CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Raymonde Moulin, qui s’est éteinte à 95 ans, le 9 août 2019, était née le 19 février 1924, à Moulins, dans une famille de petits notables. Son père, qui était le receveur des postes de la ville, était également conseiller municipal. C’est à Lyon, en zone libre, qu’elle effectua, pendant la Seconde Guerre mondiale, sa classe préparatoire littéraire, puis le reste de ses études, jusqu’à l’agrégation d’histoire. D’abord nommée à Moulins, elle gagna ensuite Paris et les lycées Molière puis Fénelon.

2Alors qu’elle était lasse de devoir enseigner chaque année la même chose, Raymonde Moulin entendit parler du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) lors d’une rencontre incidente. Elle alla donc demander conseil à son directeur de maîtrise – elle avait consacré son mémoire à la place de la femme dans la cité grecque – en lui expliquant qu’elle désirait désormais « vivre dans le siècle ». Elle fut ainsi orientée vers Raymond Aron qui encadra sa thèse d’État et dont elle allait devenir une très proche collaboratrice, puisqu’il lui confia même le secrétariat général du Centre européen de sociologie historique dans les années 1970. Forte d’une thèse remarquée sur Le Marché de la peinture en France (Éditions de Minuit, 1967), Raymonde Moulin a effectué toute sa carrière au CNRS, de 1957 jusqu’à sa retraite en 1992, rattachement institutionnel qu’elle a cumulé avec l’École des hautes études en sciences sociales de 1985 à 1992, après un passage de deux ans au Centre universitaire expérimental de Vincennes, alors tout juste créé, devenu ensuite université de Vincennes Saint-Denis.

3Raymonde Moulin a joué un rôle institutionnel en sociologie dans deux instances principales : en siégeant de longues années au comité national du CNRS au cours des années 1970 et 1980 ; en étant une personnalité influente à l’École des hautes études en sciences sociales pendant ses huit années d’activité (ses contacts étaient riches avec les sociologues, mais aussi les historiens, notamment Jacques Revel). Avec une grande modestie, Raymonde Moulin expliquait ses responsabilités dans de nombreuses instances par le fait qu’elle était une femme et que, dans sa génération, peu de femmes occupaient des fonctions en vue dans le monde de la recherche (à part elle, il n’y avait guère que Viviane Isambert-Jamati en sociologie). À partir du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, puis sous François Mitterrand, il fallait féminiser les instances et Raymonde Moulin se trouva très sollicitée. Ce mouvement de société n’épargnant pas le monde de la recherche, Raymonde Moulin a ainsi présidé la Société française de sociologie (devenue ensuite l’Association française de sociologie) au milieu des années 1980, et a dirigé la Revue française de sociologie, de 1993 à 1998. Mais nul doute qu’au-delà du fait d’être une femme, ses qualités personnelles furent déterminantes pour accéder à ces fonctions. Dans toutes les structures auxquelles elle a été associée, Raymonde Moulin a d’ailleurs joué un rôle marquant, se faisant généralement apprécier pour son sérieux et sa pondération.

4C’est toutefois en sociologie de l’art que sa contribution a été la plus décisive. Parallèlement à Pierre Bourdieu et ses collaborateurs, elle a complètement refondé ce domaine dans les années 1960. Si, dès les débuts de la sociologie en France, une certaine « sociologie esthétique » était apparue, le terme de « sociologie » était surtout une étiquette apposée par les auteurs, la discipline étant très à la mode à la toute fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Le contenu proprement sociologique était, quant à lui, plus discutable. Il est possible de porter un regard proche sur la contribution de Pierre Francastel, qui créa, pour sa part, l’expression de « sociologie de l’art », mais dont l’ancrage réel dans la discipline fait, aujourd’hui encore, débat. De façon assez similaire, Jean Duvignaud fut surtout un « touche-à-tout », insuffisamment ancré en sociologie pour y apporter une contribution déterminante et produire une réelle filiation. Georg Lukács, spécialiste d’esthétique et de théorie littéraire, a pu ouvrir la voie à la sociologie de la littérature, mais, pendant longtemps, celle-ci était (étrangement) considérée comme distincte de la sociologie de l’art. En rompant résolument tant avec l’incertitude disciplinaire de tous les auteurs précédents qu’avec les apories de la filiation marxiste (représentée par Georg Lukács ou Lucien Goldmann), Raymonde Moulin a ancré la sociologie de l’art dans une perspective délibérément empirique. La dimension fondatrice du Marché de la peinture en France pour le domaine peut s’apprécier d’un double point de vue. Elle peut, tout d’abord, se mesurer au fait que l’ouvrage comporte très peu de références en sociologie, c’est principalement la démarche originale, essentiellement compréhensive, qui inscrit ce livre dans la discipline, laquelle était d’ailleurs encore largement à constituer. Il faut se souvenir qu’à l’époque, il n’existait pas de section de sociologie au CNRS, comme Raymonde Moulin le soulignait elle-même. L’influence fondamentale de cet ouvrage peut également se mesurer au fait que l’un des plus grands sociologues du xxe siècle, l’Américain Howard S. Becker, y trouva une source d’inspiration majeure pour apporter, à son tour, une contribution essentielle en sociologie de l’art et devint pour longtemps un compagnon de route de Raymonde Moulin.

5Plus fondamentalement encore, sa contribution a été prépondérante pour l’essor de la sociologie de l’art qu’elle a non seulement irriguée par ses propres recherches, mais aussi structurée de façon déterminante. En 1983, elle a créé un laboratoire spécialisé, le Centre de sociologie des arts, qui a joué un rôle essentiel en termes d’identité du domaine de recherche. À ce moment-là comme durant toute sa carrière, Raymonde Moulin fut une grande « patronne ». Elle regrettait parfois de n’avoir pas pu davantage se consacrer à l’activité de recherche et publier. Mais, comme elle l’expliquait, elle dut longtemps gérer les carrières de ses collaborateurs et s’assurer qu’ils recevraient un revenu régulier. Pour stabiliser la situation professionnelle des « hors-statut » qui contribuaient à la recherche, elle fut parfois obligée de se consacrer à des contrats qui ne la passionnaient guère et qui se révélaient chronophages. Outre son rôle important de directrice de laboratoire à la tête de la première équipe de sociologie de l’art, Raymonde Moulin a également organisé et présidé à Marseille, en 1985, un grand colloque devenu une référence (les contributions ont ensuite été réunies dans Sociologie de l’art, d’abord paru à la Documentation française, en 1986, puis réédité chez L’Harmattan, en 1999). De secteur de niche mal identifié, la sociologie de l’art (et de la culture) est devenue un domaine majeur en sociologie.

6En 1992, Raymonde Moulin a publié son chef-d’œuvre L’Artiste, l’institution et le marché (Flammarion) livrant une analyse brillante du système mis en place en France durant les années 1980 et faisant apparaître comment la valeur de l’art se constitue à l’articulation de l’institution et du marché, valeur esthétique et valeur financière se soutenant mutuellement. L’ouvrage présentait notamment une grande enquête sur les artistes plasticiens menée avec plusieurs collaborateurs, dont son ami Jean-Claude Passeron. Découvrir ou relire cet écrit permet, mieux que tout autre texte, de rentrer dans une pensée limpide et pénétrante privilégiant toujours l’approche empirique, qui a essaimé en France et internationalement. Si l’héritage laissé par Raymonde Moulin s’avère particulièrement riche, cet ouvrage en représente la pierre angulaire. Il en constitue également le socle sur lequel pourront se développer, pendant des années encore, de nouveaux travaux venant prolonger ceux de son auteure.

Alain Quemin
Professeur de sociologie de l’art à l’université Paris-8
Membre honoraire de l’Institut universitaire de France
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/04/2020
https://doi.org/10.3917/anso.201.0009
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...