CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis les années 1980, la population étudiante a connu une croissance sans précédent. En France, le nombre d’étudiant·e·s a été multiplié par deux. Au-delà du choc démographique, les caractéristiques sociales de la population étudiante se sont transformées (Blöss & Erlich, 2000), avec l’entrée dans l’enseignement supérieur d’étudiant·e·s d’origine populaire qui n’y avaient pas accès jusque-là (Poullaouec, 2010). À ce phénomène de massification s’ajoute une concurrence renforcée entre établissements qui composent l’enseignement supérieur, en lien avec une autonomie croissante des universités et un financement conditionnés à des indicateurs de performance. Dans ce contexte marqué à la fois par une croissance des effectifs étudiants et par un renforcement de la concurrence entre établissements d’enseignement supérieur, le recours à des formes institutionnalisées de sélection se généralise et s’étend à des segments qui étaient encore formellement accessibles à tous les bacheliers et bachelières. Cette sélection est alors présentée comme une opportunité d’allouer plus efficacement, dans un système méritocratique, les places disponibles et de limiter les « erreurs d’orientation », autrement dit de prévenir les abandons en cours d’études : la loi relative à l’Orientation et à la réussite des étudiants (ORE) promulguée le 8 mars 2018 a été justifiée dans ce sens. 

2Si la question des inégalités de parcours dans l’enseignement a été largement étudiée (Brinbaum, Hugrée & Poullaouec, 2018), sa justification institutionnelle, à travers les modes de recrutement, a été moins investiguée. Cette question est pourtant centrale, dans la mesure où la justice procédurale est une dimension essentielle des modèles de légitimation : si une institution parvient à sélectionner sur des critères légitimes, alors les inégalités qu’elle produit devraient être considérées comme justes. Ce numéro de L’Année sociologique pose une question centrale : qu’est-ce que les procédures, les instruments, les critères et les pratiques routinières de la sélection dans l’enseignement supérieur nous disent des principes de justice qui les sous-tendent ?

3Au-delà de la grande diversité des modalités, critères et justifications au sein des espaces nationaux et entre différents pays (Charles, 2015), les processus de sélection dans l’enseignement supérieur reposent désormais sur des outils de plus en plus automatisés, centralisés, dépersonnalisés (O’Neil, 2018). Ceci est particulièrement observé en France, où, avec la réforme récente de l’accès aux études et la mise en place du portail Parcoursup, il existe une procédure centrale d’affectation, étendue à toutes les filières et s’adressant à tous les candidat·e·s à l’enseignement supérieur. L’outil Parcoursup renforce indéniablement la dimension procédurale de l’affectation : tous les candidat·e·s semblent réparti·e·s selon des critères définis a priori et aveugles aux spécificités individuelles. On sait évidemment que, dans la pratique, la répartition des étudiant·e·s est moins « objective » : les algorithmes locaux et les décisions subjectives fabriquent des classements spécifiques dans chaque formation. Il reste néanmoins que l’usage d’instruments automatisés crée une sorte de fiction de la transparence, de l’égalité et de l’objectivité de traitement et contribue à dissimuler les arbitrages normatifs qui sont au fondement de la sélection.

4Or, la sélection des étudiant·e·s, même dépersonnalisée, rationalisée, routinisée par des algorithmes ou des procédures formelles, est une opération éminemment normative. C’est une mise en pratique d’une certaine philosophie de la justice sociale. En retenant certains outils plutôt que d’autres, en mettant en avant certains critères, en valorisant certaines formes de mérite, en combattant certains handicaps et en laissant de nombreuses autres inégalités dans l’ombre, on opère des choix entre individus et l’on dessine une certaine conception de la justice sociale. Ce numéro de L’Année sociologique entend donc apporter des éléments de compréhension du modèle français de justice sociale dans l’enseignement supérieur. Qu’est-ce que la méritocratie « à la française » ? Comment comprendre la spécificité de cette notion d’« égalité des chances », qui combine des principes antagoniques d’ouverture et d’égalité d’accès d’une part, de sélection et d’élitisme d’autre part ? Comment se fabrique concrètement la sélection ? Quelles procédures, quels instruments et quelles pratiques sont mobilisés pour la mettre en œuvre ? Quels sont les effets produits ? Quels rapports entretiennent les acteurs et actrices à ces procédures ?

Sélectionner les étudiant·e·s dans le temps et dans l’espace

5Le numéro s’ouvre sur une double mise en perspective historique et spatiale des conceptions de la justice dans l’enseignement supérieur. Les grands principes de justice (le mérite, l’égalité, l’équité, etc.) ne prennent sens qu’au sein des contextes sociaux dans lesquels ils s’expriment : par l’analyse historique et la comparaison internationale, on fait ainsi apparaître le caractère relatif des conceptions de la justice dans l’enseignement supérieur.

6Grâce aux apports de la longue durée, l’article de Gaële Goastellec s’intéresse à l’évolution des usages dans l’accès à l’Université en Europe depuis le Moyen Âge. Il existe certes une véritable continuité structurelle dans les registres de justice sociale mobilisés dans l’accès aux études : celui-ci semble toujours configuré, entre autres, autour des appartenances sociales, des ressources économiques et du mérite académique des candidats. Pourtant, l’arbitrage qui est fait entre ces différents registres suit des formes variables dans l’histoire. En particulier, Goastellec décrit la dynamique des changements de normes, en montrant que les grands basculements de conceptions de la justice sociale sont précédés d’exceptions, d’abord individuelles (accordées à des individus particuliers) puis collectives (accordées à des groupes). Le texte de Nicolas Charles et Romain Delès met en évidence d’une autre manière le caractère relatif des normes de sélection. Par une comparaison des modes d’entrée dans l’enseignement supérieur dans quatre pays européens (Allemagne, Angleterre, France, Suède), il montre la spécificité des choix nationaux en matière de sélection et d’équité. Malgré les fortes similarités entre ces quatre pays, malgré leur convergence apparente, engagée par le processus de Bologne, chacun fabrique un arrangement propre en termes de sélection et de compensation des inégalités de sélection. Chaque système national dessine ainsi un « compromis de justice sociale » qui lui est propre. En particulier, en France, la sélection s’opère principalement sur la base du mérite scolaire (alors que des critères alternatifs sont mobilisés dans les autres pays) et la compensation de la sélection repose sur un principe d’ouverture d’accès (« l’égalité des chances »). Dans la suite du numéro, cette sélection « à la française », qui n’a donc pas d’évidence historique ou spatiale, est analysée plus finement, sous l’angle des instruments, des acteurs de la sélection, ou des étudiant·e·s.

Des instruments neutres ?

7Deux articles traitent plus spécifiquement de la place (grandissante) des instruments dans les pratiques de sélection et de leurs usages. Dans leur article sur les transformations de l’accès à l’enseignement supérieur, Leïla Frouillou, Clément Pin et Agnès van Zanten interrogent ainsi la conception de la justice sous-jacente à la mise en place de Parcoursup à la rentrée 2018, dans la mesure où la réforme de l’accès à l’enseignement supérieur s’accompagne de celle de l’instrument d’affectation des lycéens. En prenant l’exemple de deux universités aux profils contrastés, ils montrent notamment que le modèle de « méritocratie libérale » à l’origine de la loi ORE repose sur un principe d’égalité des chances, centré autour du projet de formation de l’étudiant·e et d’une rationalité instrumentale de la sélection, qui semble creuser les inégalités entre établissements et entre élèves. Le cas particulier de l’université Paris-Dauphine, analysé à travers l’article de Pauline Barraud de Lagerie et Élise Tenret, montre bien, dans le cas d’une sélection automatisée de longue date, à quel point la rationalité instrumentale – l’efficacité de l’instrument – domine parfois sur les autres principes de fonctionnement de l’algorithme : la capacité de ce dernier à recruter des « bons profils » rend l’institution particulièrement aveugle sur les mécanismes différentiels d’élimination des candidats, en dépit d’un principe compensatoire d’« équilibre juste ».

8Les deux articles contribuent également à montrer que derrière la prétendue neutralité des instruments, de nombreux choix normatifs sont opérés par les acteurs et actrices de la sélection, dont le rôle paraît particulièrement crucial, tant dans le paramétrage des instruments que dans la mise en pratique de la sélection, pour comprendre les effets des instruments sur le profil des sélectionné·e·s.

Des acteurs et actrices institutionnels sous contrainte

9La troisième section de ce dossier porte sur les pratiques d’évaluation des acteurs et actrices à partir des procédures d’entrée en Masters universitaires ou de certains dispositifs dits de discrimination positive (Fernández-Vavrik, Pirone & van Zanten, 2018), en les comparant avec les résultats des études portant sur certaines procédures, comme celles des grandes écoles (Darmon, 2012). Si la méritocratie (avec tout ce qu’elle contient de polysémique et d’équivoque) semble être l’horizon de justice sociale visé, comment concrètement est-elle mise en œuvre ? Quels sont les outils et critères mobilisés pour évaluer les étudiant·e·s ? L’activité d’évaluation peut engendrer des dilemmes moraux, comme cela a été étudié chez les enseignant·e·s qui participent à l’orientation des élèves en fin de Troisième (Chauvel, 2014). Le programme de recrutement à Sciences Po étudié par Alice Pavie et Marco Oberti (le Conventionnement Éducation prioritaire) interroge ainsi la capacité des recruteurs à permettre l’admission d’élèves de milieux populaires. Les auteurs soulignent tout d’abord la part marginale de cette voie d’admission (entre 8 % et 10 % des admis·es), de sorte que celle-ci ne permet pas de modifier la part majoritaire des catégories supérieures. Ils montrent ensuite, à partir d’observations, d’entretiens et de traitements statistiques des recrutements, de quelle façon les aptitudes scolaires restent malgré tout centrales dans le jugement des acteurs et actrices institutionnels. L’article de Marianne Blanchard, Séverine Chauvel et Hugo Harari-Kermadec vise, quant à lui, à montrer comment les pratiques effectives de recrutement des responsables de Masters universitaires franciliens sont affectées par les ressorts organisationnels et la compétition entre les formations. La mise en compétition entre établissements, conjuguée à une augmentation des effectifs, produit une polarisation sociale et scolaire accrue au bénéfice de certains Masters, à savoir ceux du haut de la hiérarchie qui peuvent davantage que les autres sélectionner leur public. Ces modalités de prise en charge des effets de la massification scolaire, inégalement réparties selon les formations, viennent ainsi renforcer la polarisation des établissements de l’enseignement supérieur.

Le point de vue des étudiant·e·s : une intériorisation des places et des chances inégales

10Les transformations des modalités de candidature et de sélection ne sont pas sans effet sur les trajectoires des étudiant·e·s tant au niveau de leur profil (avec de possibles phénomènes d’autosélection) qu’au niveau de leur expérience, voire de leur sens de la justice. L’article de Romuald Bodin, Juliette Mengneau et Sophie Orange remet en question l’effet de consécration que la sélection pourrait avoir sur les individus. La sélection en elle-même ne suffit pas, en effet, à convaincre les étudiant·e·s du bien-fondé de leur place à l’Université ; les modes d’encadrement, la continuité avec l’enseignement secondaire, le public recruté, sont autant de dimensions faisant varier le sentiment de justice ou d’injustice et expliquent le maintien de hiérarchies entre filières ou établissements. Enfin, l’article de Siyu Li questionne la méritocratie « à la chinoise » en partant également du point de vue des étudiants sur le Gaokao : ce dernier, après avoir été un concours sélectif, agit désormais, dans une institution massifiée, comme un concours distributif ; il opère ainsi comme une instance puissante de légitimation des inégalités scolaires, étant donnée sa position symbolique centrale dans l’affectation des places. 

11Ce numéro, sans avoir la prétention de couvrir de manière exhaustive la thématique du sens de la justice dans l’enseignement supérieur, a cherché à rendre compte de résultats originaux s’appuyant pour une large part sur des enquêtes lancées durant une période de réformes (2016-2018). Il est évident que d’autres angles et problématiques auraient pu être traités. Sous les feux de la rampe médiatique, certaines institutions retiennent davantage l’attention des chercheurs et chercheuses. Le développement d’enquêtes à visée comparative qui prennent ce thème pour objet, non seulement en France mais aussi au-delà des frontières nationales, constitue un enjeu important de la recherche à venir en sociologie.

Notes

  • [1]
    Nous tenons à remercier chaleureusement le comité de rédaction de L’Année sociologique, et particulièrement Delphine Renard, pour avoir maintenu d’excellentes conditions de travail malgré le contexte de crise sanitaire contemporain de la finalisation de ce numéro.
  • Références bibliographiques

    • En ligneBlöss T., Erlich V., 2000, « Les nouveaux acteurs de la sélection universitaire : les bacheliers technologiques en question », Revue française de sociologie, 41, 4, p. 747-775. DOI : 10.2307/3322704.
    • Brinbaum Y., Hugrée C., Poullaouec T., 2018, « 50 % à la Licence… mais comment ? Les jeunes de familles populaires à l’université en France », Économie et Statistique, 499, p. 791-105.
    • En ligneCharles N., 2015, Enseignement supérieur et justice sociale. Sociologie des expériences étudiantes en Europe, Paris, La Documentation française.
    • En ligneChauvel S., 2014, « Le chemin de l’école. Professeurs, élèves et parents face aux parcours scolaires », Politix, 108, 4, p. 53-73. DOI : 10.3917/pox.108.0053.
    • En ligneDarmon M., 2012, « Sélectionner, élire, prédire : le recrutement des classes préparatoires », Sociétés contemporaines, 86, 2, p. 5-29. DOI : 10.3917/soco.086.0005.
    • En ligneFernández-Vavrik G., Pirone F., van Zanten A., 2018, « Discrimination positive, méritocratie et inclusion en tension : les “Conventions Éducation prioritaire” de Sciences Po », Raisons éducatives, 22, 1, p. 19-47. DOI : 10.3917/raised.022.0019.
    • O’Neil C., 2018, Algorithmes : la bombe à retardement, Paris, Les Arènes.
    • Poullaouec T., 2010, Le Diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire ».
Séverine Chauvel
Séverine Chauvel est maîtresse de conférences en sociologie au LIRTES (EA7313) à l’université Paris-Est Créteil, chercheuse associée au LIER-FYT (FRE 2024) (EHESS-CNRS) et fellow de l’Institut Convergences Migrations. Ses recherches portent sur les inégalités de parcours et d’orientation scolaire, les expériences de discrimination à l’école, les processus de sélection dans l’enseignement supérieur. Elle a notamment publié : « Enseignement supérieur : l’art et les manières de sélectionner. Introduction » (avec C. Hugrée : Sociologie, 10, 2, 2019, p. 173-177) et « Introduction. Comment traiter de la question du culturalisme dans l’encadrement de la jeunesse ? » (avec L. Belkacem : Agora Débats/jeunesses, 84, 1, 2020, p. 41-51).
Romain Delès
Romain Delès est maître de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim. Il travaille sur les questions de jeunesse, d’insertion professionnelle et sur les inégalités éducatives en comparaison internationale.
Élise Tenret
Élise Tenret est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine, chercheuse à l’IRISSO et chargée de mission à l’Observatoire national de la vie étudiante. Elle s’intéresse aux questions de justice sociale dans l’enseignement supérieur, notamment à la perception du mérite et des discriminations par les étudiants. Elle a récemment codirigé avec Feres Belghith et Jean-François Giret l’ouvrage : Regards croisés sur les expériences étudiantes. Les enseignements de l’enquête (La Documentation française, 2019).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/08/2020
https://doi.org/10.3917/anso.202.0275
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