1L’individualisme méthodologique (IM) est communément associé à un modèle d’action économique, et ses critiques relèvent essentiellement, en conséquence, de la réduction à ce modèle économique « individualiste ». Or cette réduction n’est pas pertinente et laisse de côté les arguments fondateurs fondamentaux de cette position ; il convient donc de dissiper cette erreur. En même temps, l’IM est communément opposé à un modèle « holiste » qui lui serait irréductible, parce qu’il insisterait sur une dimension « collective » des représentations et des comportements (Descombes, 1996). Le but de cet article est d’essayer de rapprocher ces deux paradigmes, en montrant que l’IM n’est pas incompatible avec l’existence de normes, d’institutions et de représentations collectives. Dans une première section, je commencerai par rappeler trois idées fondatrices de la tradition de l’individualisme méthodologique. J’insisterai ensuite, dans une deuxième section, sur le fait que celles-ci sont tout à fait compatibles avec une analyse des institutions, des normes et des représentations collectives, y compris avec l’identification à des groupes contraignants à l’égard de leurs membres. Ceci implique toutefois que l’IM ne soit pas réduit à une analyse économique ou à une analyse psychologique. Deux sections seront alors consacrées à ces deux réductions possibles et à leur critique. Les deux arguments principaux développés simultanément dans ces deux sections, seront, d’abord, que les idées fondatrices de l’IM n’impliquent de réduction ni à une analyse exclusive en termes de coût et d’avantages, ni à une analyse en termes psychologiques insistant sur une dimension inconsciente des comportements ; ensuite, que les analyses en termes de coût et d’avantages, ainsi que les analyses psychologiques, sont le plus souvent elles-mêmes indissociables de représentations et de normes collectives qui les orientent. Une dernière section sera alors consacrée à la rationalité, dans ses relations avec les représentations collectives, les normes sociales et les émotions. La rationalité est dans son principe décrite comme représentant simultanément, d’un côté un effort de raisonnement tendant vers la pertinence « universelle » et, de l’autre, une dimension sociale constitutive de groupes particuliers, potentiellement en conflit. Elle vise le consensus rationnel, mais peut aussi conduire à des désaccords sur la base de la complexité des sujets d’analyse, de la difficulté des raisonnements, du caractère situé socialement des personnes participant aux argumentations, et de la désirabilité diverse, en fonction des positions sociales, des options disponibles. Ces désaccords sont alors aussi ceux de groupes où des arguments sont partagés, sur la base d’une rationalité subjective située socialement et de désirs communs partagés. Cette rationalité subjective conduit à la fixation des normes et de représentations collectives, soutenues par des émotions de groupe, dans l’attente de nouvelles perspectives critiques les remettant en cause.
Les trois idées de base de l’individualisme méthodologique
2La tradition épistémologique qui a conduit à la définition de la notion d’« individualisme méthodologique » est fondée sur trois grandes idées que je voudrais évoquer brièvement ici sans les développer. Elles montrent la souplesse de cette tradition et sa compatibilité avec l’existence de représentations collectives et les idées fondamentales de ce qu’il est convenu d’appeler le holisme. Il n’est pas souhaitable de trop homogénéiser la tradition de l’IM, ou de la réduire à une présentation particulière donnée par un auteur. Elle correspond à un effort de réponse à certaines questions épistémologiques qui se rencontrent dans le travail des sciences sociales : par exemple, qui agit dans la réalité sociale ? Il y a des débats, des désaccords nombreux qui ne seront globalement pas présentés ici. En revanche, il est important de souligner un certain nombre de positions fortes qui peuvent être réaffirmées parce qu’elles semblent difficiles à dépasser et qui sont, de fait, associées à cette tradition de l’IM.
3La première idée est que la vie sociale n’obéit pas directement à des lois du social [1] surplombantes, présentes au niveau d’un « système », mais que, si de telles lois existent, ou s’il y a des régularités fortes au niveau social, elles doivent être rapportées à des régularités de comportement des acteurs sociaux, dans les situations où ils se trouvent, car eux seuls sont capables de mettre en mouvement la vie sociale dans son déroulement. La vie sociale est le résultat d’actions « individuelles » dans le sens où ce sont les « individus » qui ont la capacité d’action dans la vie sociale. Cette idée a été émise d’abord par John Stuart Mill dans une critique adressée à Auguste Comte, réfutant l’existence de lois propres au « système » social qui, si elles existaient, ne pourraient pas ne pas s’appuyer sur des régularités comportementales : comment, autrement, se seraient‑elles réalisées concrètement ? À partir du moment où la vie sociale implique des acteurs, il faut bien que les régularités sociales observées soient traçables au niveau de ceux-ci, même s’il est certes possible qu’une même réalité sociale puisse correspondre à plusieurs scénarios d’activités individuelles. Ce principe n’implique alors en rien qu’il n’y ait pas de « structures » sociales et que celles-ci n’aient pas d’impact sur le comportement des acteurs. Mill écrit ainsi :
La succession des états de l’esprit humain et de la société humaine ne peut avoir de loi propre et indépendante ; elle doit dépendre des lois psychologiques et éthologiques qui régissent l’action des circonstances sur les hommes et celle des hommes sur les circonstances (Mill, 1988 [1843] : 513).
5Certes, dans ce passage, Mill ne mentionne pas l’idée de structure, mais celle de « circonstances » : le mot sera utilisé bien plus tard, par George C. Homans par exemple, pour dire à la fois l’incidence des acteurs sur la formation des structures, et celle des structures sur le comportement des acteurs (Homans, 1967). Mill, par ailleurs, avait beaucoup insisté sur l’importance de ce qu’il nommait « éthologie » et qui correspondait, dans son vocabulaire, à l’étude de la manière dont les caractères se formaient sur une base collective par adaptation à des circonstances particulières. La théorisation ultérieure d’un « individualisme structural » (Wippler, 1978) répond à une reconnaissance officielle de ce qui avait toujours été évident : les acteurs n’agissent pas dans un quelconque vacuum social, mais dans des situations sociales déterminées, « structurées », notamment par des institutions, des normes et des représentations collectives (Demeulenaere, 2011). Ces structures peuvent bien entendu être liées à des relations de pouvoir. Il s’agit alors d’étudier et de préciser la manière dont les acteurs sont contraints par tous ces aspects sociaux, commodément mais vaguement traduits dans la notion polysémique et relativement indéterminée de « structure ».
6C’est pourquoi, rétrospectivement, l’usage du terme individualisme méthodologique paraît maladroit et source de confusion, car il évoque inévitablement une dimension « individualiste ». C’est sans doute pour cette raison que Raymond Boudon parlait plutôt de sociologie actionniste (Boudon, 1992) et que la littérature s’oriente désormais vers l’usage des termes d’individualisme structural. Un des buts de cet article est de montrer que la notion d’individu n’est pas simple et univoque, et qu’elle ne conduit pas nécessairement à une attitude « individualiste », du fait notamment de l’existence de représentations collectives soutenues pas les individus. Elle correspond toutefois à une dimension ontologique spécifique, distincte de celle des institutions, comme on le verra plus loin, et qui implique par ailleurs que seuls les individus ont la capacité de mettre en mouvement la vie sociale, seuls les individus sont donc à proprement parler des acteurs. Il existe certes des acteurs collectifs (Coleman, 1990) mais, pour rendre compte de leur action, il est inévitable de se référer à des individus particuliers et aux institutions qui, définissant ces acteurs collectifs, sont elles-mêmes soutenues par des individus.
7La deuxième grande idée constitutive de la tradition de l’IM est voisine de la précédente, mais techniquement distincte : il s’agit d’insister sur le fait que des corrélations entre variables sociales ne sont pas interprétables directement en termes de causalité, mais que, pour parvenir à un scénario explicatif causal entre elles, il faut analyser le rôle des acteurs responsables de la production des situations observées, acteurs qui eux-mêmes agissent dans des circonstances données et donc dans le cadre de « structures ». On peut reconnaître en Max Weber un des premiers auteurs à avoir développé de manière à peu près explicite cette idée [2] lorsqu’il se réfère aux régularités observées d’un point de vue statistique :
Si l’adéquation quant au sens fait défaut, et quand bien même nous aurions affaire à un déroulement (aussi bien extérieur que psychique) manifestant une régularité maximale et chiffrable avec précision en sa probabilité, nous avons alors affaire à une probabilité statistique inintelligible (ou seulement incomplètement intelligible) […].
Seules les régularités statistiques qui correspondent à un sens visé intelligible d’une action sociale constituent (dans l’acception utilisée ici) des types d’action intelligibles, autrement dit des « règles sociologiques » (Weber, 2016 : 105).
9Cette proposition débouchera sur toute la littérature relative aux « mécanismes générateurs » (Hedström, 2005) pour rendre compte de scénarios causaux permettant, à partir d’actions individuelles, placées dans le contexte social, d’interpréter les relations observées entre variables. Il convient de préciser ici que ce recours à des actions « individuelles » peut renvoyer de fait à une dimension culturelle ou « sociale » de celles-ci, qui est alors impliquée dans l’analyse des corrélations. Ainsi James S. Coleman (1990 : 8), lorsqu’il prend pour exemple la relation théorisée par Weber entre capitalisme et protestantisme pour illustrer l’articulation entre un niveau « micro » et un niveau « macro » (constitutive de ce que l’on appelle depuis le « bateau » de Coleman), renvoie ensuite, pour caractériser le niveau micro, à des dispositions culturelles pour rendre compte de cette relation. Au niveau macro, il y a une relation observée entre doctrine protestante et capitalisme, qui est à expliquer. Au niveau micro du schéma, sont alors indiqués d’un côté des « valeurs » et de l’autre des « comportements économiques » typiques dérivés de ces valeurs. Autrement dit, pour Coleman, dans ce schéma, le niveau « micro » inclut des acteurs dotés de représentations collectives, qui sont elles-mêmes en relation avec d’autres dimensions sociales (le niveau macro) : le fait que, pour interpréter une corrélation, il faille passer par une référence aux acteurs sociaux, qui constituent alors un niveau « micro », ne signifie pas et n’implique pas que ce niveau micro, ou que ce niveau « individuel » (parce qu’il renvoie aux actions effectives d’individus), corresponde à des acteurs dépourvus de représentations collectives. Dès lors, et contrairement à d’autres auteurs (Ylikoski, 2012), il ne me paraît pas souhaitable d’éviter une référence aux individus concrets en arguant de la relativité des niveaux. L’articulation des « niveaux » entre eux ne correspond pas à un emboîtement hiérarchique univoque et simple. Ainsi, des individus peuvent agir, dans une situation donnée (situation qui correspond ainsi à une situation macro) par référence à des normes sociales qu’ils respectent, et qui sont alors présentes au niveau micro dans leur réaction à la situation.
10Pour parvenir à une explication satisfaisante, il convient donc de se référer à la caractérisation d’actions « intelligibles », ce qui est la troisième idée fondamentale de la tradition de l’IM : essayer de rapporter les régularités sociales observées à des actions intelligibles qui les produisent. Mais qu’est-ce qu’une action intelligible ? Une partie de cet article sera consacrée à essayer de répondre à cette question, en insistant notamment sur les représentations collectives et leur signification du point de vue de l’IM et de l’idée d’une dimension « individuelle » des actions et du sens. L’idée fondamentale est que, même s’il existe des représentations collectives, et elles existent, elles doivent, pour se déployer, s’appuyer sur des compétences « individuelles » qui les permettent. Cela conduira à une brève discussion des relations entre « sens » et compétences psychologiques. Ces compétences individuelles ne sont cependant en rien exclusives d’une dimension sociale de la formation des représentations. Cela vaut aussi pour la rationalité qui a une dimension sociale. Elle sera ainsi décrite à la fois comme une compétence individuelle, et comme la base à partir de laquelle se forment des groupes fondés sur des représentations communes et revendiquant chacun la pertinence de ses représentations respectives.
Les institutions, les représentations collectives et l’individualisme méthodologique
11Si l’on prend en considération ces trois idées de base, il n’y a pas fondamentalement de divergence entre IM et holisme, d’abord d’un point de vue ontologique. En effet, les institutions sociales « existent » [3], il serait absurde de le nier. La question est de savoir quel est leur mode d’existence. Il y a eu là un débat immense, qui ne sera pas traité ici, et que l’on peut rapporter simplement à ses origines. Weber comme Durkheim considèrent qu’elles relèvent de représentations collectives partagées. Ainsi Durkheim insiste-t‑il sur le fait que la société, correspondant à une « conscience collective », ne doit pas être hypostasiée : elle n’est pas une chose matérielle qui se rencontre comme un objet sur la route, mais elle relève de la combinaison des représentations des êtres individuels.
Voilà dans quel sens et pour quelles raisons on peut et on doit parler d’une conscience collective distincte des consciences individuelles. Pour justifier cette distinction, il n’est pas nécessaire d’hypostasier la première [souligné par moi] ; elle est quelque chose de spécial et doit être désignée par un terme spécial, simplement parce que les états qui la constituent diffèrent spécifiquement de ceux qui constituent les consciences particulières. Cette spécificité leur vient de ce qu’ils ne sont pas formés des mêmes éléments. Les uns en effet résultent de la nature de l’être organico-psychique pris isolément, les autres de la combinaison d’une pluralité d’êtres de ce genre (Durkheim 1987 [1895] : 103, note).
13Ce qui importe alors est de savoir comment telle ou telle représentation collective se met en place, est renforcée, tend à évoluer ou non. D’un point de vue ontologique, il n’y a ici pas d’opposition entre individuel et collectif puisque ce sont les acteurs individuels qui constituent le support des représentations collectives qu’ils partagent.
14Il y a alors par principe (et par observation) quatre types de représentations possibles repérables parmi les individus qui les soutiennent :
15– des représentations universelles, parce que naturelles, liées à l’existence d’une nature humaine : par exemple, s’il est établi qu’il existe une norme contre l’inceste de manière universelle et qu’on la renvoie à une psychologie humaine. Ce sont alors des représentations à la fois individuelles et collectives, et naturelles et universelles (la collectivité renvoyant à l’universalité des membres de l’espèce) [4].
16– des représentations particulières, caractéristiques de groupes particuliers : ainsi les normes contre l’inceste varient‑elles dans leur détail d’un groupe à l’autre et relèvent alors de représentations collectives particulières à des groupes donnés.
17– des représentations sociales universelles mais qui n’ont rien de naturel : par exemple, aujourd’hui, toute personne voulant voyager légalement doit avoir un passeport, c’est une norme universelle qui n’a évidemment rien de naturel.
18– des représentations particulières, individuelles en un sens fort : si par exemple une mode est un phénomène collectif, appuyé par des normes d’un certain type, il peut y avoir des variantes individuelles fortes très particulières. Dans ce cas, la représentation individuelle ne peut être le support d’une représentation collective mais, si elle est imitée, elle pourra devenir collective dans le groupe des imitateurs.
19Ainsi, il n’y a pas fondamentalement d’opposition entre l’idée que les acteurs « individuels » sont responsables de la vie sociale (parce qu’eux seuls agissent, dans le cadre contraignant de structures sociales, marquées notamment par des relations de pouvoir) et l’idée qu’il y a des représentations collectives partagées. Celles-ci existent, et ont une extension plus ou moins grande à l’intérieur de groupes plus ou moins larges. Les institutions, en particulier, relèvent d’un ensemble de représentations partagées par des groupes d’individus. Il n’y a pas fondamentalement de différence de ce point de vue entre Weber et Durkheim.
20Les actions individuelles se font donc sur la base de représentations tantôt individuelles et tantôt collectives, cette dimension collective ayant elle-même plusieurs caractéristiques possibles. L’ambiguïté du vocabulaire doit être précisée, pour parvenir à des analyses plus univoques. Les institutions et les normes correspondent à des représentations partagées, qui affectent évidemment, et c’est leur but, les comportements individuels. Le fait que les institutions soient des représentations partagées permet d’expliquer aisément plusieurs de leurs propriétés » collectives » :
21– les institutions affectent les comportements individuels, que ce soit du côté de ceux qui soutiennent ces institutions ou du côté de ceux qui ont éventuellement à les subir parce que d’autres qu’eux cherchent à les y impliquer. Elles représentent un pouvoir fort car les autres personnes auxquelles on a affaire dans la vie sociale soutiennent des institutions et les font prévaloir.
22– les institutions peuvent durer plus longtemps (mais pas nécessairement) que les individus qui les font vivre à un certain moment, par transmission : les frontières d’un pays sont ainsi léguées de génération en génération tant qu’elles ne sont pas remises en cause et bouleversées.
23– il peut y avoir des mécanismes de sentier de dépendance qui font que, alors que tout le monde souhaiterait changer d’institutions, il est difficile de le faire à cause de problèmes de coordination des décisions.
24– les institutions mettent en place des groupes (qui sont définis précisément par le fait que les normes et institutions s’appliquent dans le périmètre qu’elles délimitent) qui tendent ensuite à fonctionner comme des acteurs collectifs en deux sens différents : d’une part, ils ont fréquemment des « représentants » qui agissent au nom du groupe ; d’autre part, la stabilité relative des institutions fait que les groupes qui leur sont associés tendent à réagir de manière relativement stable eux aussi, dans certains domaines, conformément à cette stabilité institutionnelle.
25– à la limite, les institutions (les normes qui leur sont associées et qui sont activées par les acteurs qui les soutiennent) peuvent, en fonction des représentations collectives en vigueur, exiger des individus des « sacrifices » au bénéfice des autres membres d’un groupe liés par des institutions communes, ces autres membres étant alors assimilés au « groupe ». C’est quelque chose de cet ordre qui est évoqué par exemple par Weber lorsqu’il écrit :
Malgré le manque de toute sociation qui y vise, cette action politique occasionnelle peut évoluer jusqu’à devenir, dans le cas d’une attaque guerrière, un devoir de solidarité pour les compatriotes ou compagnons de tribu – devoir ayant la validité d’une norme « morale » dont la violation, même s’il n’existe nul « organe » de la tribu, entraîne pour les communautés politiques impliquées le sort des tribus de Segestes et d’Inguimer (expulsion hors de leur territoire) (Weber, 1995 [1971] : 138).
27– typiquement alors, adviendra une croyance en l’existence d’un groupe « supérieur » aux individus et elle suscitera, outre les sentiments d’appartenance, des sentiments de solidarité fondés sur la croyance en l’appartenance à ce groupe. Cela aussi est bien décrit par Weber :
La croyance à la parenté clanique – peu importe que cette croyance soit ou non fondée objectivement – peut avoir d’importantes conséquences, notamment pour la formation de communautés politiques. Nous appellerons groupes « ethniques », quand ils ne représentent pas des groupes de « parentage », ces groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation – peu importe qu’une communauté de sang existe ou non objectivement. […]
D’autre part, la communauté, en premier lieu la communauté politique, éveille d’habitude – même dans ses articulations les plus artificielles – la croyance à la vie commune ethnique (Weber, 1995 [1971] : 130).
[…] Presque toute sociation – même créée sur un mode purement rationnel – attire une conscience de communauté qui se propage sous forme d’une fraternisation personnelle ayant pour base la croyance à la communauté « ethnique » (ibid., p. 131).
29Il convient donc d’insister sur le fait que l’individualisme méthodologique (postulant que les individus seuls agissent dans un contexte social particulier, et contraints par ce contexte, et les relations de pouvoir qui y prévalent) n’est en rien incompatible avec l’idée que les acteurs agissent en fonction de représentations collectives, et sont soumis à la contrainte des institutions et des situations sociales qui limitent leur marge de manœuvre.
30Dès lors, la question se déplace : faut‑il expliquer les représentations collectives et les institutions à partir de motifs individuels en un sens fort, c’est-à‑dire de motifs appartenant à tous les individus en vertu de leur nature ? Si l’IM est compatible avec l’existence de représentations collectives et d’institutions, doit‑il néanmoins rapporter celles-ci à des dimensions individuelles en un sens fort et plus limité ? Durkheim caractérise donc ainsi, comme on l’a vu, les états de la conscience collective : « Cette spécificité leur vient de ce qu’ils ne sont pas formés des mêmes éléments. Les uns en effet résultent de la nature de l’être organico-psychique pris isolément, les autres de la combinaison d’une pluralité d’êtres de ce genre » (Durkheim, 1987 [1895] : 103). S’il y a combinaison, de quels éléments combinés a-t‑on besoin ? Par exemple, le sentiment de solidarité qui émerge dans un groupe n’a de sens évidemment que parce qu’il y a interaction entre les membres d’un groupe, et avoir un sentiment de solidarité tout seul n’a aucun sens. Toutefois, pour que les membres d’un groupe puissent collectivement éprouver des sentiments de solidarité, il est nécessaire que chaque individu soit lui-même susceptible d’éprouver des sentiments de solidarité. La solidarité collective, comme sentiment collectif, requiert la capacité individuelle d’éprouver de tels sentiments collectifs qui autrement seraient irréalisables. Il convient donc, pour restituer la force des représentations collectives, de repérer les aptitudes individuelles qui les rendent possibles. Pour traiter cette question, je voudrais écarter deux solutions non satisfaisantes et inadaptées : celle d’un réductionnisme économique et celle d’un réductionnisme psychologique insistant sur la dimension inconsciente des comportements.
Le réductionnisme économique
31L’IM est fréquemment associé à un modèle d’action économique. Cette association est erronée d’un point de vue théorique, comme il a été dit d’emblée au début de cet article, même s’il est vrai que beaucoup de personnes se réclamant de l’IM l’associent elles-mêmes à un modèle économique, en particulier la plupart des économistes de profession, et même si la théorisation néo-classique s’appuie sur les principes de l’IM. En effet, fondamentalement, les trois motifs principaux de théorisation de l’IM évoqués précédemment n’impliquent aucunement que les actions sociales n’aient qu’une dimension économique. De surcroît, le modèle économique de l’homo œconomicus est lui-même relativement indéterminé, ce qui ne lui permet pas de servir de base individuelle aux représentations collectives qu’il présuppose plutôt fréquemment.
32Dans le cadre de cet article, il n’est évidemment pas question d’analyser les différents modèles de comportement économique aujourd’hui présents dans la littérature, et encore moins d’articuler globalement économie et sociologie. Ce que je voudrais montrer, de manière plus spécifique, c’est la présence implicite de thèmes « collectifs » dans le raisonnement économique de base s’appuyant sur des dimensions de coûts et d’avantages auquel est généralement réduit (à tort donc) l’IM. L’article, de manière générale, évoque des dimensions des comportements irréductibles à des coûts et des avantages (comme l’importance des raisonnements visant la pertinence). Le but de cette sous-section est ici plus spécifique : il est de montrer que même l’analyse économique la plus orthodoxe, se référant à un modèle d’homo œconomicus, tend à impliquer, dans sa constitution, des normes sociales (Demeulenaere, 1996 ; 2003). Il ne s’agit donc pas seulement de montrer que l’IM n’est pas réductible à une seule analyse en termes de coûts et d’avantages, mais aussi qu’une analyse en termes de coûts et d’avantages présuppose elle-même, le plus souvent, des normes sociales, de manière interne (définition des coûts et des avantages) ou de manière externe (légitimité de la poursuite de tels avantages et de l’évitement de tels coûts, et non d’autres).
33Le modèle économique d’homo œconomicus est indéterminé car, premièrement, il inclut inévitablement des préférences individuelles (par exemple fumer ou ne pas fumer) pour définir les orientations de l’action ; or ces préférences individuelles peuvent avoir en fait un caractère collectif, être renforcées par des normes et des représentations collectives, comme cela avait été fortement souligné par Amartya Sen (1977). Cela signifie que les notions de coût et d’avantage n’ont pas un caractère absolument stable : elles peuvent intégrer des normes sociales. En effet, tous les désirs de consommation et d’occupation sont affectés par des normes sociales qui ont donc un rôle important dans la définition de ce qu’est un coût et de ce qu’est un avantage.
34Ensuite, si le modèle d’homo œconomicus est, pour échapper à cette indétermination, restreint à des finalités étroites particulières et définies (par exemple gagner plus d’argent), il est clair que la vie économique (du fait des préférences et des règles et institutions qui l’organisent), ne peut être expliquée sur la base de cette seule motivation étroite, et en fait indéterminée. Il convient nécessairement d’impliquer d’autres dimensions de l’action que ces finalités étroites, qui sont elles-mêmes encadrées par des normes sociales. Par exemple, dans l’analyse de la fécondité proposée par Gary Becker, les coûts et les avantages sont essentiellement monétaires, mais intègrent aussi, selon lui, le bénéfice « psychologique » d’avoir un enfant, qui renvoie alors, comme précédemment, à des normes sociales.
35Enfin, d’un point de vue normatif, il n’y a aucune raison de considérer que seules les motivations économiques en un sens étroit devraient être prises en compte dans l’analyse des comportements économiques. En particulier, des dimensions de justice sont manifestement présentes dans les comportements économiques, comme cela est de plus en plus développé dans le cadre de l’analyse économique contemporaine (Bowles, 2016). Se pose alors, évidemment, la question de l’origine de ces sentiments de justice, et de leur éventuelle naturalité [5]. Mais, en tout état de cause, ils sont associés à des normes sociales.
36Dès lors, non seulement l’IM ne saurait être réduit à un modèle de comportement économique, mais, plus fondamentalement, et de manière inévitable, il est nécessaire de mobiliser des cadres interprétatifs plus généraux pour rendre compte des conditions de possibilité et de pertinence locale d’un modèle économique marqué par les normes et représentations collectives.
Le réductionnisme psychologique
37Un deuxième réductionnisme, psychologique cette fois-ci, ne paraît pas acceptable pour une raison fondamentale et indépassable, elle aussi indiquée par Weber : il existe des institutions sociales variables historiquement qui ne sont pas déductibles d’une psychologie anhistorique et ne lui sont donc pas réductibles. Ainsi le capitalisme est‑il une forme particulière d’organisation de l’économie, qui ne peut être déduite directement d’une psychologie universelle puisque, précisément, d’autres formes d’organisation de l’économie se sont rencontrées historiquement. La position de Weber est précise et nuancée : il admet d’une part l’existence d’une psychologie et son utilité pour l’interprétation des comportements ; mais il insiste d’autre part sur le fait que la variabilité historique des normes sociales ne saurait en être déduite directement. D’une certaine manière, il y a là aussi une certaine convergence avec Durkheim même si le détail du vocabulaire est différent. En tout état de cause, les trois principes de l’IM évoqués dans cet article n’impliquent aucunement que les actions sociales soient réduites à une dimension psychologique, même si la psychologie peut jouer un rôle important.
38Les efforts pour déduire directement d’une psychologie évolutionnaire l’ensemble des normes sociales constitutives de la société se font souvent au prix d’une uniformisation de ces normes et d’une réduction drastique de la variation historique, comme on le voit dans les travaux de Pascal Boyer (2018). Il est intéressant et important d’essayer de repérer ce qu’il y a de stable et de relativement invariant dans les normes sociales, mais cela ne doit pas se faire au détriment d’une attention à l’importance des variations sociales. Les psychologues qui prennent au sérieux la variation historique des normes mettent alors quant à eux l’accent sur des facteurs contextuels (comme le développement de l’État) et non sur des évolutions de la psychologie en tant que telle : ce sont donc les variations institutionnelles et contextuelles qui sont déterminantes, comme on le voit dans l’analyse de l’évolution historique vers une diminution de la violence telle qu’elle est proposée par Steven Pinker (2011) qui se réfère à Norbert Elias pour décrire la logique de cette évolution. Finalement, et un peu paradoxalement, un résultat typique et fondamental de la littérature psychologique est de mettre en évidence la variation des normes sociales et des représentations qui leur sont associées (Henrich et al., 2001 ; 2010), rendant nécessaire alors une explication de ces variations par référence à des contextes sociaux variés.
39Eu égard au développement spectaculaire de la psychologie cognitive et à son entrée en force dans les sciences sociales, en particulier dans la science économique, il convient d’évoquer plus précisément en quel sens l’individualisme méthodologique (c’est-à‑dire, ici, les trois idées de base évoquées précédemment) n’implique pas un réductionnisme psychologique, mais est lié partiellement à la psychologie.
40En un sens très large, toutes les représentations, individuelles ou collectives, relèvent inévitablement d’une « psychologie », à partir du moment où elles n’existent que parce que nous avons un cerveau qui leur permet matériellement de se manifester et de se développer. Il y a là un sujet qui ne relève pas de la sociologie, mais de la neurologie d’un côté, et de la philosophie de l’esprit de l’autre : comment passe-t‑on d’un tissu neuronal au caractère vécu des représentations ? Cette réalité incontestable (si l’on ne se situe pas dans la perspective métaphysique d’une âme immatérielle radicalement séparée de toute matérialité) de l’existence d’un fonctionnement neuronal des représentations, théorisée par exemple par Antonio Damasio (1994), a alors trois conséquences théoriques majeures pour les sciences sociales.
41La première est que toute la diversité culturelle et sociale des représentations et des normes est nécessairement permise par ce fonctionnement neuronal et est compatible avec lui, puisque d’une part, toute représentation a un fonctionnement neuronal, et qu’il y a clairement, d’autre part, une importante variation culturelle et sociale de ces représentations et de ces normes. En d’autres termes, la nature humaine, dans sa dimension neuronale et physiologique, permet la variation culturelle, de manière évidente.
42Cela n’a donc pas de sens d’opposer le biologique au social comme on le fait fréquemment car, de fait, la « biologie » de l’espèce humaine, à travers le fonctionnement de son cerveau, permet en réalité une diversité culturelle très forte et une variation des représentations et des situations sociales. Mais cette diversité forte n’implique pas que l’on quitte le domaine du fonctionnement neuronal, puisque les cerveaux sont toujours là et permettent manifestement cette variation culturelle et sociale qui ne se fait pas dans une immatérialité métaphysique.
43Dès lors, l’enjeu n’étant pas d’opposer biologique et social, ou nature et culture, mais d’analyser la variation culturelle et sociale, dans le cadre de l’unité d’une espèce et de ses aptitudes, il s’agit de repérer d’une part, des invariants comportementaux structurants et d’autre part, des variations culturelles et sociales majeures, qui peuvent tous, invariants et variations, être rapportés à des structures de l’esprit, suffisamment souples et indéterminées pour permettre cette variation mais suffisamment formatées et déterminantes (comme le besoin humain de cohérence évoqué par Weber) pour contraindre l’esprit à des possibles limités.
44Il n’y a aujourd’hui aucune espèce de pacification et de consensus dans le domaine des sciences sociales entre une approche naturaliste dure et une approche constructiviste dure. La première cherche à déceler une origine des comportements sociaux dans une analyse neuronale et dans les mécanismes darwiniens qui les sélectionnent. Par exemple, une étude portant sur l’ADN de 13 000 Australiens (Hatemi et al., [2011] cités dans Jonathan Haidt [2012]) met en évidence une différence significative entre les gènes portés par les conservateurs et les libéraux. Ces gènes sont en rapport avec des neurotransmetteurs, le glutamate et la sérotonine, impliqués dans les réponses du cerveau à la menace et à la peur, elles-mêmes sélectionnées d’un point de vue évolutionnaire. Je ne suis pas en mesure d’évaluer la qualité de cette étude, mais on voit mal comment l’évolution et les fluctuations des comportements politiques en général, dans une population donnée, pourraient strictement correspondre à des différences de gènes, cela aurait quelque chose d’absurde. Par ailleurs, s’il convient d’insérer l’espèce humaine dans les mécanismes généraux de l’évolution, puisqu’elle en fait partie, il n’y a pas de raison de penser qu’ils pourraient expliquer à eux seuls le détail des variations des représentations et des normes sociales données historiquement, qui ne sont certainement pas interprétables seulement en termes d’adaptation de l’espèce à son environnement (Nagel, 2012). Dans le cadre de traits adaptatifs à un environnement, sélectionnés d’un point de vue évolutionnaire, il existe une grande variété de dispositifs historiques, sociaux et culturels qui demandent à être décrits et expliqués dans leur particularité.
45Mais cela ne doit pas conduire, en sens inverse, à une approche radicalement constructiviste qui ne s’appuierait sur aucun point stable des comportements. Les descriptions et les explications en sciences sociales se réfèrent à des compétences relativement stables chez les acteurs étudiés (mais aussi chez ceux qui les étudient). Le besoin de cohérence, déjà évoqué précédemment, est ainsi quelque chose qui permet d’interpréter à la fois les discours savants et les comportements analysés par ceux-ci. Certes, il y a une évolution historique de la notion de cohérence, et des conditions sociales différentes qui favorisent plus ou moins la recherche de cohérence, mais il serait difficile de se passer d’une telle notion pour analyser un très grand nombre de comportements, au-delà de la diversité culturelle.
47Sur cette base, il y a alors trois approches disponibles pour l’interprétation des représentations et des comportements qui leur sont associés : se référer soit à une psychologie inconsciente, soit à une rationalité, soit enfin à des normes sociales particulières qui seraient admises tacitement par les acteurs, sans réflexion directe sur leur pertinence. Ces trois approches sont fréquemment opposées, et elles peuvent en effet être opposées de manière légitime pour l’interprétation locale de certains phénomènes sociaux. Mais il est possible également de dessiner un cadre théorique où ces différents aspects s’articulent et se complètent, la complexité d’une interprétation donnée tenant à l’interpénétration de ces différents aspects. C’est ce que je voudrais essayer d’esquisser ici en soutenant trois propositions :
481. Les émotions et les biais jouent un rôle dans la vie sociale, mais ils n’interviennent pas seuls : les émotions sont le plus souvent associées à des représentations et à des normes sociales qui ont un rôle spécifique et les orientent dans certaines directions. Les biais eux-mêmes présupposent des normes dont l’origine est souvent impensée dans la littérature psychologique.
492. Les normes sociales jouent un rôle central dans la vie sociale, et affectent les décisions individuelles. Les acteurs individuels ne sont pas dans une situation où ils cherchent à reconstruire en permanence les normes sur une base rationnelle : ils tendent à accepter tacitement de nombreuses normes disponibles qui, pour eux, vont de soi, sur la base des représentations collectives en vigueur dans les groupes donnés.
503. La rationalité est cependant impliquée dans la constitution des normes sociales et des représentations leur donnant sens : il ne s’agit pas d’une rationalité parfaite et accomplie, mais d’une démarche, fondée sur des raisonnements, qui peut conduire à des représentations erronées ou inadéquates. En même temps, ces représentations sont partagées et construites collectivement – elles sont donc celles de groupes – et les émotions liées à la solidarité de ces groupes, ou à la désirabilité des différentes options sociales, jouent un rôle en retour dans le renforcement des normes sociales. Il y a alors une dynamique de la rationalité, qui tantôt se stabilise en des représentations partagées relativement non contestées, tantôt conduit à leur remise en cause et à la recherche de nouvelles représentations acceptables.
L’articulation entre normes sociales, émotions et rationalité
51La psychologie contemporaine insiste beaucoup sur une dimension inconsciente du comportement : cela concerne la dimension prérationnelle des intuitions morales (Haidt, 2012), l’importance des biais dans les raisonnements et les perceptions (Kahneman, 2011), et la force des émotions qui leur sont associées (Turner, 2007). Par exemple Haidt va mettre en évidence le fait que les justifications apportées au refus de l’inceste, qui sont généralement de type conséquentialiste, ne peuvent pas rendre compte des sentiments profonds d’aversion (chez les étudiants américains interrogés) à l’égard de relations sexuelles protégées (avec préservatif) entre frère et sœur. Les gens sont dégoûtés par l’inceste et disent qu’il est inacceptable à cause des risques de malformation des enfants. Un tel risque n’existe pourtant pas lorsque les relations sexuelles sont protégées, bien que l’aversion (typiquement) soit présente. Haidt considère alors que ce sont les émotions qui seraient fondamentalement responsables des jugements (et non l’inverse). Les émotions, elles-mêmes issues d’un processus évolutionnaire de sélection, seraient ainsi responsables de comportements sociaux et de normes sociales donnant lieu ex post à des tentatives de justification.
52Les émotions sont en tout état de cause un phénomène central des comportements humains et sociaux et ne peuvent être ignorées, avec leur dimension corporelle évidente : nous rougissons ainsi, ce qui semble n’exister que dans l’espèce humaine (Boehm, 2012). Elles ont une dimension fortement involontaire : si une personne qui a le trac a les mains moites, elle ne choisit pas d’avoir les mains moites (ni d’ailleurs d’avoir le trac), c’est quelque chose qui est impossible. Toutefois, l’importance des émotions ne signifie pas que les représentations sociales leur soient réductibles. On peut noter ainsi que les émotions sont fréquemment associées à des croyances et à des représentations : le fait d’avoir peur en avion est lié à la crainte que l’avion s’écrase ; mais si l’on apprend que le transport aérien est très sûr, en principe (mais il n’est pas sûr que l’on y parvienne effectivement) on devrait pouvoir réduire sa peur car elle dépend d’une croyance pouvant être modifiée rationnellement. Par ailleurs, les émotions sont liées à des normes sociales et à des représentations validant celles-ci. Par exemple, quelqu’un qui est favorable à la peine de mort pourra défendre celle-ci avec enthousiasme, et accepter peut-être avec sérénité le spectacle d’une mise à mort. Au contraire, une personne hostile à la peine de mort pourra difficilement supporter une telle exécution, qui suscitera son indignation et son dégoût. Il y a donc une relative autonomie des représentations par rapport aux émotions, et une incidence des représentations collectives (et des normes sociales) sur les émotions considérées comme légitimes dans un contexte social particulier. Il est possible de considérer que des émotions comme l’indignation ou le désir de vengeance jouent un rôle dans les positions vis-à-vis de la peine de mort. Mais il serait manifestement exagéré de considérer que toute la réflexion sur son caractère acceptable ou inacceptable dérive d’émotions non réfléchies : il y a bien une dimension au moins partiellement réfléchie des prises de position à cet égard, et une dimension de raisonnement relativement autonome. Par exemple la bienveillance ou l’hostilité émotionnelles vis-à-vis des immigrés est en partie liée à des représentations sur le caractère économiquement avantageux ou désavantageux de l’immigration : les raisonnements et les émotions sont relativement indépendants, même s’ils peuvent se renforcer les uns les autres.
53Les émotions sont aussi associées à des normes sociales comme cela avait été mis en avant par Marcel Mauss (1969 [1921]). Elles sont donc en partie indépendantes, en partie dépendantes de normes sociales variables qui les orientent vers certaines attitudes. Cela montre l’importance des normes sociales dans la vie habituelle des acteurs qui s’y réfèrent tacitement sans les interroger. Les individus ne sont quasiment jamais dans une position surplombante, ni ne disposent d’une information complète sur la situation où ils se trouvent, ou ne sont aptes à conduire une parfaite délibération sur leurs objectifs. Les normes sociales jouent un rôle considérable à la fois dans la détermination des objectifs usuels, et de la connaissance des moyens permettant de les atteindre, des représentations et des valeurs en vigueur. Les normes sociales ne s’établissent pas nécessairement sur la base d’un choix délibéré. Les processus d’imitation jouent un rôle important dans leur mise en place (Henrich, 2016). Ainsi, pour expliquer la prévalence d’une alimentation épicée dans les pays chauds, il n’y a pas besoin de supposer une connaissance effective du pouvoir des épices sur la destruction des agents pathogènes portés par la nourriture. Un mécanisme simple permet d’expliquer la prévalence d’une norme : les jeunes imitent les personnes âgées qui sont des modèles de sagesse ; si les personnes qui mangent de la nourriture épicée vivent légèrement plus longtemps que les personnes qui n’en mangent pas, elles auront plus de chances d’être imitées car elles seront tendanciellement plus nombreuses ; progressivement, de manière non voulue, et par la combinaison d’un mécanisme de sélection et d’un mécanisme d’imitation dont les effets sont congruents, une population donnée se retrouvera dans une situation où tout le monde mange de la nourriture épicée (Henrich, 2016). La norme pourra ensuite être renforcée, sans que personne ne connaisse l’origine de celle-ci et les processus de sa mise en place.
54Par ailleurs, les normes sociales partagées pourront susciter un sentiment de solidarité, face à d’autres groupes ne partageant pas ces normes. C’est comme cela que l’on doit faire, et pas autrement. Le conformisme normatif est une des grandes régularités sociales, portant sur les objets les plus divers, comme l’alimentation (Fiske, 1991). Les normes suivies sont les bonnes normes pour ceux qui y adhèrent.
55Toutefois, les normes sont elles aussi associées à des raisonnements et à des représentations, plus ou moins précis et développés, et impliquant une compétence rationnelle, qui est alors inévitablement présente dans la vie sociale. Il faut avoir une conception complète et complexe de la rationalité, clairement irréductible à la seule recherche d’intérêts égoïstes (Boudon, 2009 ; Demeulenaere, 2014). D’un côté, la rationalité, qui est la capacité d’avoir des raisonnements justifiés donnant lieu à des décisions pertinentes, correspond à un aspect délibératif du raisonnement qui l’éloigne de réactions émotionnelles non réfléchies, et donc de ce sur quoi insiste la psychologie contemporaine : les émotions, les biais, les attitudes inconscientes. Mais, d’un autre côté, elle est aussi en réalité une compétence psychologique, liée elle-même à des émotions. Il y a là un thème ancien, au moins depuis Hume, de la littérature relative aux raisonnements. En effet, nous ne choisissons pas fondamentalement d’être ou non rationnels, la rationalité s’impose à nous, nous réfléchissons et sommes impliqués dans des raisonnements, plus ou moins développés, visant la pertinence, même s’il existe par ailleurs des cadres sociaux qui favorisent plus ou moins fortement l’accent mis sur la rationalité délibérative. La rationalité est une compétence humaine qui est liée au fonctionnement de l’esprit humain et qu’il ne choisit pas. Les normes associées à la rationalité ne sont pas librement (encore moins arbitrairement) imposées par l’esprit humain à lui-même, elles s’imposent à lui de manière contraignante et de manière transculturelle : c’est le sens même de l’idée de rationalité, même si elle conduit aussi massivement à des erreurs et à des jugements inadéquats (Boudon, 1990). Les principes de raisonnement et les évidences rationnelles s’imposent à nous, dans les limites de notre situation et de notre information, de nos compétences inégales, liées notamment à la diversité et à l’inégalité des positions sociales. Mais, si nous pensons que deux et deux font quatre, il nous est extrêmement difficile, et en réalité impossible, de penser que deux et deux font cinq. Comme Hume (1982 [1758]) l’avait bien indiqué, il y a une sorte de « pression » de l’esprit qui nous fait reconnaître les évidences rationnelles – mais aussi les erreurs qui paraissent vraies : nous endossons des erreurs parce qu’elles nous paraissent vraies (Boudon, 1990). La notion d’« évidence » à laquelle se réfère Weber renvoie à cette pression de l’esprit qui lui fait admettre certaines choses et pas d’autres, compte tenu de son fonctionnement. L’effort de persuasion d’autrui et de justification de soi auprès d’autrui tel qu’il est caractérisé par Hugo Mercier et Dan Sperber (2017) présuppose inévitablement et antérieurement des normes de rationalité qui permettent précisément de parler de rationalité : la recherche de la pertinence.
56Certes, plus les objets à analyser sont complexes, plus la pluralité des raisonnements pertinents rend difficile l’émergence d’une évidence rationnelle ultime, jusqu’à l’éventualité d’une cacophonie interne à l’individu ou à un débat entre plusieurs individus.
57Mais outre cette dimension de pression interne de la rationalité, interfèrent deux dimensions supplémentaires. D’une part, le fait que les objets d’analyse, de croyance ou de représentations sont eux-mêmes chargés émotionnellement et suscitent désirs ou aversions (Elster, 1999) ; et d’autre part, le fait que, si l’analyse d’une situation se fait sur la base de compétences universelles et en ce sens individuelles, naturelles et psychologiques, constitutives d’une aptitude humaine à la rationalité orientée vers la pertinence et la validité universelle des résultats, elle se fait aussi toujours dans le cadre d’une inscription sociale de la rationalité (Durkheim, 1960 [1912]). Les croyances sont des croyances partagées, et cette dimension collective joue un rôle prépondérant dans la formation des représentations sociales, au point que, en dépit de son aspiration à l’universalité, la rationalité peut aussi conduire à des phénomènes de groupe.
58Il y a fondamentalement deux orientations différentes des représentations et des normes collectives eu égard à la question de la rationalité dans son interaction avec les groupes. Soit les normes sont directement associées à des représentations qui impliquent des délibérations rationnelles, soit les elles sont extérieures à des questions de jugement rationnel. C’est le cas, par exemple, des langues, cas éminent des normes de coordination à l’intérieur d’un groupe.
59Tout groupe a besoin, pour communiquer, d’une langue commune. Il s’agit d’un ensemble de normes partagées. Ces normes sont par définition supra-individuelles, d’une part car elles sont partagées, et d’autre part car elles ne peuvent dériver d’un individu seul. Cette langue commune peut de surcroît donner naissance à un sentiment d’appartenance au groupe qui la partage. Sa définition ne dérive cependant pas d’une rationalité directe du choix des conventions impliquées : il est indifférent que le soleil soit de genre masculin, comme en français, féminin, comme en arabe, ou neutre comme en anglais. L’essentiel est que les acteurs puissent se coordonner grâce à des usages communs qu’ils respectent. Il y a là donc un usage collectif, qui n’est pas dérivable des individus en tant que tels, mais qui présuppose chez eux une compétence à adopter de tels usages communs, à respecter des normes communes, et à accepter un usage particulier arbitraire. L’existence de ces normes communes est de surcroît généralement liée à un renforcement de la confiance entre les partenaires d’une interaction (Granovetter, 2017), et à l’existence de sentiments de solidarité face à d’autres groupes partageant des normes différentes.
60Mais, d’un autre côté, il y a des normes qui impliquent directement des raisonnements, portant par exemple sur la légitimité ou non de la peine de mort. Contrairement aux normes sociales de groupe qui n’impliquent pas une dimension de rationalité, et qui dérivent seulement de la nécessité d’une coordination des membres du groupe concerné (défini précisément par ces usages particuliers), les raisonnements ont, par nature, une vocation elle-même universaliste par principe, et non limitée à un usage local : les raisonnements visent la validité en soi, pour quiconque, comme l’indiquait Weber. C’est le sens d’un raisonnement : viser la pertinence. Les raisonnements sont néanmoins aussi contextuels : la peine de mort ne signifie pas la même chose dans une société où il n’y a pas de prison et dans une société où les prisons sont institutionnalisées comme mode de châtiment. Des croyances existent de surcroît sur l’efficacité ou non de la peine de mort en termes de dissuasion. Il y a alors un débat sur la légitimité des sanctions, et des raisons de penser que la peine de mort est inacceptable, à partir du moment où, en particulier, le châtiment ne doit pas apparaître comme une vengeance, même s’il existe des sentiments de vengeance. Toujours est‑il que la complexité de ce sujet conduit à l’existence d’opinions différentes à son égard.
61Ce qu’il convient de souligner est que la discussion rationnelle, en dépit de sa visée universaliste vers des jugements pertinents, peut par principe souvent conduire à des opinions diverses, dont on peut penser que certaines sont erronées ou inadaptées, eu égard à la complexité des sujets impliqués et à la possibilité – ici postulée par principe – d’une solution pertinente « ultime ». Mais les opinions sont nécessairement jugées pertinentes par ceux qui y adhèrent, dans leur situation, qui est inévitablement une situation d’information limitée – sinon ils n’y adhéreraient pas. Ces représentations, « inadéquates » ou « adéquates », sont définies dans une interaction, à partir du moment où un individu dans l’incertitude s’appuie sur les opinions d’autres individus pour définir la sienne. Le plus souvent, les opinions sont partagées à l’intérieur de groupes justement définis par le partage de ces mêmes opinions.
62Dès lors, comme pour une langue, des usages communs se définissent : nous, les membres de tel groupe, nous pensons cela. De surcroît, des émotions de groupe vont fréquemment être associées à ces représentations collectives, en sorte que l’identité du groupe est souvent impliquée dans les convictions individuelles partagées. Des groupes distincts pourront alors s’opposer sur la base de la différence de leurs représentations. Des émotions associées aux représentations seront renforcées, qui ont donc quatre sources distinctes : celle dérivant de la pression cognitive de l’évidence conduisant à la conviction d’avoir raison ; celle liée à l’engagement subjectif vis-à-vis de cette conviction ; celle portant sur la désirabilité des objets des représentations ; celle enfin correspondant à la fidélité à un groupe de référence soutenant ces représentations et étant fréquemment à l’origine, pour un individu donné, de la représentation partagée.
63Ainsi, des représentations par principe rationnelles, au sens où elles engagent des capacités de raisonnement visant la pertinence, peuvent en même temps, eu égard à la complexité des sujets, et au caractère le plus souvent intersubjectif de la constitution des représentations, parvenir à un conflit entre groupes opposés soutenant des représentations différentes. Dès lors, il n’y a pas d’opposition entre dimension individuelle et dimension collective, puisque les deux sont liées. Mais l’existence de représentations collectives présuppose inévitablement des adhésions individuelles plus ou moins réfléchies et leur logique.
64Ceci permet d’ailleurs d’indiquer que la formation des groupes n’a pas besoin, pour être expliquée, d’une base naturelle forte : il est commun désormais dans la littérature naturaliste de se référer à une telle base naturelle de la formation des groupes, qui reposerait sur un instinct grégaire issu d’un processus évolutionnaire. Il y a alors une réinterprétation naturaliste de Durkheim et de la spécificité des groupes (Haidt, 2012). Elle permettrait d’expliquer les nombreuses expériences révélant un esprit de groupe (Sherif, 1966 [1936] ; Akerlof & Kranton, 2010), et une préférence typique pour les membres de son groupe, qui avait aussi été théorisée par Weber dans la distinction entre éthique à usage interne et éthique à usage externe. Le raisonnement se constitue en plusieurs étapes : les normes de réciprocité sont indispensables à la coopération ; elles se font à l’intérieur de groupes où sont précisément respectées ces normes de réciprocité. Pourquoi ? Le raisonnement évolutionnaire indique que les groupes solidaires tendent à dépasser en efficacité adaptative les groupes non solidaires. Dès lors, les individus disposés à appartenir à des groupes solidaires sont plus nombreux, et cela expliquerait le fait que nous avons tendance à développer une solidarité de groupe (Greene, 2013). Cela peut concerner le développement de l’espèce humaine, plus solidaire que d’autres espèces, en particulier que les chimpanzés (Boehm, 2012). Mais cela peut être associé à l’histoire d’une évolution interne à l’espèce : les individus capables de solidarité de groupe vont être plus nombreux que ceux qui en sont incapables, car ils sont plus adaptés (Tomasello, 2017). Ces raisonnements naturalistes laissent de côté toutefois le fait que les groupes n’ont aucune base ontologique forte. Les frontières des groupes, le périmètre des coalitions, la définition des identités, sont essentiellement variables, et donc parler d’une dimension naturelle forte des groupes est arbitraire. L’appartenance à des groupes dépend de représentations et de raisonnements qui peuvent faire évoluer leurs limites de manière considérable et conduire à des conflits des sentiments d’appartenance. Les raisonnements peuvent par ailleurs orienter vers la nécessité de coopération universelle, même si elle est difficile à mettre en place.
65Dès lors, les trois principes de base de l’IM (seuls les acteurs agissent, les corrélations statistiques doivent donner lieu à des explications en termes de mécanismes impliquant les acteurs, et il y a ultimement référence à un sens « individuel ») sont compatibles aussi bien avec des interprétations des comportements insistant sur des dimensions psychologiques, que sur l’acceptation tacite de normes sociales ou sur les capacités rationnelles des acteurs. Ces trois perspectives peuvent donner lieu à des représentations collectives auxquelles les émotions sont souvent associées. Les normes sociales sont alors associées à des émotions qu’elles orientent dans certaines directions, et la rationalité individuelle peut conduire à des représentations collectives qui paraissent acceptables dans une situation donnée, pour certains groupes d’acteurs.
66Ces trois perspectives interprétatives peuvent entrer en conflit. C’est pourquoi il y a, fondamentalement, une indétermination de l’IM : recourir à ses principes ne permet pas d’avoir toute faite la solution pour expliquer les comportements et situations sociales. L’IM n’est pas une clé explicative qui résout tous les problèmes. Il représente un ensemble de contraintes méthodologiques pesant sur les types d’explication acceptables, mais laisse ouverte la possibilité de concurrence entre plusieurs explications. Ainsi, la prohibition de l’inceste peut‑elle émaner d’une sélection de comportements déterminés dans une perspective évolutionnaire qui s’imposent inconsciemment à nous ; elle peut aussi relever au contraire d’une norme sociale variable culturellement, et renforcée différemment par des groupes différents ; elle peut enfin découler d’une réflexion rationnelle sur les conséquences jugées non souhaitables des pratiques incestueuses sur la base de connaissances factuelles. Les trois perspectives ne sont pas congruentes, mais concurrentes. La résolution de l’énigme de l’universalité des normes hostiles à l’inceste doit s’appuyer à la fois sur des données empiriques et sur des connaissances acquises, par ailleurs, à propos des comportements (Turner & Maryanski, 2005).
67Mais, en même temps, une compatibilité existe entre les trois perspectives, à partir d’un certain point de vue. Les acteurs ont des représentations sur une base rationnelle, quoique forcément limitée. Ces représentations sont généralement associées à des groupes qui les soutiennent, et donnent lieu à des émotions, à la fois issues de la rationalité, des désirs individuels et des désirs des autres membres du groupe. Les représentations collectives et les groupes sont compatibles avec les principes de l’IM. Toutefois, un principe fondamental est d’essayer de prendre en considération la pertinence (perçue) par les acteurs de leurs représentations (même si du point de vue de l’observateur elles sont erronées ou délirantes et nocives). C’est pourquoi il ne suffit pas de se référer à des principes inconscients car les représentations sont associées à des raisonnements et sont donc contraintes par la logique de ceux-ci.
Conclusion
68La réflexion épistémologique en sociologie est dans une large mesure orientée autour d’une opposition entre individualisme méthodologique et ce qu’il est convenu d’appeler holisme, ce dernier mettant en avant l’importance de l’existence d’institutions, de normes et de représentations collectives. Cet article a voulu montrer que les idées fondamentales de l’individualisme méthodologique, une fois écartées les réductions inappropriées à la psychologie ou à l’analyse économique, permettaient d’intégrer une analyse des institutions, des normes et des représentations collectives. Cela permet de progresser dans la direction d’une unité théorique de la sociologie, intégrant les apports des deux traditions jugées artificiellement irréductibles. Cette sociologie unifiée est distincte de la psychologie et de l’analyse économique, mais elle peut leur être articulée plus clairement. Cet article a essayé, en particulier, de montrer que la pratique de la rationalité, dans la mesure où elle conduit, le plus souvent, à l’affirmation de points de vue différents fondés sur des argumentations nécessairement partielles et relatives aux positions sociales des acteurs et à la limitation de leurs ressources, pouvait aussi être liée à la mise en place de groupes solidaires partageant les mêmes représentations et les mêmes normes. Mais elle conduit aussi tendanciellement à des perspectives critiques sur ces représentations et ces normes.
69Toutefois, cet article ne s’est pas attaqué, sur le fond, à la définition des normes de rationalité, à leur relation effective avec des comportements jugés prévisibles, ou non, dans certaines circonstances, avec le détail de la variation des normes, et leur interprétation possible dans des contextes sociaux particuliers. Il n’a pas traité en particulier la question des « raisons » au pluriel, et de leur articulation à l’idée de rationalité, et aux contextes sociaux particuliers. Tout ceci montre que les principes de l’IM évoqués ici ne règlent pas de manière définitive les problèmes : il s’agit uniquement de décrire une architecture générale du raisonnement.
Notes
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[1]
Cette idée n’est pas triviale puisqu’un auteur comme Harold Kincaid la conteste aujourd’hui (Kincaid, 1990).
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[2]
Dans ce passage cité, Weber ne parle pas directement de corrélations statistiques et de leur interprétation par le recours à des actions douées de sens, mais seulement de la question de savoir si des régularités observées dans les actions sociales peuvent être interprétées en termes de « règles sociologiques ». Mais il me semble que l’on peut extrapoler de ce passage l’importance des mécanismes interprétatifs, fondés sur des actions sociales, pour rendre compte des corrélations statistiques. C’est pourquoi j’utilise ici la formule un peu alambiquée de « à peu près explicite », puisque la citation de Weber ne correspond pas exactement à ce que je développe.
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[3]
Dans le cadre de cet article, aucune définition précise n’est proposée des notions complexes de représentations collectives, d’institutions, de normes ou de groupes. Cela serait en soi souhaitable, mais n’est pas possible dans les limites de cette contribution. L’article se contente d’évoquer, à la suite de Durkheim, l’existence de ces réalités sociales, pour essayer de les articuler aux trois idées constitutives de l’IM telles qu’elles ont été ici évoquées. Des définitions plus précises ne modifieraient pas l’argumentation principale.
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[4]
Cet exemple de l’inceste est ici mentionné en raison de sa popularité dans la littérature naturaliste évoquée plus loin, en particulier chez Jonathan H. Turner et Jonathan D. Haidt. Le présent article ne se prononce nullement quant à lui sur les origines des normes relatives à l’inceste, il insiste plus loin sur l’existence d’explications possibles concurrentes, sans trancher le débat.
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[5]
Il est intéressant de noter ainsi que dans le livre Capital et idéologie de Thomas Piketty (2019), il y a des références constantes à des sentiments de justice orientés vers la réduction des inégalités, même s’il n’y a pas de réflexion théorique sur ce que sont les sentiments de justice et leur origine, et sur leur articulation possible aux comportements économiques.