1Les conceptions de l’individualisme méthodologique (IM) soutenues en philosophie des sciences sociales sont diverses et certaines, on le verra, fondamentalement antinomiques. La thèse défendue dans cet article est que ces différences interprétatives reposent sur l’opposition des partis-pris épistémologiques qui les sous-tendent. Par la mise en lumière de ces partis-pris on entend ici, d’une part, rendre compte des erreurs d’interprétation commises en philosophie des sciences sociales au sujet de l’IM et, d’autre part, justifier les conditions méthodologiques qui lui sont propres. Pour aller à l’essentiel, trois interprétations majeures sont distinguées. Elles peuvent elles-mêmes rassembler des points de vue différenciés à certains égards mais qui sont en accord relatif quant au sens général de l’IM, et cela pour des raisons principalement épistémologiques.
2La première version s’appuie sur la liaison originelle existant entre l’IM et la sociologie compréhensive au sens de Weber. Cette version, suivant laquelle l’explication sociologique demande une interprétation « compréhensive », ou encore, en général, une compréhension rationnelle, du sens subjectif de l’action sociale, est qualifiée ici de « constitutive ».
3La seconde version est dite « minimaliste », car elle intègre un nombre potentiellement grand d’approches sociologiques en conférant un sens large à la notion d’action ou d’activité sociale. La référence à l’action individuelle dans la méthodologie individualiste tend, dans cette seconde version, uniquement à contrer un mauvais usage des concepts collectifs (qui par exemple engage des formes de réification des structures sociales avec un pouvoir causal propre). Ce faisant, la version minimaliste intègre la première version, constitutive, mais abandonne la centralité de la référence au sens subjectif de l’action. Elle est notamment développée aujourd’hui par les partisans de la sociologie dite analytique. Mais, fondée sur un parti-pris empiriste libéré des exigences de la sociologie compréhensive et pour évincer l’interprétation réductionniste de l’IM, la sociologie analytique tend à substituer la notion d’individualisme structurel à celle d’individualisme méthodologique.
4La troisième interprétation de l’IM, réductionniste ou, en référence à un concept ancien, atomistique, est la plus répandue dans la philosophie des sciences sociales anglo-saxonne. C’est en réalité un pur construit philosophique, dont on propose de montrer qu’il est le produit de la représentation stratifiée du monde et de la science héritée du positivisme. Certains philosophes des sciences sociales, comme c’est le cas d’Harold Kincaid (1997), ou de Lars Udehn (2001, 2002), la présentent comme une version « forte », ou authentique, de l’IM, qu’ils opposent au parti-pris minimaliste, celui de l’individualisme structurel, ou à un point de vue équivalent. Cela conduit à la situation paradoxale où la version réductionniste de l’IM est tenue pour originelle ou caractéristique, alors qu’elle en trahit profondément les fondements épistémologiques et, ce faisant, les principes méthodologiques.
5Dans les trois premières parties de la présente analyse, les grandes versions de l’IM évoquées précédemment sont successivement présentées. Le rapport qui lie la conception wébérienne, ou constitutive, aux épistémologies actives contemporaines, mettant en jeu des capacités ou pouvoirs causaux aux propriétés transsituationnelles, est ensuite mis en évidence. Ce rapport est, en dernière partie, interprété à la lumière de la conception ultimement non métaphysique du principe de causalité offerte par l’anthropologie de la connaissance d’Émile Meyerson.
La version constitutive de l’individualisme méthodologique
6De façon notoire, l’individualisme méthodologique a été théorisé originellement par Max Weber, et ses principes sont notamment exposés dans le premier chapitre d’Économie et Société. Ainsi, si l’expression « individualisme méthodologique » a été introduite par Joseph A. Schumpeter dans son ouvrage de 1908, Nature et contenu principal de la théorie économique, Weber est le théoricien de la doctrine et Schumpeter utilise le terme en référence à lui [2]. Cette expression a été aussi transmise sous sa forme présente par Ludwig von Mises (Agassi, 1975 : 45), en référence encore à Max Weber qui emploie de son côté des expressions telles qu’« individualisme de méthode » ou méthode « individualiste ».
7La méthode individualiste selon Weber suppose non seulement d’expliquer les phénomènes sociaux en termes d’actions individuelles, mais aussi de rendre compréhensible le sens subjectif de ces actions, ce qui associe étroitement l’IM à la sociologie dite compréhensive. Ces deux conditions n’en font qu’une en réalité dans la conception wébérienne : c’est parce que l’objectif propre de la sociologie est de rendre compte du sens subjectivement compréhensible des comportements individuels, que l’explication s’appuie sur les actions individuelles. Il n’y a en réalité d’action, ou d’activité, au sens wébérien, que lorsque l’individu attache un sens subjectif à son comportement :
Nous entendons par « activité » un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif (Weber, 1971 [1922] : 4).
9Cette conception de l’action sous-tend épistémologiquement le principe de causalité en sociologie :
Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équivoques) une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets (Weber, 1971 [1922] : 4).
11Du point de vue de Weber, la méthode individualiste vient ainsi en conséquence d’une optique compréhensive attachée à l’explication vue comme finalité centrale de la sociologie. D’où l’affirmation selon laquelle la tâche spécifique de l’analyse sociologique, et en général des autres sciences qui s’occupent de l’activité humaine, est la compréhension « par interprétation » des « actions orientées significativement », ou encore, selon le sens visé subjectivement (sachant que l’action est sociale dans la mesure où son sens subjectif tient compte de l’action des autres) [3]. L’explication sociologique consiste dès lors à appréhender « l’ensemble significatif » de l’activité, au regard du sens visé :
Pour une science qui s’occupe du sens de l’activité, « expliquer » signifie par conséquent la même chose qu’appréhender l’ensemble significatif auquel appartient, selon son sens visé subjectivement, une activité actuellement compréhensible (Weber, 1971 [1922] : 8).
13Cela ne veut pas dire que l’acteur social est supposé avoir une idée claire du sens qu’il assigne à son action, et que cette dernière n’est pas soumise à des facteurs qui lui échappent. Mais il est du ressort d’autres sciences, biologiques, psychologiques, etc., de rendre compte de ces facteurs. La notion d’ensemble significatif est par ailleurs révélatrice de la prise en compte par Weber de la dimension sociale, culturellement prédéfinie, des situations individuelles, incluant les fins, valeurs et, plus généralement, les outils de pensée et d’interprétation des acteurs sociaux (Bulle, 2018 ; Jacobs, 1990 : 562 ; Huff, 1984 : 67).
14La sociologie se caractérise ainsi, dans la conception wébérienne, par un travail de construction de processus rationnellement compréhensibles, étant donné le contexte intentionnel qui sous-tend le sens de l’activité. La compréhension rationnelle s’oppose en l’occurrence à la compréhension empathique (de processus émotionnels), qui est admise aussi, mais tenue pour moins centrale à l’analyse sociologique. Le principe de rationalité fonde l’explication sur une capacité interprétative commune des êtres humains en tant qu’acteurs sociaux, et par conséquent, comme le souligne le caractère « compréhensif » de l’approche, partagée par le sociologue lui-même. La rationalité, d’emblée entendue au sens large [4], et imputée à priori à l’acteur social est, précise encore Max Weber (1971 [1922] : 6) un artifice méthodologique, et n’entraîne aucun « biais » rationaliste, ni l’hypothèse que les éléments rationnels dominent le cours de la vie humaine, car au contraire, la plupart du temps l’action humaine est gouvernée par des impulsions et par des habitudes.
15Sur ces bases, le sociologue développe l’explication en plaçant l’action dans un contexte de signification intelligible qui doit être, à cet égard, suffisamment inclusif (il s’agit d’un « ensemble significatif »). Le travail sociologique de compréhension rationnelle est un travail théorique de construction scientifique comparable aux sciences de la nature : la relation entre l’explication scientifique et les phénomènes sociaux qui en sont l’objet est indirecte et ne vise aucune correspondance bi-univoque. Les formes d’action et de pensée des individus idéaux typiques – modèles d’individus hautement stylisés – impliquent le plus grand degré possible d’intégration logique compte tenu du phénomène à expliquer. Autrement dit, il ne s’agit pas de retracer les histoires individuelles, et de connecter entre eux des phénomènes individuels, comme en histoire par exemple, mais d’abstraire le sens subjectif des actions de sorte que les facteurs impliqués puissent rendre compte de l’engendrement des phénomènes sociaux. Ce faisant, l’IM n’exclut pas que, sous certaines conditions, on puisse légitimement traiter une entité collective comme un individu, par exemple un groupe, tels un gouvernement ou un parti politique, muni de procédures lui permettant de transformer les opinions de ses membres en décisions collectives émises en leur nom (Boudon, 1992 : 27).
16En résumé, en dépit du fait que l’acteur social lui-même ne maîtrise jamais pleinement son action, la méthode individualiste, telle que théorisée par Weber et qualifiée ici de constitutive, fonde l’explication sociologique sur la construction théorique ou encore, hypothétique, d’une interprétation compréhensive du sens subjectif de l’action sociale. La notion de rationalité, au sens large, est étroitement associée à l’idée d’interprétation compréhensive au sens wébérien et justifie la possibilité même d’interprétation du sens de l’action par l’observateur : seules les situations changent, non le caractère rationnellement compréhensible de l’action relativement à ces situations.
17C’est dans le cadre méthodologique ainsi posé par Weber que s’est inscrit Friedrich A. Hayek, qui commente notamment la méthode individualiste dans « Scientism and the Study of Society », texte publié sous la forme de trois articles (Hayek, 1942, 1943 et 1944), regroupés dans Hayek (1955). C’est aussi pour Hayek, ainsi que pour Mises [5], autre théoricien de l’école dite autrichienne d’économie, le sens subjectif qui est au cœur de la méthode individualiste propre aux sciences sociales. Notre compréhension de l’action sociale passe par celle de la manière dont les acteurs sociaux reflètent le monde social et les actions des autres en les généralisant sous la forme de concepts et d’idées. Hayek met en valeur les liens entre la structuration conceptuelle et idéelle de la pensée et les fondements rationnels de l’action sociale. Il oppose ces liens aux préconceptions des approches néopositivistes qui, par crainte du subjectivisme, s’inspirent trop directement des sciences de la nature. Leurs principes empiristes interdisent de comprendre comment les régularités observées en sciences sociales sont les résultats non intentionnels d’actions orientées subjectivement. Ils sous-tendent en réalité, selon Hayek, une réification malencontreuse des concepts sociologiques. Il est intéressant de noter que la structuration conceptuelle et idéelle de la pensée justifie, chez lui, l’existence de significations partagées comme celle de différences interprétatives. Loin de renvoyer à une approche psychologisante ou atomistique, elle engage comme chez Weber le rôle explicatif des structures sociales sous la forme des attentes des individus, telles que préformées par leur éducation et leur apprentissage social :
Les gens se comportent de la même manière envers les choses, non parce que ces dernières sont identiques en un sens physique, mais parce qu’ils ont appris à les classifier comme appartenant à un même ensemble […] Ce n’est pas l’ensemble des esprits individuels dans toute leur complexité, mais les concepts individuels, les idées que les individus se sont fait les uns des autres et des choses, qui constituent les éléments véritables de la structure sociale (Hayek, 1942 : 277 ; traduction de l’auteur).
19Plus généralement, la notion de structure sociale chez Hayek renvoie à deux des trois types classiquement distingués dans la littérature (López & Scott, 2000) : les structures « institutionnelles », qui sont des modèles culturels ou normatifs définissant les attentes des acteurs sociaux et les structures « relationnelles », en tant qu’analytiquement distinctes des précédentes [6]. Le troisième type concerne les structures « incorporées » qui correspondent à des dispositions comportementales plus ou moins inconscientes supposées engendrer des actions sociales régulées de manière normative. Ce type n’intéresse pas la version constitutive de l’IM qui, on l’a vu, est centrée sur l’approche subjectiviste. L’« incorporation » des structures tend à satisfaire une forme de holisme qui, comme Raymond Boudon (1986) l’explique, met en jeu un individualisme seulement « minimal » : l’individu n’y joue qu’un rôle d’intermédiaire de l’action de forces collectives. Sa situation n’a pas de rôle explicatif en vertu du sens qu’il prête à son action, mais détermine plus ou moins mécaniquement ses objectifs et ses moyens d’action. L’importance du subjectivisme et le rejet corrélatif des structures incorporées sont confirmés par les principes méthodologiques défendus par tous les partisans de l’IM qui s’inscrivent dans la lignée wébérienne. Le projet d’explication de l’action sociale par la référence à un sens subjectivement compréhensible est une constante chez eux.
20Une figure importante est celle de Karl Popper, dont la critique de l’historicisme [7], avec celle du scientisme de Hayek, a notamment attisé les controverses autour de l’IM. Popper distingue la variante de la doctrine compréhensive, centrée sur l’interprétation rationnelle de l’action, d’autres formes associées à une appréhension intuitive « holistique », qui font notamment l’objet de sa critique. Ainsi, écrit‑il, suivant cette variante :
[…] Un phénomène social est compris quand il est analysé dans les termes des forces qui l’ont produit, c’est-à‑dire, quand les individus et les groupes impliqués, leurs buts ou intérêts, et le pouvoir dont ils disposent sont connus […] la méthode de la sociologie est pensée ici comme une reconstruction hypothétique de leurs activités rationnelles ou irrationnelles, dirigées vers certaines fins (Popper, 1944a : 92 ; traduction de l’auteur).
22Par ailleurs, l’idée de compréhension rationnelle de l’action traduit chez Popper la possibilité en principe de rendre objectivables les éléments des situations individuelles qui servent l’explication, sous la forme d’un « modèle situationnel typique » pouvant rendre compte d’une « vaste classe d’événements structurellement similaires » (Popper, 1994 : 167-169) [8].
23Parmi les représentants de la version constitutive ou wébérienne de l’IM, citons Joseph Agassi, qui a étudié avec Popper, et qui définit l’IM comme « la théorie qui impute le pouvoir d’agir à tous ceux, et seulement à ceux, qui ont le pouvoir de décider » (Agassi, 1975 : 144) [9] ; Ian Jarvie qui explique que pour l’IM, les institutions sont des causes sociales dans la mesure seulement où elles font partie de « la situation d’une personne » (Jarvie, 1972 : 124) ; et notamment Boudon qui, dans de nombreux textes, caractérise les approches qui relèvent de l’IM par leur ambition d’expliquer les phénomènes sociaux sur la base d’une reconstruction des motivations des individus concernés, lesquelles sont supposées en principe compréhensibles étant donné le contexte de l’action sociale. Cela renvoie, précise Boudon (1987 : 55) à une conception de la rationalité entièrement coextensive à la notion wébérienne de Verstehen. Le holisme méthodologique, par opposition, est défini comme supposant que des forces extérieures à l’individu expliquent les comportements (Agassi, 1975 ; Boudon, 1986, 2007 : 46, 75).
La version minimaliste de l’individualisme méthodologique
24Un renversement de préséance logique s’opère dans la version minimaliste, qui retient de l’IM essentiellement la critique du mauvais usage des concepts collectifs. La référence aux actions individuelles est une conséquence de cette critique et non plus, comme précédemment, de l’intérêt pour le sens subjectif de l’action. C’est pourquoi la version minimaliste interprète de manière plus générale la notion d’action que l’approche wébérienne : seuls les individus sont dotés d’un pouvoir concret d’agir, mais leur pouvoir de décider et, corrélativement, le sens subjectif de leur action n’est pas tenu pour un facteur central de l’explication. Néanmoins, si l’IM est la thèse selon laquelle les entités sociales non humaines n’existent pas de manière indépendante, comme l’écrit Léon Goldstein (1958 : 2), ce constat trivial ne justifie pas toute une controverse ni, comme le souligne Steven Lukes (1968 : 127), la dénomination d’« individualisme méthodologique », sauf si cette thèse est justifiée par une ontologie suivant laquelle dans le monde social, seuls les individus sont réels. Or, Daniel Little (1991) remarque avec justesse à ce sujet que l’inférence allant de l’ontologie à la méthodologie n’est pas fondée. Les entités sociales ne sont pas plus indépendantes des individus et de leurs actions que les entités biologiques ne sont indépendantes des atomes et molécules, mais on ne peut en déduire pour autant que l’explication d’un phénomène quelconque doive recourir à ses constituants. En l’occurrence, ce n’est pas parce que les phénomènes sociaux reposent sur les activités individuelles qu’ils doivent être « expliqués » par ces activités. La justification de la version minimaliste de l’IM paraît à cet égard improprement métaphysique, aussi bien en ce qui concerne la dénonciation des réifications holistiques qu’en ce qui concerne le principe de microfondation de l’explication sur la base des actions et comportements individuels.
25Cette interprétation qui prive l’IM de la centralité du subjectivisme a été développée en particulier dans les écrits de l’élève de Popper, John Watkins, qui s’est investi dans les débats autour de l’IM et l’historicisme. Or il n’est pas aujourd’hui une critique de l’IM qui ne se réfère à Watkins, ce qui donne une idée de l’amplitude de son influence, voire de la faiblesse des arguments développés contre l’IM en philosophie des sciences sociales. Le rejet de tout emploi inadéquat, anthropomorphique, des entités collectives, et le recours aux microfondations de l’action sociale tendent à ne trouver, chez Watkins, qu’une justification ontologique sur la base des capacités d’agir des acteurs [10]. Pour le philosophe, en effet, l’IM s’appuie sur le fait que les êtres humains sont les seuls agents « mobiles » (moving agents) dans l’histoire, ou les « constituants ultimes » du monde social (Watkins, 1957 : 105, 106). Or, bien que tendant à être unanimement acceptée, la thèse ontologique n’est pas suffisante pour servir de base méthodologique aux sciences sociales.
26En tout état de cause, compte tenu sans doute d’un souci de synthèse des interprètes de l’IM, Watkins a servi le développement d’une version plus générale que la version constitutive issue de Weber, mais dont la justification épistémologique n’est pas claire. Des glissements allant des types apparents de justification ontologique vers des interprétations épistémologiques réductionnistes ont alors été aisément opérés, d’autant que Watkins a encouragé une interprétation psychologiste de l’IM en écrivant que d’après une version du principe de l’individualisme méthodologique, le chercheur en sciences sociales doit « poursuivre sa recherche d’explications d’un phénomène social jusqu’à l’avoir réduit en termes psychologiques » (Watkins, 1952 : 29 ; traduction de l’auteur).
27Mais, par ailleurs, la version minimaliste, référant essentiellement au pouvoir concret d’action des individus, est au cœur de la sociologie analytique contemporaine qui, de manière cohérente, tend à substituer la désignation d’individualisme structurel à celle d’individualisme méthodologique. La notion d’individualisme structurel reflète en réalité le développement d’un programme moins spécifique dès lors qu’il est conçu indépendamment de l’idée d’interprétation compréhensive ou rationnelle. En effet, alors que dans l’IM (version constitutive), comme le souligne Francesco Di Iorio (2020), l’influence des structures sociales est médiée par les capacités interprétatives tacites ou explicites des acteurs, pour les sociologues analytiques cette influence ne suppose que la médiation des actions individuelles.
28Dans l’introduction d’un ouvrage collectif consacré à la sociologie analytique, Pierre Demeulenaere (2011) retient comme idée de base de l’IM que tous les phénomènes sociaux dépendent des actions individuelles qui sont à l’origine de leur réalisation ; Alban Bouvier (2011), de son côté, défend que le seul principe distinctif de l’IM est la clarification de l’usage, et la critique du mauvais usage, des concepts collectifs afin d’éviter le recours à des pseudo-entités dans l’explication des phénomènes sociaux. Dans ce cadre, il explique qu’il n’y a en principe pas d’opposition méthodologique entre les programmes préconisant le recours au niveau microsociologique de l’action sociale, que représente l’IM version minimaliste, et la méthode bourdieusienne, sauf quand ce sont les structures qui agissent, supposées « incorporées » dans l’habitus [11].
29Pour les partisans de la version minimaliste, la sociologie analytique constitue un prolongement ou un renouvellement de l’IM qui a l’avantage d’éviter l’interprétation réductionniste (Demeulenaere, 2011) ou encore celui d’insister sur l’importance explicative des structures sociales (Hedström & Udehn, 2009 : 4, 8). Mais en expliquant que, sans la capacité d’agir des acteurs sociaux, aucun processus social ne pourrait se développer, Peter Hedström confirme la tendance de la version minimaliste de l’IM à recourir à des modes de justification ontologiques (Hedström, 2005 : 28). En effet, même si la question du pouvoir d’action doit être distinguée de celle, ontologique, de l’existence (Demeulenaere, 2015), la notion d’action ici, par son amplitude, renvoie in fine essentiellement à l’idée que seules les actions des individus sont réelles en tant qu’actions, ce qui constitue toujours au bout du compte un argument de nature métaphysique.
30Par ailleurs, la notion d’individualisme structurel représente, selon ses promoteurs, une position intermédiaire entre individualisme et holisme. Ce positionnement intermédiaire est supposé opposer deux versions extrêmes de ces approches. Ce n’est possible que parce que les approches en jeu sont définies sur la base d’une interprétation essentiellement empiriste (et donc épistémologiquement incorrecte) de leurs différences, fonction de la nature des variables exogènes de l’explication : individus versus structures (Udehn, 2001 ; 2002 : 493). De manière concordante, l’expression « sociologie analytique » a été introduite en sociologie par Hedström pour désigner la perspective sociologique qui cherche « systématiquement à élaborer et à tester empiriquement des explications sur la base de mécanismes, au niveau micro, de schèmes et dynamiques complexes, au niveau macro » (Manzo, 2014 : 4 ; traduction de l’auteur). La version minimaliste de l’IM tend donc à trouver dans les modèles de simulation multi-agents promus par la sociologie analytique une justification épistémologique sur la base de principes empiristes en faveur du test de mécanismes aux fondements microsociologiques (Epstein & Axtell, 1996 ; Epstein, 2007 ; Manzo, 2014). La référence aux motifs d’action n’est dans ce cadre plus nécessaire, car l’explication fournie par le modèle est supposée suffisante. Ce sont les « propriétés » des entités – liées aux structures formelles – qui fondent l’explication, en cohérence avec la notion d’« individualisme structurel » :
L’individualisme structurel est une doctrine méthodologique selon laquelle tous les faits sociaux, leurs structures et leurs changements sont en principe explicables en termes d’individus, de propriétés, d’actions et de relations les uns avec les autres (Hedström & Bearman, 2009 : 8 ; traduction de l’auteur).
32La référence aux propriétés des entités plutôt qu’à leur subjectivité explique le recours au triplet « Désirs – Croyances – Opportunités » [12] de la théorie de l’action proposée par Hedström (2005), ainsi que, corrélativement, l’intérêt manifesté par les partisans de la sociologie analytique pour les formes d’automatismes cognitifs, tels que les habitudes, les comportements et émotions, et plus généralement, pour des problématiques comportementales qui n’impliquent pas expressément la référence au sens subjectif de l’action [13]. En revanche, pour les tenants de la version constitutive de l’IM, la sociologie analytique ne peut se départir du cadre interprétatif général que cette version offre pour atteindre l’idée de mécanismes générateurs (voir à ce sujet : Bulle & Phan, 2017 ; Di Iorio & Chen, 2019).
La version réductionniste
33Une troisième interprétation majeure de l’IM, qui domine la philosophie anglo-saxonne contemporaine, lui confère un sens très différent des deux versions précédentes, voire incompatible avec ces dernières. Il s’agit de l’interprétation réductionniste (anciennement atomiste) suivant laquelle l’IM reposerait sur un programme de (micro) réduction interthéorique engageant la possibilité d’interpréter les concepts et les « lois » d’une science à partir des concepts et « lois » d’une autre science.
34Ainsi, Steven Lukes définit l’individualisme méthodologique comme la doctrine suivant laquelle les « faits » à propos de la société et les phénomènes sociaux doivent être expliqués seulement en termes de « faits » à propos des individus (Lukes, 1968 : 120) ; Daniel Little, comme l’application du programme réductionniste à la science sociale (Little, 1991) ; Margaret Archer, comme un programme de réduction de la réalité sociale aux actions et croyances des individus (Archer, 2000) ; Lars Udehn comme exigeant, dans sa version forte, que l’explication mette en jeu uniquement les individus et leurs interactions, et dans sa version faible (la version minimaliste ici) qu’elle assigne aussi un rôle important aux institutions sociales et/ou à la structure sociale (Udehn, 2001, 2002). Les exemples d’interprétation réductionniste de l’IM sont innombrables, notamment dans la philosophie des sciences sociales anglo-saxonne [14]. Dans l’ouvrage critique récemment publié par Julie Zahle et Finn Collin (2014) sur les débats entre individualistes et holistes, la grande majorité des articles s’appuient essentiellement sur la version réductionniste de l’IM.
35Or, la version réductionniste, on propose de le montrer, est un pur construit philosophique, fruit de l’interprétation de l’IM dans un cadre épistémologique qui n’est pas le sien. Elle s’enracine dans une représentation du monde et de la science comme stratifiés par niveaux hiérarchiquement ordonnés. Cette représentation a été promue par les premiers positivistes et, dans le courant du xxe siècle, par les empiristes logiques qui ont fortement influencé les développements de la philosophie analytique [15]. La problématique de réduction interthéorique, qui sous-tend l’image stratifiée de la science, est au cœur du projet d’unification qui a animé la philosophie de l’empirisme logique dans la première partie du xxe siècle. Elle renvoie à l’idée selon laquelle les éléments et explications d’une théorie (appliquée à des ensembles ou systèmes observables) peuvent être appréhendés par une théorie plus fondamentale (supposée appliquée aux parties de ces ensembles ou systèmes). C’est une idée qui a fasciné les philosophes de l’empirisme logique engagés dans un programme d’unité de la science. Elle est justifiée par leur hypothèse que tous les concepts scientifiques dérivent ultimement leur signification des données de l’observation, de sorte que toutes les sciences sont supposées se fonder sur une même base observationnelle, laquelle constitue une « unité commune de conversion », pouvant permettre en principe de réduire successivement les théories pour les exprimer en langage physique [16].
36Dans ce cadre, la réduction d’une théorie par une autre suppose simplement que la théorie réductrice peut rendre compte de toutes les données observationnelles expliquées par la théorie réduite (Kemeny & Oppenheim, 1956). Paul Oppenheim et Hilary Putnam (1958 : 6-9) ont associé l’idée de microréduction à celle d’unité de la science dès lors que les objets de l’univers de discours de la théorie réduite représentent des « ensembles » décomposés en « parties propres », toutes objets de l’univers de discours de la théorie réductrice. Les « niveaux de réduction » ainsi définis sous-tendent un ordre hiérarchique des branches de la science (dont les objets vont des groupes sociaux aux particules élémentaires) et justifient l’« hypothèse de travail » (working hypothesis) fondant le projet d’unité de la science dans l’approche d’Oppenheim et Putnam : celle d’une microréduction de toutes les sciences à la physique. Dans ce cadre, le physicalisme (terme introduit en philosophie par Rudolf Carnap et Otto Neurath) suppose que le monde entier se réduit in fine au monde physique et à ses propriétés.
37La conception stratifiée de la science n’engage cependant pas seulement l’épistémologie pour Oppenheim et Putnam, elle tend à reposer sur une détermination métaphysique des entités aux niveaux supérieurs par les entités aux niveaux inférieurs. Elle est en effet confortée par des considérations concernant la formation du monde et du vivant. Selon les deux philosophes, dès lors qu’à un moment donné certains ensembles n’existaient pas et ont été formés par des éléments des niveaux dits inférieurs, les ensembles aux niveaux dits supérieurs doivent pouvoir être expliqués en référence aux événements et parties qui les ont précédés. Oppenheim et Putnam en déduisent la possibilité d’une microréduction des « ensembles » à partir de théories n’impliquant que les caractéristiques de leurs « parties » (Oppenheim & Putnam, 1958 : 15). Kevin Morris (2019) montre en outre comment le physicalisme, conçu par les empiristes logiques comme une approche linguistique, méthodologique et épistémologique d’intégration de la connaissance scientifique, a tendu à revêtir une signification métaphysique dans les débats opposant ses versions réductrices et non réductrices, notamment en philosophie de l’esprit. Cette translation de questions épistémologiques vers des enjeux métaphysiques aurait conduit à occulter l’emprise de l’héritage de l’empirisme logique sur la représentation de la stratification du monde et de la science qui inspire la problématique de réduction interthéorique [17].
38Or, il est intéressant de remarquer que les premières interprétations de l’IM en termes réductionnistes se sont historiquement situées dans la continuité de l’opposition néopositiviste à la sociologie compréhensive, au sens du Verstehen wébérien [18] dans le contexte même du projet d’unification de la science dont il est question ici. Dans ce contexte, la référence aux états mentaux des individus paraissait sans grande pertinence au regard de la traduction et de la validation empirique des énoncés scientifiques. En psychologie, « les tentatives de la psychologie behavioriste pour comprendre tout ce qui est psychique en termes de comportement des corps, à un niveau donc accessible à la perception », étaient supposées se rapprocher « dans leur attitude fondamentale », de la « conception scientifique du monde ». Si les auteurs du Manifeste du Cercle de Vienne s’accordaient pour abandonner l’usage douteux, en sciences sociales, de concepts collectifs tels que « l’esprit du peuple » (Volksgeist), c’était ainsi pour promouvoir l’attitude « empiriste antimétaphysique » qu’ils pensaient trouver dans les travaux de chercheurs tels que « Quesnay, Adam Smith, Ricardo, Comte, Marx, Menger, Walras, Müller-Lyer » (Carnap et al., 2010 [1929] : 120, 121) et non pas dans ceux d’un Max Weber ou d’un Georg Simmel.
39L’évaluation critique de l’IM sur la base du projet néopositiviste se révèle être à la source de son assimilation à une quête dite réductionniste, et c’est principalement le subjectivisme de la version constitutive de l’IM qu’ont rejeté les néopositivistes. Carl Hempel tient le principe d’interprétation de l’action sociale en termes de comportements subjectivement signifiants pour intenable à la lumière des développements de la théorie sociale et de la psychologie montrant qu’il est possible de formuler des principes explicatifs de l’action intentionnelle en termes purement behavioristes (Hempel, 1965 [1952] : 163, 164), lesquels tendent globalement « à réduire les discours sur les phénomènes psychologiques à des discours sur les phénomènes comportementaux (Hempel, 1966 : 108 ; traduction de l’auteur). Paul Oppenheim et Hilary Putnam (1958 : 18) identifient de leur côté les principes de la sociologie compréhensive à des tentatives de microréduction. Carl Hempel affirme que l’IM peut être vu comme impliquant « la réductibilité des concepts et lois spécifiques des sciences sociales (au sens large, incluant la psychologie des groupes, la théorie du comportement économique, etc.) à celles de la psychologie individuelle, de la biologie, de la chimie et de la physique » (Hempel, 1966 : 10 ; traduction de l’auteur) et se contente de renvoyer le lecteur à la discussion « lucide » de la doctrine de l’individualisme méthodologique proposée par Ernest Nagel dans le texte le plus influent qui soit paru sur la réduction interthéorétique, La Structure de la Science. Ernst Nagel y développe une conception de la réduction impliquant la notion de « lois pont » (bridge laws) et le modèle nomologico-déductif (hempelien) de l’explication (Nagel, 1979 [1961]). Ce texte constitue, au regard de la présente analyse, une pièce maîtresse pour la compréhension de ce qui constitue la dérive interprétative de l’IM dans le sens réductionniste.
40Tout d’abord, quand Nagel évoque l’individualisme méthodologique, c’est clairement pour l’associer à la sociologie compréhensive comme une approche impliquant les mêmes principes. Il cite Mises selon qui la finalité propre aux sciences sociales est la compréhension des phénomènes sociaux à partir des catégories intentionnelles signifiantes ou subjectives de l’expérience humaine.
Cette vue qui a pendant des années été rapportée à la « sociologie compréhensive » (ou comme « Verstehende Soziologie » pour mentionner une expression allemande couramment utilisée), a récemment été invoquée à de nombreuses reprises sous le nom d’individualisme méthodologique », et est opposée au « collectivisme méthodologique » ou « holisme » (Nagel, 1979 [1961] : 535-546 ; traduction de l’auteur).
42Après avoir évoqué une version de l’IM, défendue, on l’a vu malencontreusement, par Watkins (1952), Nagel définit très généralement la méthodologie individualiste comme exigeant « que tous les termes descriptifs impliqués dans les explications adéquates des phénomènes sociaux » appartiennent « à un sous-ensemble spécifique de termes individuels, à savoir, les termes dénotant des états “subjectifs” ou “psychologiques” ». Nagel en conclut que :
[L’IM] souscrit à ce qui est souvent avancé comme une thèse factuelle (bien qu’on puisse peut-être plutôt y voir un programme de recherche) concernant la réductibilité de tous les énoncés portant sur les phénomènes sociaux à une classe spécifique d’énoncés (« psychologiques ») relatifs à la conduite individuelle (Nagel (1979 [1961] : 541, 542 ; traduction de l’auteur).
44Ayant interprété les principes de l’IM à l’aune de l’épistémologie néopositiviste à laquelle il adhérait, le philosophe qui soutenait par ailleurs l’intérêt méthodologique des approches behavioristes de l’action humaine (Nagel, 1979 [1961] : 475-485), en déduit la non-conformité du projet général de l’IM aux canons de la réduction interthéorique.
45L’IM a donc été réinterprété dans le cadre néopositiviste comme une entreprise maladroite de réduction interthéorique, sur la base de spéculations philosophiques impuissantes, ou non inclines, à discuter ses prémisses épistémologiques propres. Or l’idée de « réduction » à des termes « psychologiques » et, comme c’est couramment le cas aujourd’hui, celle de réduction aux actions et faits concernant les individus (l’IM au sens fort de Udehn), s’enracine dans une représentation stratifiée, de la science et du monde – où les éléments et phénomènes sont structurés en une hiérarchie de niveaux, les niveaux supérieurs étant dépendants des niveaux inférieurs (voir Kim, 2002 ; Morris, 2019) – que l’IM ne partage pas. Cette idée trahit non seulement l’exclusion explicite par Weber, entre autres, des explications psychologiques en sociologie, mais aussi, plus généralement, les fondements constitutifs de la méthode individualiste chez lui qui n’entreprennent aucune réduction, bien au contraire, des structures sociales aux deux sens, institutionnels et relationnels, évoqués plus haut.
46Pour rendre compte maintenant du rôle épistémologique crucial joué par l’interprétation compréhensive ou rationnelle du sens subjectif de l’action sociale dans la méthodologie individualiste, il est intéressant de mettre en évidence les relations de l’IM avec les épistémologies actives [19] contemporaines en philosophie des sciences.
La version constitutive de l’individualisme méthodologique à la lumière des épistémologies actives contemporaines
47Une figure majeure de la défense de l’épistémologie active, Nancy Cartwright (1999), s’oppose dans The Dappled World au fondamentalisme qui sous-tend l’image de la constitution de la science suivant une pyramide de lois, avec celles de la physique pour base, pour défendre plutôt celle d’un « patchwork » de lois [20]. Selon Cartwright, les régularités observables ne sont pas les formes les plus fondamentales de la connaissance scientifique : ce qui compte n’est pas tant ce que les choses donnent à observer, mais ce qu’elles font. Les régularités ou lois sont les produits de l’action des choses en vertu des effets de leurs capacités ou natures dans des situations particulières, c’est pourquoi elles ne sont valables que ceteris paribus. Pour comprendre les phénomènes qui se produisent dans le monde, explique Cartwright (1999 : 83), on décompose les choses en leurs composants fondamentaux et, pour contrôler une situation, on réassemble les pièces de manière à produire l’effet voulu. Le point est qu’on suppose que ces constituants se comporteront en fonction de leurs nouveaux arrangements de la même manière qu’ils se comportaient dans d’autres, en accord avec leur « nature ». Un système (ou « machine nomologique » chez Cartwright) constitue un arrangement spécifique de composants, et de capacités ou pouvoirs qui, dans des circonstances favorables, donnent lieu à des régularités. Ces dernières, en revanche, ne font que décrire la manière dont un système donné se comporte dans des circonstances définies, en ne tenant compte que des « entrées » et des « sorties » observables.
48On trouve, dans le texte « Scientism… » de Hayek, les éléments d’un parti-pris épistémologique comparable qui préconise la construction scientifique d’entités stables. Ces dernières ne sont pas observables en tant que telles, mais leurs effets le sont. La relation de la physique moderne avec le monde sensoriel peut être comparée, explique Hayek (1942 : 273), à la relation qu’entretient une langue morte avec les caractères de l’écriture. Les unités de sens en jeu dans la langue ne se confondent pas avec les lettres et obéissent à des lois (grammaticales) qui ne sont pas reconnaissables sur la simple base des séquences de ces dernières.
49C’est, du reste, la possibilité infinie d’arrangements qui explique pourquoi Cartwright rejette la référence à des termes dispositionnels dans la mesure où ces derniers renvoient, in fine, à des formes de régularités nomologiques. Les « capacités », au contraire, ne sont pas cantonnées à une seule sorte de manifestation. Elles désignent des tendances causales qui continuent à produire leurs effets de manière transsituationnelle, en interférant avec l’action d’autres facteurs ou processus. La connaissance des capacités est plus fondamentale et plus utile que celle des lois en raison même de la « stabilité » ou encore de l’identité des contributions causales mises en jeu par-delà les situations où elles s’exercent. Au lieu de multiplier des lois descriptives, valables dans des circonstances données, on peut donc dériver le comportement d’un système à partir de la connaissance des capacités ou pouvoirs transsituationnels de ses composants. Les approches actives de la causalité sont à cet égard étroitement liées à l’idée de « mécanismes générateurs » qui fait l’objet de nombreuses discussions que l’on ne peut, faute de place, évoquer ici [21]. Le problème peut être considéré comme plus pragmatique que métaphysique [22] et renvoie, on va le voir, aux fondements cognitifs de la compréhension humaine.
50Notons que la parenté épistémologique de la version constitutive de l’IM avec les épistémologies actives contemporaines est corroborée par le fait qu’un fondateur de la méthodologie individualiste tel que Menger a, selon nombre de ses commentateurs, hérité des prémisses de la métaphysique aristotélicienne revendiquée aujourd’hui par ces épistémologies. Cela est révélé par le rôle explicatif que Menger accorde à l’idée que les entités agissent en accord avec leur nature dans des relations spécifiques (Bostaph, 1978 ; Cubeddu, 1993 ; Grassl & Smith, 1986 ; et Smith, 1990). Cet héritage a été largement négligé par les successeurs de Menger tels Mises et Hayek qui n’ont pas été enclins à mettre au jour l’enracinement aristotélicien de la pensée économique autrichienne (Smith, 1990 : 264). On peut noter aussi que la vertu des concepts dispositionnels, capacités et pouvoirs causaux, de préserver la qualité d’agent des personnes constitue un argument des épistémologies actives [23].
51Néanmoins, compte tenu de la métaphysique foisonnante des pouvoirs causaux qui se développe dans la littérature en philosophie des sciences, et de la grande diversité des points de vue associés, le rapprochement entre IM et épistémologies actives n’implique aucune assimilation générale. Il existe seulement une parenté épistémologique qui trouve notamment chez Cartwright des éléments fondamentaux de justification. Par ailleurs, l’anthropologie de la connaissance d’Émile Meyerson peut permettre de rendre compte du rôle épistémologique des pouvoirs ou capacités en jeu de manière ultimement indépendante de toute justification ontologique.
Les épistémologies actives et l’anthropologie de la connaissance d’Émile Meyerson : un pont entre Aristote et Kant
52Comme l’explique Rom Harré (2006), pour fonder les capacités et pouvoirs causaux et donc imputer l’initiation du changement à leur action, on est amené à dépasser les phénomènes observables. Cela requiert un engagement en faveur du réalisme scientifique, et expose à la difficulté de ne pas transgresser l’interdit de Kant d’utiliser les concepts empiriques de façon « constitutive » au-delà des limites des sens. Pour clarifier les données du problème épistémologique posé ici, les relations entre trois types de construits sont en jeu : les concepts scientifiques, ou encore théoriques, les concepts empiriques, et les capacités ou pouvoirs causaux. Les premiers participent de systèmes fermés, logiques, et ne réfèrent pas directement à des données observables, le concept de rationalité par exemple. Ces construits participent des modèles scientifiques, ou théories, supposés rendre compte des phénomènes qui sont, eux, observables. Ces derniers sont appréhendés par des concepts empiriques qui correspondraient ici aux manifestations dans le monde empirique de pouvoirs causaux réels mais inobservables comme tels.
53La notion de causalité efficiente, attachée à l’idée d’un pouvoir causal réel dont la raison d’être est métaphysique et à cet égard inaccessible à notre entendement, est problématique, c’est pourquoi elle a été rejetée par les positivistes, tout comme la causalité scientifique qu’ils ont assimilée à la causalité efficiente. Or la causalité scientifique se tient du côté de l’entendement et de ses exigences rationnelles, explique Meyerson, à savoir l’exigence d’identité. Elle respecte la conception kantienne d’un accord partiel de notre esprit avec le monde qui nous entoure. C’est cet accord même qu’expriment les défenseurs des épistémologies actives, non quand ils croient à la réalité des pouvoirs causaux, mais quand cette réalité est identifiée à la persistance dans le temps de ces pouvoirs causaux et capacités. L’image, proposée par Cartwright (et, on l’a vu, par Hayek), d’arrangements variables des composants fondamentaux des choses pour rendre compte des phénomènes, rencontre ainsi l’idée qui est au cœur des travaux de Meyerson et selon laquelle l’identité est le « cadre éternel de notre esprit ». D’après le philosophe, nous nous servons de l’idée de cause quand nous cherchons à comprendre les phénomènes pour répondre à l’idée d’explication. Or, quand pour expliquer, on assimile la légalité à la causalité, les lois aux causes, c’est par abus de langage. La légalité établit le changement dans le temps sur la base de rapports factuels directement observables, alors que la causalité scientifique répond à un besoin d’intelligibilité différent. Elle exige la persistance des choses par-delà le changement, et à cet égard elle n’est autre qu’un principe d’« identité ». Nous n’avons en réalité aucun moyen de comprendre véritablement comment les choses agissent les unes sur les autres, comment opère la causalité « efficiente ». Mais la causalité scientifique n’est pas tant un principe d’action qu’un principe de permanence, ou encore de préexistence dans le temps :
Le monde extérieur, la nature, nous apparaît comme infiniment changeant, se modifiant sans trêve dans le temps. Cependant le principe de causalité postule le contraire : nous avons besoin de comprendre, et nous ne le pouvons qu’en supposant l’identité dans le temps. C’est donc que le changement n’est qu’apparent, qu’il recouvre une identité qui est seule réelle. Mais il y a là, semble-t‑il, une contradiction. Comment pourrais-je concevoir comme identique ce que je perçois comme divers ? […] Je puis supposer que les éléments des choses sont restés les mêmes, mais que leur arrangement s’est modifié ; dès lors, avec les mêmes éléments, je pourrai faire apparaître des ensembles fort différents, tout comme à l’aide des mêmes lettres on peut composer une tragédie et une comédie (l’image est d’Aristote) (Meyerson, 1908 : 83, 84).
55Meyerson construit implicitement ici un pont entre Kant et Aristote. D’un côté, on ne peut avoir accès à la cause « réelle », parce que nous appréhendons le réel à l’aide de construits rationnels. On retrouve, notons-le aussi, l’inspiration (néo)kantienne de Weber :
L’idée de l’épistémologie moderne, qui remonte à Kant, est que les concepts sont, et ne peuvent qu’être, des moyens théoriques dans l’optique d’une maîtrise intellectuelle du donné empirique (Weber, 2012 [1904] : 135 ; traduction de l’auteur).
57D’un autre côté, nos construits rationnels ne sont pas de simples inventions sans rapports privilégiés avec l’expérience. Ils doivent leur existence à la constance des liens de corrélation (indirects) avec les données expérimentales. Et cette constance n’a pas un rôle purement pratique pour le scientifique. Ce dernier tend à lui donner une signification ontologique. La stabilité relative des liens entre construits et expérience tend à conforter l’idée d’une traçabilité des causes « réelles » même si, par définition, les construits théoriques sont plus stables que ces causes métaphysiques. L’ontologie n’est donc pas évacuée comme « support » des phénomènes, même si l’identité, qui inspire l’idée d’existence, répond en premier lieu à une exigence rationnelle. Meyerson cite à ce sujet Cournot :
Toutes les fois qu’il s’agit de phénomènes de l’ordre physique, si ces phénomènes paraissent de prime abord dépendre de forces ou causes qui varient avec le temps, il est dans les lois de notre intelligence de ne regarder le phénomène comme expliqué que lorsqu’il a été ramené à dépendre de causes permanentes, immuables dans le temps, et dont les effets seuls varient à partir d’une époque donnée, en conséquence des dispositions que le Monde ou les parties du Monde offraient à cette époque : dispositions que notre intelligence accepte, non comme des lois, mais comme des faits (Meyerson, 1908 : 27).
59Les idées de Weber sur la causalité, en lien implicite avec la notion de mécanisme générateur, comme transformation de quelque chose qui préexiste dans le temps, sont à rapprocher de celles de Meyerson. Un passage paraît révélateur à ce sujet :
Dans son intégralité – on pourrait dire : son sens « original » – [la catégorie de causalité] a deux composantes : d’une part, l’idée « d’avoir un effet », en tant que lien (pour ainsi dire) dynamique entre phénomènes qui sont qualitativement différents les uns des autres ; de l’autre, l’idée d’être liée par des « règles ». Le contenu substantiel de la catégorie de causalité – [c’est-à‑dire] : « avoir un effet » – et donc aussi le concept de « cause » [en tant que tel] perdent leur sens et disparaissent chaque fois que la quantification de l’abstraction aboutit dans une équation mathématique comme l’expression de relations causales purement spatiales. Le seul sens dans lequel la catégorie de causalité peut être maintenue ici est celui d’une règle selon laquelle les mouvements se succèdent dans le temps ; et même dans ce cas [cela] ne peut être perçu que comme l’expression de la métamorphose de quelque chose qui, par essence, reste toujours le même (Weber, 2012 [1903] : 87 ; traduction de l’auteur).
61Le caractère transsituationnel ou encore l’identité dans le temps des causes, chez Meyerson, n’engage pas une métaphysique, mais une anthropologie de la connaissance, même si les causes ainsi postulées pour leur préexistence dans le temps animent une forme de réalisme chez le scientifique. Ce réalisme n’a rien d’une illusion, mais ne peut se traduire qu’en une quête indéfinie, car nous ne pouvons que traduire les manifestations des entités et pouvoirs causaux postulés selon les exigences de notre raison. Ainsi, le recours à l’idée métaphysique d’activité, de capacité, de pouvoir causal, qui constitue l’aspect le plus discutable des épistémologies actives, tend à se résorber dans l’hypothèse développée ici selon laquelle activité et causalité, ou encore pouvoir causal et explication, peuvent être vus comme deux dimensions corrélatives de la quête scientifique et, plus généralement, humaine, de compréhension. L’une, réaliste, trouve ses fondements chez Aristote, l’autre rationnelle, les trouve chez Kant.
62Dans les sciences sociales, on l’a vu, la capacité rationnelle, au sens large, qui sous-tend l’idée de signification subjective de l’action [24], se donne comme un principe explicatif qui répond au principe d’identité. Cette capacité représente un construit scientifique hautement abstrait qui ne procède pas, loin de là, d’une entreprise de réduction interthéorique. Elle correspond à la méthodologie individualiste de décomposition d’un ensemble (social) en ses éléments constitutifs [25], lesquels sont susceptibles de rendre compte de ses changements par des réarrangements propres.
63Dans cette perspective épistémologique, l’explication participe d’une construction théorique indéfinie, et pour évoquer la réponse poppérienne au problème humien de l’induction, hypothétique, dont la profondeur augmente avec les potentialités de conservation transsituationnelle des pouvoirs causaux et capacités. Le potentiel explicatif se mesure relativement ici à la stabilité, ou identité, du pouvoir causal mis en jeu. D’où l’importance centrale, pour la version constitutive de l’IM, de la notion de rationalité, ou encore de la référence aux capacités interprétatives des acteurs sociaux, à travers l’idée de sens ou de raisons. Or, dans la grande majorité des travaux en sciences sociales, les finalités individuelles semblent être imposées inconsciemment par les systèmes sociaux auxquels les acteurs sociaux participent. Ce recours à des processus non conscients, tels qu’associés à l’idée de dispositions étroitement conçues, de mentalités, voire d’habitus, revêt un potentiel explicatif moindre, car, comme l’explique Cartwright, les dispositions sont cantonnées à une seule sorte de manifestation, elles se rapprochent des principes de légalité qui sont limités par les conditions ceteris paribus.
64La continuité intertemporelle et interindividuelle de la capacité rationnelle humaine rend compte, on l’a vu, du sens même de la sociologie dite compréhensive par le rapport de compréhension potentiel entre l’observateur et l’observé. Ce principe de rationalité au sens large, ou encore d’interprétation compréhensive, qui fonde l’IM chez Weber, et sous-tend la version de l’IM tenue ici pour constitutive, peut donc être compris épistémologiquement comme supportant l’exigence d’identité dans le temps à la base du principe scientifique de causalité.
65Ajoutons que les explications causales peuvent apparaître, sur ces bases, comme tautologiques. Mais, on a vu d’une part que l’irrationalité, si elle n’est pas centrale, n’est pas exclue tout à fait de l’explication (voir aussi Demeulenaere [2015] ; Popper [1994]) et, d’autre part, à une telle objection, un philosophe des sciences tel qu’Henry Margenau (1934 : 145) répondrait que le principe de conservation de l’énergie est une tautologie au sens propre du terme, alors que personne ne doute de sa fécondité, et qu’il est même habituel de parler de sa validité comme s’il s’agissait d’une proposition effective au sujet du monde.
Conclusion
66Différentes interprétations de l’individualisme méthodologique sont présentes dans la littérature en philosophie des sciences sociales. Trois conceptions majeures ont été identifiées et discutées : la version constitutive, la version minimaliste et la version réductionniste. Ces versions n’ont pas la même légitimité, que ce soit au regard de la pratique sociologique, de l’histoire des idées ou de la recevabilité méthodologique. Le parti-pris dans cet article a été de rendre compte des cadres épistémologiques qui les fondent et permettent de comprendre leurs distinctions et, surtout, les erreurs commises au sujet de l’IM.
67La version minimaliste, en incluant les formes conscientes et non conscientes de l’action humaine, tend à ne trouver qu’une justification ontologique sans portée épistémologique, si ce n’est dans le parti-pris empiriste des modélisations multi-agents au cœur de la sociologie analytique. Elle met en jeu plus justement à cet égard la notion d’individualisme structurel.
68La version réductionniste est un pur construit philosophique, fruit de l’appréhension de l’IM dans le cadre de l’interprétation stratifiée du monde et de la science héritée du positivisme.
69La version originelle, wébérienne, partage de son côté des prémisses avec les épistémologies actives contemporaines, mettant en jeu des capacités ou pouvoirs causaux aux caractères transsituationnels. Mais tandis que ces pouvoirs ou capacités tendent à revêtir une signification ontologique dans la littérature en philosophie des sciences contemporaine, l’anthropologie de la connaissance d’Émile Meyerson permet d’en offrir une interprétation ultimement non métaphysique, qui respecte à cet égard les précautions kantiennes au regard de l’« inconnaissable » supra-empirique. C’est l’identité dans le temps des facteurs impliqués dans l’explication qui répond à l’exigence humaine d’explication, et corrélativement aux conditions rationnelles de l’idée de causalité. En l’occurrence, dans la méthodologie wébérienne, la possibilité d’interprétation compréhensive du sens subjectif de l’action sociale est permise par la notion de rationalité au sens large, construit théorique dont la valeur transsituationnelle est à même de jouer un rôle explicatif fondamental en sociologie.
70Précisons enfin que l’IM ne prétend pas couvrir le champ entier de la discipline [26], mais peut légitimement, compte tenu des principes épistémologiques qui, comme cela a été défendu ici, le fondent, prétendre définir la voie la plus aboutie de l’explication des phénomènes sociaux.
Notes
-
[1]
Je remercie mes relecteurs de leurs suggestions pour le remaniement de la première version de cet article.
-
[2]
Voir Joseph Heath (2015). Mais dans ce texte, J. Schumpeter (2010 [1908]) associe les principes de l’IM au « nouveau système [en économie] » enraciné dans les travaux de Carl Menger pour la version autrichienne et qui implique aussi, pour ce qui concerne la théorie de l’utilité marginale en économie (laquelle met en jeu la valeur subjective d’une unité supplémentaire d’un bien), le Britannique Stanley Jevons et le Français Léon Walras. Il situe donc l’individualisme méthodologique dans la continuité de la « méthode compositive » théorisée par Menger (Cubeddu, 1993), laquelle représente une source d’inspiration pour Weber, même si les orientations sont différentes. Schumpeter lui-même n’est pas très explicite, dans ce premier ouvrage, sur la méthodologie de l’IM (à ce sujet, voir plutôt sa contribution sur le sens de la rationalité dans les sciences sociales, Schumpeter, 2018 [1939]).
-
[3]
Ce qui exclut du champ de la sociologie les actions purement réactives ou imitatives, à moins que la réaction ou l’imitation en jeu ne fasse « sens » à cet égard (Weber, 1971 [1922] : 4, 19-21).
-
[4]
On sait en l’occurrence que Weber différencie quatre types majeurs d’action sociale qui se combinent en pratique, dont la rationalité en finalité et la rationalité en valeur.
-
[5]
Dans un passage souvent cité, Mises écrit : « C’est le sens que les acteurs individuels, et tous ceux qui sont concernés par leur action, prêtent à une action qui en détermine le caractère. C’est la signification qui fait que telle action est celle d’un individu, et telle autre celle de l’État ou de la municipalité. Le bourreau, et non l’État, exécute un criminel. C’est le sens prêté à l’acte par ceux qui sont concernés qui discerne dans l’action du bourreau, l’action de l’État » (Mises, 1998 [1949] : 47 ; traduction de l’auteur).
-
[6]
À cet égard, Tony Lawson (1997) reproche injustement à Hayek de ne pas reconnaître les « structures de détermination » (qui se rattachent aux structures relationnelles évoquées ci-dessus) comme une réalité indépendante des représentations des acteurs sociaux, ce qui peut être infirmé par exemple par le passage suivant :
« Les ensembles sociaux qui se maintiennent donc sont la condition de la réalisation de bien des choses que nous visons individuellement, l’environnement qui rend possible même de concevoir la plupart de nos objectifs individuels et qui nous donne la capacité de les atteindre […], les structures sociales persistantes que nous devons tenir comme allant de soi et qui conditionnent notre existence » (Hayek, 1944 : 28 ; traduction de l’auteur).
Se référer à ce sujet aux critiques de l’interprétation de Lawson (voir l’article de Francesco Di Iorio [2020], dans ce volume ; Runde, 2001). On trouve cette différenciation entre les structures qui participent du sens subjectif de l’action et les structures en tant que « données » sociologiques aussi bien chez Weber :
« Restent étrangers à une signification tous les processus ou états […] qui n’ont aucun contenu significatif visé, pour autant qu’ils n’entrent pas en rapport avec l’activité comme “moyen” ou “fins” et jouent seulement le rôle d’occasion, d’élément favorisant ou entravant cette activité […] l’étude compréhensive les considère comme de simples “données” avec lesquelles il faut compter » (Weber, 1971 [1922] : 7). -
[7]
Voir Karl Popper (1944a ; 1944b ; 1945).
-
[8]
D’où le rôle du « monde 3 » des produits de l’esprit humain, des mythes, des théories scientifiques et de l’art etc., au regard du monde 2 des états mentaux (Popper, 1972 [1965] ; voir à ce sujet : Di Iorio, 2016). Pour un rapprochement de Popper et Weber au sujet de l’approche rationnelle de l’explication, voir par exemple Struan Jacobs (1990).
-
[9]
Joseph Agassi (1960 ; 1975) distingue, un « individualisme psychologiste » et un « individualisme institutionnel » (voir aussi à ce sujet l’article de Francesco Di Iorio [2020], dans ce volume). Selon lui, la première version remonte à Bacon et a été développée par la philosophie morale et politique des Lumières qui s’attache à l’idée d’homme naturel dans sa critique des institutions existantes. Son rapprochement d’une forme originelle de l’IM est ici purement spéculatif, comme l’idée que l’approche wébérienne se situe sur la « frontière entre le psychologisme et l’institutionnalisme » (Agassi, 1960 : 261).
-
[10]
John Watkins préconise dans divers textes dont celui de 1957, la référence aux dispositions des acteurs sociaux (supposées être, notons-le, socialement induites), ce que la critique de Léon Goldstein (1958) tient pour une thèse plus véritablement méthodologique, mais non pertinente.
-
[11]
Néanmoins, dans la théorie bourdieusienne, même si les structures sociales, traduites en systèmes symboliques, opèrent à travers l’habitus en tant que schèmes généraux d’interprétation et d’action et exercent leur pouvoir causal selon la « logique spécifique des organismes dans lesquels elles sont incorporées » (Bourdieu, 1980 : 92), ce sont ces structures, telles qu’objectivées par le sociologue, qui rendent compte du sens véritable des actions individuelles. On voit ainsi l’importance de la différence méthodologique des versions constitutives et minimalistes de l’IM pour l’explication.
-
[12]
Lequel, comme Pierre Demeulenaere (2011) le précise, peut être dérivé de la théorie de la motivation de Hume, telle que développée dans la tradition analytique de la philosophie.
-
[13]
La centralité du subjectivisme pour la version constitutive n’exclut pas totalement le recours à des formes d’irrationalité des acteurs, mais la conception large, non normative, du concept de rationalité qu’elle met en jeu tend à le limiter.
-
[14]
Voir en particulier les analyses de Francesco Di Iorio (2020), dans ce volume, et d’Alban Bouvier (2020), dans ce volume également.
-
[15]
L’empirisme logique est considéré comme l’ancêtre de la philosophie analytique d’aujourd’hui (Kistler, 2016b). Voir par exemple Thomas Uebel (2007) sur cette influence.
-
[16]
Voir à ce sujet Max Kistler (2016a).
-
[17]
Les approches réductrices et non réductrices du physicalisme tendent en effet à engager, par-delà les relations entre les disciplines scientifiques en jeu, une représentation métaphysique du monde en niveaux ordonnés (voir : Morris, 2019 ; Potochnik & McGill, 2012 ; Ruphy, 2005 ; Thalos, 2013 ; voir aussi : Kim, 2002 pour une discussion).
-
[18]
Voir notamment à ce sujet : Abel (1948), Carl G. Hempel (1965 [1952]) et, pour une mise en perspective générale, Michael Martin (2000), et Thomas Uebel (2010).
-
[19]
Sur les épistémologies actives mettant en jeu des « activités » (Machamer, Darden & Craver, 2000), des « capacités » (Cartwright, 1989), ou encore, des « pouvoirs causaux », et leur opposition aux approches « passives » mettant en jeu des lois ou des considérations contrefactuelles (voir par exemple : Bird, Ellis & Sankey, 2012 ; Ellis, 2009 ; Gnassounou & Kistler, 2006 ; Marmodoro, 2010 ; Mumford, 2009 ; McKay Illari & Williamson, 2011).
-
[20]
En revanche, notons que l’argument antiréductionniste qui consisterait à invoquer un monde désordonné serait aussi méthodologiquement inopérant que celui qui fonderait l’argument réductionniste sur la représentation du monde comme métaphysiquement ordonné (voir à ce sujet : Ruphy, 2005).
-
[21]
Une filiation commune existe en réalité qui remonte aux travaux de Rom Harré (1970) et Rom Harré et Edward H. Madden (1973). Alors que le mécanisme montre comment les modifications d’un système sont dues aux arrangements et propriétés spécifiques de ses composants, le mécanisme générateur en constitue une variété particulière qui exhume les facteurs supposés engendrer véritablement le phénomène, ou système, à expliquer. Voir par exemple : Berger, 2010 ; Boudon, 1998 ; Bunge, 1997 ; Cherkaoui, 2005 ; Elster, 1998 ; Hedström & Swedberg, 1998 ; Stinchcombe, 1991.
-
[22]
Voir par exemple : Cartwright & Pemberton, 2011.
-
[23]
Voir par exemple : Cartwright, 1999 : 139 ; Ellis, 2009 : 133-137 ; Harré, 2006 : 122.
-
[24]
Les progrès de la conception de la rationalité humaine tendent à développer la notion wébérienne de rationalité axiologique en intégrant les valeurs et les buts individuels les plus profonds (Boudon, 1999 ; voir aussi l’article de Sylvie Mesure [2020], dans ce volume).
-
[25]
Voir Nathalie Bulle (2018) : dans la notion de décomposition en unités de base, celles-ci, bien loin de se situer à un niveau plus élémentaire, conservent les propriétés essentielles du tout.
-
[26]
Weber indique que sa conception de la sociologie, qui se limite à la sociologie compréhensive, ne peut ni ne doit être imposée à personne : « La sociologie n’a pas uniquement affaire à l’“activité sociale”, car celle-ci ne constitue (dans une sociologie telle que nous la pratiquons ici) que le problème central, celui qui est pour ainsi dire constitutif de la science qu’elle est. En disant cela nous ne prétendons affirmer quoi que ce soit sur l’importance de ce problème relativement à d’autres » (Weber, 1971 [1922] : 11, 21).