale est fondée par Innocent IV, l’université de Prague par Charles IV en 1348, roi de Bohème et saint-empereur romain, l’université de Cracovie en 1364 par le roi Casimir-le-Grand, ou encore l’université de Pécs en 1367 par Louis Ier de Hongrie. L’importance des universités pour les pouvoirs institués se manifeste également par la compétition qui préside à leur création. Dans le nord de la péninsule italienne, la concurrence entre les cités-États participe à leur multiplication. De même en Europe de l’Est, l’université de Vienne est créée (1365) par la Maison des Habsbourg, rivale de la monarchie de Bohème, après d’intenses négociations entre le duc Rodolphe IV qui en demande la création, Charles IV qui la refuse, et le pape Urbain V qui arbitre en autorisant la création d’une université mais sans faculté de Théologie (Rashdall, 1895b).
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[4]
Par opposition aux Studia Particulare, dévolus à l’éducation d’étudiants locaux.
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[5]
Au-delà de la création des universités, pour laquelle les municipalités semblent de façon récurrente avoir joué un rôle central, l’importance de la relation entre municipalité et Université semble par la suite se traduire dans l’origine géographique des enseignants : dans le nord de l’Italie et en particulier à Bologne, ces derniers sont largement issus des familles locales (les étudiants étrangers sont privés de possibilités de carrière locale par le gouvernement bolognais [Rashdall, 1895a]), ce qui accroît l’interdépendance entre université et municipalité, alors qu’à Paris ils viennent majoritairement d’ailleurs, ce qui restreint leur sensibilité aux enjeux locaux. Plus généralement, les variations locales dans les configurations de gouvernants s’observent selon le degré de reconnaissance des « pouvoirs mondiaux », spirituel et temporel, soit la suprématie du Saint-Empire romain et, à l’inverse, le degré d’indépendance des Églises « nationales ». Enfin, le rôle de l’évêque, important par exemple dans les universités françaises autres que celle de Paris (ainsi que celles de Caen et Poitiers, largement modelées sur cette dernière), découle notamment du développement de ces universités à partir des écoles cathédrales ou, comme dans la péninsule espagnole, à proximité et en relative harmonie avec ces dernières (Rashdall, 1895b).
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[6]
Cela s’illustre notamment par le fait que les rois espagnols érigent des Studia Generalia sans consulter le pape ou l’empereur (Rashdall, 1895a ; Barcala Muñoz, 1985). Ces Studia sont qualifiés par les juristes du xive siècle de « Studia Generalia respectu regni ».
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[7]
Les universités d’Oxford et de Cambridge ont sollicité et obtenu les faveurs royales et, dans une mesure plus relative, papale, leur permettant d’accroître leur autonomie vis-à-vis de la tutelle locale représentée par l’autorité du diocèse de Lincoln (Lawrence, 1984).
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[8]
La structure sociale fait l’objet d’un processus de catégorisation à chaque époque. Pour le Moyen Âge par exemple, les travaux de Martin Aurell soulignent que nomenclatures et classifications sont alors plébiscitées, en particulier dans le travail opéré par les clercs pour décrire la société (Aurell, 2005).
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[9]
La notion de territoire, rappelle Alain Faure, renvoie dans sa racine latine, jus terrendi, à celui qui détient de droit de terrifier, soit à « des enjeux de pouvoir et domination » (Faure, 2006). Si l’usage du terme se développe surtout à partir du xviie siècle, associé à la souveraineté territoriale dont l’émergence est parfois liée au traité de Westphalie (1648) (Vanier, 2006), certaines recherches historiques interrogent sa pertinence pour analyser des processus à l’œuvre dès le Moyen Âge, en particulier à compter du xiie siècle. Amplement débattue par l’historiographie allemande (Brendler, 2011) et française (Mazel, 2016), la datation du processus de territorialisation – caractérisé par la transformation des relations entre pouvoir et territoire – fait aussi débat et recouvre des temporalités distinctes selon les organisations sociales concernées. Entendue comme « souveraineté fondée sur un rapport au peuple territorialisé à travers l’exercice d’une juridiction et d’une fiscalité spécifique » (Mazel, 2016 : 13, 14), la datation de la territorialisation est souvent, dans le cas français, d’abord associée au rôle premier de l’Église dans la structuration étatique. Ce qui conduit à affirmer l’antériorité du processus de territorialisation sur l’existence des États.
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[10]
À partir de quel moment l’exercice du pouvoir peut-il être analysé comme un mode de gouvernement ? Michel Foucault en décrit l’émergence au cours du xviie siècle et l’affirmation au xviiie siècle, à partir des processus de rationalisation et de technicisation visant à organiser la population (Foucault, 1994 [1978]). L’exercice de la souveraineté en tant que domination centralisée du monarque tel qu’il s’observe au Moyen Âge en est donc a priori exclu. Mais cette périodisation a fait l’objet de remises en cause, en particulier au regard de l’émergence de la population comme objet de gouvernement (Descendre, 2012), conduisant à mobiliser le concept d’instrument d’action publique pour l’analyse de périodes antérieures (Quéré, 2016). D’autre part, les débats sur les instruments ont trait à l’existence même d’un espace public, seconde condition considérée comme préalable au développement d’instruments. Ici également, la circonscription du moment auquel se développe un espace public fait débat : Jürgen Habermas proposait de borner son émergence aux xviie et xviiie siècles en Europe occidentale (Habermas, 1988 [1962]), mais d’autres ont plus récemment souligné ce que cette temporalisation avait de restrictive (Boucheron & Offenstadt, 2011) et documenté la pertinence du concept d’instrument d’action publique pour des analyses portant sur le temps long (par ex. Maugère, 2009 ; Baudot, 2014). Notamment en identifiant dès le Moyen Âge l’existence d’un dialogue politique entre le monarque et ses sujets (Quéré, 2016 ; Boucheron & Offenstadt, 2011), lequel rend possible le déploiement d’un espace public. Cet échange prend par exemple la forme de requêtes et procédures qui existent également pour les universités : le rôle de la requête est constitutif de la relation des universités aux monarques et à leurs administrations.
-
[11]
Au sens d’affaiblissement des contraintes spatiales.
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[12]
Avec par exemple Bettina Gozzadini qui, au xiiie siècle, y enseigne le droit après l’avoir étudié habillée en homme ; Novella Calderini, début du xive, docteure en droit qui y enseigne également ; Dorotea Bocchi, début du xve, qui occupe quarante ans durant, et à la suite de son père, une chaire en médecine. D’autres exceptions sont documentées ailleurs en Italie : dès le xie siècle avec Trotula de Salerne, qui enseigne à l’école de médecine de Salerne ; ou, au milieu du xive siècle, Bettina Calderini, enseignant le droit à l’université de Padoue.
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[13]
Voir les Mémoires de l’Académie impériale des Sciences, Littérature et Beaux-Arts de Turin, Turin, Académie impériale des Sciences, Littérature et Beaux-Arts de Turin, 1893.
-
[14]
Dans d’autres contextes, les exceptions individuelles ont pu déboucher sur des exceptions collectives, et, éventuellement, accompagner une transformation des cadres cognitifs partagés. Par exemple en Afrique du Sud, avec l’accès exceptionnel de noirs sud-africains à des établissements blancs anglophones dans le contexte de l’Apartheid, puis le développement de programmes d’accès spécifiques fondés sur des initiatives individuelles d’enseignants de ces universités, avant que le référentiel ne se transforme et que l’université ne devienne formellement accessible à tous.
-
[15]
Comme pour l’accès des femmes, on observe dans certaines universités et au fil des siècles de rares exceptions.
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[16]
La ville abrite une des congrégations juives les plus importantes d’Italie, population qui est, aux xiiie et xive siècles, protégée par les autorités de la ville avant que Padoue ne soit au xve siècle intégrée à Venise. Cette dernière fera l’objet d’une excommunication par le pape Jules II en 1509.
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[17]
Alors que le droit canon interdit à un juif de soigner un chrétien, même les représentants de la papauté ne respectent pas toujours cette loi. Au fil des siècles, nombre de gouvernants s’adjugeront les services de médecins juifs et marranes les plus réputés : tels, au Moyen Âge, les archevêques d’Aix et d’Arles, ou encore le pape Nicolas IV (1287-1292), ou Boniface IX à partir de 1392.
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[18]
En France on compte, en 1881, quatre établissements secondaires féminins inscrivant 342 élèves. En l’espace de cinq ans, leur nombre est multiplié par neuf (35 établissements) et les effectifs d’élèves par onze environ. En 1908, plus d’une centaine d’établissements existent, qui scolarisent 35 000 élèves. Leur accès au baccalauréat, limité à 81 diplômes décernés entre 1866 et 1882, atteint 177 entre 1889 et 1898.
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[19]
Avec des exceptions, comme les Pays-Bas où la mixité du secondaire est introduite en 1871.
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[20]
C’est le cas à l’université d’Édimbourg en 1868 suivie en 1876 par le Parlement, qui les autorise à exercer la profession de médecin. En Espagne, l’autorisation spéciale de s’inscrire à l’université de Barcelone, nominativement attribuée par le roi Amadeo de Saboya en 1871, concerne les études de médecine (Itatí Palermo, 2006). En France, c’est d’abord la faculté de Médecine de Paris qui obtient le droit, auprès du ministère de l’Instruction publique, d’inscrire des étudiantes. Les inscriptions, plus nombreuses en médecine, se déplaceront ensuite vers la faculté des Lettres (à partir des années 1890).
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[21]
L’accès aux diplômes de l’enseignement supérieur est intimement lié aux processus conjoints de rationalisation d’un rapport au monde ou, comme le conceptualisait Max Weber, de « désenchantement du monde » (Weber, 2004 [1905]), et d’accès des femmes à la sphère publique et en particulier à des carrières estimées en affinité élective avec ce qui est alors essentialisé comme féminin. C’est ce qui porte Consuelo Flecha Garcia à analyser l’accès des femmes à la profession de médecin comme une ouverture à « un espace professionnel qui ne représentait pas une rupture brusque avec la division sexuelle du travail fondée sur des caractéristiques biologiques, avec lesquelles les décisions de ces jeunes s’inscrivaient dans une logique qui ne rompait pas ouvertement avec l’ordre établi » (cité par Itatí Palermo [2006 : 20]).
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[22]
En France, la profession d’avocat leur est ouverte en 1900, le notariat en 1948. En Hollande, comme dans les pays scandinaves et dans quelques-uns des cantons suisses, certains domaines de la pratique juridique leur deviennent accessibles au tournant du siècle (Albisetti, 2000). En Angleterre, l’accès au barreau, contrôlé par les Inns of Court, est interdit aux femmes jusqu’en 1918 (Martin & Jurik, 2007). De même, en Belgique, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal, et dans les États qui succèderont aux empires russe et austro-hongrois. Et encore, en Autriche, les études de droit leurs sont interdites jusqu’en 1919. En Hongrie, devenir procureur est impossible jusqu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Dans le canton de Zurich, elles ne pourront devenir juge qu’à compter de 1962 (Albisetti, 2000).
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Cela se redouble d’une appartenance à des groupes ethniques spécifiques : les Russes représentent 70 % des filles de nobles, les juives 61 % des filles des catégories urbaines marchandes.
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C’est dans cette université que Rosa Luxembourg obtiendra un doctorat d’économie en 1897.
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L’université de Saint-Pétersbourg accepte ainsi les femmes comme auditrices dès 1858, avant d’être fermée en 1860 et rouverte en 1863 sans que ce droit ne soit maintenu.
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Le même rôle de levier des femmes étrangères s’observe dans l’accès à la profession académique : entre l’ouverture des universités suisses aux femmes et le début de la Seconde Guerre mondiale, 72 % des 43 enseignantes (parmi lesquelles très peu de professeures) sont étrangères, et la moitié sont nées dans l’empire tsariste (Falk, 2019 : 62).
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Le quatrième niveau de changement est l’unité de base.
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Par exemple dans le cas de la Révolution française en introduisant des délais croissants pour les demandeurs étrangers (de 5 ans en 1791 à 10 ans en 1799 [Devaux, 2006]), ou en revenant au droit du sol pourtant progressivement remplacé par le droit du sang à partir du xvie siècle, et se substituant à la hiérarchisation des droits qui prévalait sous l’Ancien Régime.