1L’individualisme méthodologique (IM) dont, en général, on fait de Max Weber le pionnier en sociologie et dont les représentants contemporains les plus connus dans la littérature anglophone sont Jon Elster (en sciences politiques et en philosophie) et James S. Coleman (en sociologie générale) et, dans la littérature francophone, Raymond Boudon, est l’objet, de façon toute récente, d’une nouvelle vague de critiques au sein de la philosophie analytique de langue anglaise. Celles-ci prennent indirectement leur source dans la tradition spécifique inaugurée par Karl Popper en philosophie des sciences sociales, et plus directement dans le tour très analytique que deux de ses disciples, John Watkins et Joseph Agassi, lui ont donné. Ces critiques, en même temps que la défense de certaines formes de holisme qui les accompagne souvent (Bouvier, 2020), méritent attention. Elles témoignent, en effet, d’un souci de rigueur linguistique, conceptuelle et logique parfois absent du débat francophone et dont quiconque est intéressé par le progrès de la connaissance en sciences sociales a en principe à gagner. Cependant, ces critiques souffrent d’un défaut majeur : elles proposent des définitions des perspectives en question (IM, holisme) qui, reconstruites, correspondent souvent fort peu à ce qu’on entend par les mêmes termes en sciences sociales (notamment en sociologie) ; de manière plus générale, elles ignorent à peu près complètement les débats effectifs au sein même de ces sciences. Les auteurs critiques de l’IM (tel que ceux-ci l’entendent) imaginent, de la même manière, les arguments que des tenants de l’IM (en leur sens) pourraient leur opposer pour défendre leur cause plutôt que d’examiner les arguments effectifs des chercheurs qui se réclament de l’IM. Ce qui accroît encore la confusion, c’est qu’il arrive pourtant à ces auteurs de citer, ici ou là, des énoncés tirés des économistes et des sociologues, classiques ou contemporains (Weber, Schumpeter, Coleman, Elster, etc.), pour illustrer leurs propres thèses – mais ces énoncés étant cités hors contexte, leur sens en est parfois transformé au point d’être méconnaissable.
2Il résulte de cette situation une sorte de joute intellectuelle, sophistiquée mais artificielle, qui suscite le regard au minimum réservé, parfois ahuri, souvent agacé des quelques chercheurs en sciences sociales qui s’y intéressent de près, en général des économistes (Hodgson, 2007 ; Sugden, 2016). À priori, un débat aussi scolastique, biaisé à la source, est stérile. Pourtant, si on cherche à comprendre d’où peuvent venir les déformations considérables que font subir aux positions effectives des sociologues et des économistes les philosophes de cette tradition, on peut être amené à repérer dans la formulation de celles-ci, même remises dans leur contexte, certaines équivoques qu’il s’avère dès lors utile de dissiper pour engager un débat plus constructif.
3Dans une première partie, je situe en quelques lignes les critiques spécifiquement post-watkinsiennes dans le contexte plus général des débats sur l’IM au sein de la philosophie des sciences sociales ; puis j’identifie deux définitions de l’IM comme particulièrement représentatives de la tradition analytique en question et qui me semblent reposer l’une et l’autre sur les mêmes confusions majeures, au nombre de deux, si l’on suit la définition de l’IM donnée par celui qui a introduit le terme – Joseph A. Schumpeter – en 1908, une définition qui est manifestement toujours considérée comme pertinente par des figures majeures de l’IM [1]. Dans une seconde partie, j’examine la première confusion, qui consiste à prendre pour un rejet des entités collectives ce qui n’est que suspicion à l’égard de l’usage des concepts d’entités collectives. La troisième partie est consacrée, quant à elle, à la dissipation d’une seconde confusion, laquelle consiste à ne pas clairement distinguer les entités collectives réelles des entités collectives purement nominales et, du coup, la méthode « individualiste » propre à l’IM d’une méthode qu’on peut bien aussi appeler « individualiste », mais qui consiste à rechercher au niveau microsociologique (c’est-à‑dire à celui des individus) l’explication des corrélations régulières entre certains agrégats statistiques, ce qui n’a plus rien de spécifiquement « schumpetérien ».
La tradition post-poppérienne et plus précisément « post-watkinsienne » en philosophie analytique des sciences sociales
4Les publications de Popper sur l’IM, notamment Misère de l’historicisme (1956 [1944-1945]) ont eu des prolongements dans des traditions très contrastées au sein de la philosophie des sciences sociales. L’une d’elles, d’inspiration wittgensteinienne, initiée par Peter Winch (2009 [1958]) et poursuivie en France par Vincent Descombes (1996), a pris d’emblée une allure critique. Une seconde, parallèle et tout à fait indépendante de la première, initialement très favorable à l’IM poppérien, au contraire de la précédente, émerge à la même époque, à travers une série d’articles de John Watkins (notamment 1994 [1957]), un disciple de Popper, et, dans une mesure moindre de Joseph Agassi (2012 [1975]), lui aussi poppérien, mais déjà critique de Watkins. L’un et l’autre veulent soutenir plus efficacement l’IM poppérien en lui donnant un tour plus analytique et donc en décomposant celui-ci en plusieurs thèses logiquement indépendantes, puis en dénombrant les arguments à l’appui des différentes thèses ainsi dégagées et les contre-arguments qu’on pourrait leur opposer (ils font de même pour ce qu’ils appellent « holisme »). Cette tradition post-watkinsienne resurgit aujourd’hui, mais dans le cadre, cette fois, d’une critique de l’IM, à la faveur de la réémergence, sur des fondements encore différents, ni poppériens ni wittgensteiniens, de formes de holisme subtiles, qui ne sont plus incompatibles avec l’IM (Gilbert, 1989, 1994 ; Tuomela, 1995 ; Pettit, 2004 [2003], 2014) [2]. Le débat est formellement très rigoureux, mais il souffre du défaut majeur que j’ai signalé en introduction : son détachement à l’égard des débats effectifs en sciences sociales [3].
5Un ouvrage collectif récent (Zahle & Collin, 2014a) tente de faire le point sur ces questions comme avait cherché à le faire quarante ans plus tôt John O’Neill (1973) dans un volume qui comportait des contributions de Watkins et d’Agassi. Cet ouvrage comprend des chapitres rédigés par un certain nombre d’auteurs de la tradition post-watkinsienne (notamment Epstein, 2014, 2015 ; Ylikoski, 2014, 2017 ; Zahle & Collin, 2014b ; Zahle, 2016), mais aussi d’auteurs situés au confluent d’autres traditions, notamment marxisantes (Kincaid, 2008, 2014 ; Little, 2014), et enfin d’auteurs venant de traditions étrangères aux deux traditions antipoppériennes, néo-holiste notamment (Pettit, 2004, 2014). Dans cette abondante littérature, un article de Julie Zahle et Harold Kincaid (2019), qui ont l’un et l’autre beaucoup écrit sur le sujet, interpelle tout particulièrement en raison de la forme d’interrogation directe de son titre : « Why to be methodological individualist ? ». Les auteurs prennent pour point de départ une définition qu’ils empruntent à Chr. List et K. Spiekermann, qui ne se présentaient pourtant pas comme des tenants de l’IM, mais qui visaient, comme beaucoup d’autres, à dépasser l’opposition entre IM et holisme – entreprise louable, mais dont l’issue est quelque peu compromise du fait qu’ils prennent les termes en question au sens watkinsien, comme on le vérifiera bientôt : « Crudely put, methodological individualism is the thesis that good social scientific explanations should refer solely to facts about individuals and their interactions » (List & Spiekermann, 2013 : 629). J’ai souligné le « solely », car l’essentiel du débat pour ces auteurs semble toujours concerner la question de savoir si l’explication en sciences sociales peut ou non se contenter de se référer aux individus (et éventuellement à leurs interactions) – ce qui caractériserait l’IM selon eux – ou si elle peut, voire doit, introduire d’autres éléments, ce qui serait censé caractériser le holisme. Les auteurs ne donnent pas de définition explicite du holisme dans leur article. Mais il est raisonnable d’aller chercher celle-ci dans un article écrit par l’un d’eux peu de temps auparavant. J. Zahle (2016) écrit ainsi : « Methodological holists engaged in this debate defend the view that explanations that invoke social phenomena (e.g., institutions, social structures or cultures) should be offered within the social sciences : their use is indispensable. Explanations of this sort are variously referred to as holist, collectivist, social (-level), or macro (-level) explanations » [les italiques sont de moi]. Cette définition paraît tout à fait congruente avec la définition de l’IM donnée dans l’article cosigné avec H. Kincaid au sens où elle en paraît le symétrique. Cependant J. Zahle (2016) ajoute, immédiatement à la suite, deux exemples d’explication « holistes » [4] : « They are exemplified by claims such as “the unions protested because the government wanted to lower the national minimum wage,” or “the rise in unemployment led to a higher crime rate”. » Or si le premier exemple correspond bien à la définition proposée – les syndicats et le gouvernement sont bien des institutions – il n’en est plus de même pour le second : l’élévation du taux de chômage ou celle du taux des crimes (quel que soit le lien qui existe ou non entre ces phénomènes sociaux) ne sont en tant que telles ni des institutions ni des structures sociales, même si on conçoit qu’elles peuvent être liées à celles-ci (le gouvernement pourrait par exemple avoir une politique économique et sociale différente). Le rapport des exemples à la définition ne semble tenir qu’à l’ambiguïté des termes « niveau social » ou « niveau macro », que l’on peut utiliser, en effet, pour désigner des niveaux ontologiques (premier exemple) ou des niveaux épistémologiques (second exemple) [5]. Dans son introduction au volume collectif, J. Zahle (2014b) met sur le même plan les deux genres de « phénomènes sociaux » (et d’autres encore tels que les normes et la culture) même si elle entend les distinguer : « Within the individualism-holism debate more generally, it is common to distinguish between various kinds of social phenomena. Some of the most frequently mentioned ones are : a) social organizations, as exemplified by a nation, a firm, and a university ; b) statistical properties like the literacy or suicide rate of a group of individuals […] » (ibid., p. 2).
6Que cette position n’est pas propre à ces deux auteurs, mais constitue un héritage de J. Watkins, se vérifie dans l’un des articles qui semble en arrière-fond : « Sociological holism means that some superhuman agents or factors are supposed to be at work in history » [les italiques sont de moi] (Watkins, 1994 [1957] : 442). Watkins ne précisait pas ce qu’il entendait ici par « agents supra-humains », mais ce qui s’en rapprocherait le plus, si l’on suppose que Watkins songe aux tout premiers débuts de la tradition individualiste (notamment à Weber), c’est probablement « l’Esprit du monde » de Hegel (1965 [1822 et 1828]), c’est-à‑dire la Providence divine ou encore « l’esprit du peuple » (Volksgeist), « l’esprit de la langue », expressions très répandues depuis Herder et Fichte, ou bien encore la « conscience collective » de Durkheim, que l’on peut tous envisager comme surplombant les acteurs sociaux. Mais l’élément le plus problématique réside plutôt dans le « ou bien des facteurs », peu mis en relief. Le sens de cette précision à priori anodine est cependant explicité par Watkins : « An example of such a superhuman, sociological factor is the alleged long-term cyclical wave in economic life which is supposed to be self-propeeling, uncontrollable, and inexplicable in terms of human activity ». Qu’une courbe économique, qui n’apparaît pourtant comme telle que sur un graphique, puisse exercer une contrainte sur des individus au même titre qu’un Dieu ou même qu’un groupe social (peuple ou groupe ethnique) est difficilement intelligible. Une telle idée semble simplement héritée du sens ancien du mot « loi », qui renvoyait à l’idée que c’est Dieu qui, tel un monarque, aurait décidé des lois qui régiraient l’univers.
7Julie Zahle et Harold Kincaid spécifient encore ce dont ils veulent débattre dans leur article, à savoir la pertinence respective de deux variantes de l’IM (elles sont notées respectivement MI1 et MI2), dans leur rapport au holisme méthodologique tel que les auteurs semblent le concevoir (Zahle & Kincaid, 2019, §2 : « Some preliminaries ») :
MI1 Individualists explanation alone should be put forward within the social sciences ; they are indispensable. Holist explanations may, and should, be dispensed with [j’ai souligné « alone »].
MI2 Purely holist explanations may never stand on their own ; they should always be supplemented by accounts of the underlying individual-level microfoundations [j’ai souligné « always »].
9Ce que j’ai souligné dans les citations précédentes, c’est ce sur quoi les auteurs concentrent leur attention dans tout leur article (de même que Chr. List et K. Spiekermann dans la définition initiale retenue par les auteurs). On peut reformuler les deux variantes de l’IM de la façon suivante : les explications « individualistes » sont nécessaires et suffisantes et les explications « holistes » sont superflues (première forme d’IM) ; les explications individualistes sont nécessaires même si les explications holistes peuvent être pertinentes (seconde forme d’IM). On a affaire, en quelque sorte, à une forme radicale et à une forme modérée d’IM. Les auteurs envisagent ensuite les arguments à l’appui de ces deux thèses. Mais une question préalable est de savoir si les deux formes d’IM ont le même sens selon qu’on entend par « holisme » une explication qui introduit la référence à des institutions, comme dans le premier exemple (les syndicats et le gouvernement) ou une explication qui introduit la référence à des considérations statistiques, comme dans le second exemple (le taux de chômage et le taux de criminalité) ; et, sinon, s’il ne faudrait pas, en croisant les critères, distinguer au minimum deux formes de MI1 (MI1a et MI1b) et deux formes de MI2 (MI2a et MI2b), donc quatre variantes de l’IM – à supposer que MI1 et MI2 fassent sens –, les deux distinctions se croisant en quelque sorte de façon orthogonale.
10Dans la suite de cette contribution, je vais me contenter d’envisager successivement deux variantes de ce qu’on appelle de façon générale la « méthode individualiste », l’une (MIa) correspondant à ce qui est en jeu dans l’exemple concernant syndicats et gouvernement et à laquelle seule, me semble-t‑il, on devrait réserver le terme d’« individualisme méthodologique », au sens schumpetérien, et l’autre (MIb), correspondant aux exemples concernant le taux de suicide en relation avec le taux de chômage ou bien le caractère cyclique des crises économiques, et qui n’a rien de spécifiquement conforme à l’IM (schumpetérien). De sorte que l’on rencontre, en sciences sociales, des chercheurs qui suivent la première méthode sans suivre la seconde, et réciproquement ; et des chercheurs qui suivent l’une et l’autre. J’en donnerai des exemples.
L’intention centrale de la tradition de l’IM sous sa forme logiquement primitive : la vigilance critique à l’égard de la « fallacy of misplaced concreteness » ; et sous sa forme dérivée : la méthode individualisante
11Voyons ce qu’il en est d’abord de la place que les institutions doivent ou ne doivent pas prendre dans l’IM selon les sociologues et économistes qui se réclament de l’IM en prenant notre point de départ dans la définition de Schumpeter. On s’apercevra ainsi qu’il y a déjà, dans les définitions de l’IM données par J. Zahle et H. Kincaid (ou avant eux, de façon plus surprenante puisqu’il est censé soutenir l’IM, J. Watkins) une première torsion. L’idée qu’il puisse y avoir une variante « radicale » de l’IM qui exclurait de prendre les institutions en considération n’existe pas, en effet, chez les sociologues et économistes de Carl Menger à Jon Elster [6].
12H. Kincaid, J. Zahle, aussi bien que B. Epstein et P. Ylikoski, de même aussi que Chr. List et K. Spiekermann (ou encore G. M. Hodgson) mentionnent tous que c’est J. A. Schumpeter qui a le premier introduit l’expression de « Methodological Individualism » dans un article de 1909. Certains, comme P. Ylikoski, notent même que l’équivalent allemand « Methodologische Individualismus » a été introduit un peu auparavant dans un livre (Schumpeter, 1998 [1908]). Mais ils n’en disent en général guère plus ; Geoffrey M. Hodgson (2007), par exemple, se contente de dire, ce qui est déjà précieux, que la conception watkinsienne et post-watkinsienne est très éloignée de celle de Schumpeter et il semble penser que la définition schumpetérienne ne correspond plus à aucun sens actuellement en vigueur. Je crois au contraire que l’on peut mettre en évidence un fil « schumpetérien », et même le dérouler, à la fois en amont vers Carl Menger et Max Weber et en aval vers Friedrich A. Hayek, Raymond Boudon, Jon Elster et, plus allusivement, James S. Coleman. Pour ce faire, je ne suivrai pas l’ordre chronologique, car certains éclairages rétrospectifs s’avèrent précieux ; en revanche, je parcourrai la tradition proprement économique et la tradition sociologique successivement, car celles-ci sont largement autonomes, même si elles s’entrecroisent parfois intimement.
13On trouve ainsi formulée chez ces divers auteurs ce qu’ils tiennent pour l’intention centrale de l’IM ; cette intention centrale a elle-même, semble-t‑il, à les lire de près, deux formes : l’usage de la méthode individualiste proprement dite ou « individualisante » (si l’on suit la traduction, judicieuse, d’Économie et société), mais cette forme n’est toutefois elle-même que dérivée, logiquement parlant, d’une attitude méthodologique plus primitive, qui consiste en une vigilance aigüe à l’égard des paralogismes de réification abusive des concepts – et notamment (mais pas seulement) de réification abusive des concepts collectifs. Ce qui veut dire que ce qui est récusé ce n’est pas le recours aux entités collectives, telles que les institutions ou les structures sociales, mais l’usage sans précaution des concepts collectifs (et des concepts en général) et le risque considérable alors encouru d’introduire des pseudo-entités dans l’explication. C’est là une différence d’orientation considérable dans la caractérisation de l’IM par rapport à celle de la littérature post-watkinsienne.
Dans la tradition proprement économique
14La première partie du chapitre VI, intitulé « Der Methodologische Individualismus », de Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie publié par Schumpeter en 1908, distingue l’individualisme méthodologique de l’individualisme politique – c’est la seule partie qui est retenue par les rares philosophes qui citent ce chapitre (par exemple Ylikoski, 2017). Pourtant, c’est la seconde partie qui expose « l’essence » même ou, plus prosaïquement, « la nature » de l’IM (« Wesen des methodologischen individualismus »). Cette essence de l’IM, c’est bien pour Schumpeter la critique des concepts collectifs – Schumpeter parle de « concepts » (Begriffen) et non pas d’entités collectives. Il s’emploie même à distinguer deux groupes de concepts collectifs (die beiden Gruppen von „sozialen” Begriffen in der Theorie) qui méritent la critique et il donne à chaque fois des exemples. La première liste comprend les concepts de revenu national (Volkseinkommen), de patrimoine national (Volksvermögen) et de capital social (Sozialkapital) ; la seconde le concept de valeur sociale (sozialer Wert) et ceux qui lui sont apparentés, sans que Schumpeter s’étende sur la raison de ce partage (Schumpeter, 1998 [1908] : 97-98). Schumpeter renvoie alors à l’article à paraître dans la livraison du Quarterly Journal of Economics de 1909 comme développant plus particulièrement la critique du concept de « social value » (traduction de sozialer Wert).
15L’analyse plus précise de l’exemple du concept de « valeur sociale » proposée dans l’article du Quarterly est très éclairante sur certains des enjeux du contexte, parfois internes à l’école autrichienne – par exemple sur la manière de conceptualiser le socialisme comme alternative au communisme (Littlechild, 1990 ; Boettke, 1994 ; Antiseri, 2005) : il s’agissait notamment, pour Schumpeter, de montrer que le concept de « valeur sociale » n’avait aucun sens en économie sauf dans un pays qui serait communiste (au sens où il y aurait, dans ce pays, collectivisation de la production), car l’État n’est pas une unité d’action en économie – sauf dans un pays communiste ; les unités d’action sont forcément des seuls individus (ou des quasi-individus comme le sont, en principe, les ménages et les entreprises), sauf en pays communiste et on ne peut donc parler que de la valeur économique qu’un bien prend pour des individus (ou des quasi-individus), non pour l’État ou la nation, et donc de « valeurs individuelles ». Ce que sont, en revanche, les États, ce sont des unités d’action politiques ; on en infère donc qu’il n’y aurait pas d’objection à parler des valeurs proprement politiques d’un État bien circonscrit. Le critère est donc celui-ci là : un concept collectif est légitime quand et seulement quand il renvoie à une unité d’action, laquelle peut manifestement, selon le critère proposé, être encore éventuellement décomposable en sous-unités [7].
16Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que F. A. Hayek – dans la courte préface qu’il donne à la traduction anglaise, très tardive, de ce chapitre VI –, y voit « the classical exposition » [je souligne] et « one of the most explicit exposition of the Austrian School’s Methodological Individualism » (Hayek, 1980 : 160 ; commenté par Antiseri, 2005 : 254). Et c’est chez Hayek (1953 [1952]) lui-même que l’on trouve une explicitation encore plus nette de la forme logiquement primitive de l’intention centrale de l’IM, dont Schumpeter (1998 [1908]) dessinait le cadre général et donnait un exemple particulier (Schumpeter, 1909). Hayek écrivait alors, en prenant cette fois l’exemple de concepts partagés par les profanes : « Ce sont les idées que l’esprit populaire s’est faites sur des agrégats tels que la “société” ou le “système économique”, le “capitalisme” ou “l’impérialisme”, ou telles autres entités collectives que le chercheur doit dans les sciences sociales regarder comme de simples théories provisoires, des abstractions populaires et qu’il ne doit pas prendre à tort pour des faits. Qu’il s’abstienne logiquement de traiter ces pseudo-entités comme des “faits” […] » (Hayek, 1953 [1952] : 52). Plus loin, au chapitre suivant, il écrira : « Le réalisme naïf […] suppose sans esprit critique que là où des concepts sont couramment utilisés doivent aussi exister les choses “données” et précises qu’ils décrivent » (ibid., p. 83). Une phrase avant, F. A. Hayek parle des « victimes de l’erreur du “réalisme conceptuel” (rendue familière par Whitehead [sous la dénomination de] fallacy of misplaced concreteness) » (ibid.). Dans une note de la même page, il fait le lien avec la méthode individualiste de C. Menger (1883), en renvoyant à un passage des Untersuchungen : « Nous avons affaire [en sciences sociales] à des individus, chacun poursuivant [ses] ambitions respectives – ce seront les derniers sujets de notre analyse de nature empirique » (cité dans Hayek, 1953 [1952] : 54).
Dans la tradition sociologique
17Raymond Boudon joue, plus tardivement, par rapport à Weber, un rôle analogue à celui joué par Hayek à l’égard de Schumpeter et de Menger. En exergue du dictionnaire qu’il a co-écrit avec François Bourricaud est en effet citée une lettre célèbre de Max Weber à Robert Liefman de 1920, dans laquelle Weber écrit : « Si je suis finalement devenu sociologue […] c’est essentiellement afin de mettre un point final à ces exercices à base de concepts collectifs [Kollectivbegriffen] dont le spectre rôde toujours. En d’autres termes : la sociologie, elle aussi, ne peut procéder que [je souligne] des actions d’un, de quelques, ou de nombreux individus séparés. C’est pourquoi [je souligne] elle se doit d’adopter des méthodes strictement “individualistes” [individualistisch in der Methode] ». Cette lettre est capitale non seulement parce qu’elle atteste encore une fois que ce à quoi les tenants de l’IM s’opposent, de Schumpeter à Hayek et de Weber à Boudon, ce ne sont pas aux entités collectives en tant que telles (institutions diverses telles qu’État ou entreprises, et structures sociales telles que capitalisme ou impérialisme) – ils s’opposent seulement à l’usage incontrôlé des concepts collectifs parce que ceux-ci peuvent renvoyer à des pseudo-entités collectives – mais aussi parce que cette lettre exprime très clairement le rapport logique du principe dérivé (la méthode individualiste) au principe primitif (le rejet des « exercices à base de concepts collectifs ») [8].
18Dans le passage d’Économie et société où il revient sur cette question, Weber vise plus particulièrement le fait que le concept d’État ne renvoie pas forcément à la même chose (ou : aux mêmes entités) dans l’usage profane et dans l’usage savant, et pas non plus à la même chose en droit et en sociologie, de sorte que l’entité à laquelle le concept d’État, tant qu’il n’est pas spécifié, renvoie est une chimère (Weber, 2003b [1922], t. 1 : 41-43). Dans les Essais sur la théorie de la science, il écrit encore : « […] la nature particulière […] de notre pensée […] fait que les concepts par lesquels nous saisissons une activité laissent apparaître celle-ci sous la forme d’une réalité durable, d’une structure chosifiée ou d’une structure “personnifiée” ayant une existence autonome » (Weber, 1992 [1922] : 318, 319). Suivent les exemples des concepts d’État, d’association et de féodalité. Ce que Weber fustige ici, c’est le « biais cognitif » à la source de la fallacy of misplaced concreteness [9]. La pratique effective de Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, donc dès 1904, quatre ans avant la première publication de Schumpeter sur le sujet, va elle-même exactement dans ce sens. Weber en effet y donnait une analyse de ce qu’il appelait ironiquement, en utilisant les guillemets dans la première édition, « l’esprit » du capitalisme (auquel l’ouvrage précédemment cité de Hayek [1953 (1952)] semble pour ainsi dire se rapporter, puisqu’il visait notamment le concept de capitalisme) ; pour ce faire, Weber analysait minutieusement les opuscules écrits par Benjamin Franklin, considéré comme individu typique d’une manière de penser partagée par des milliers ou des millions de personnes, véritables « unités d’action » du « capitalisme ». Cela n’empêchera pas Weber de réintroduire, dans Économie et société, le concept de capitalisme lui-même, donc un concept collectif, ni de référer à des entités collectives, comme celle d’État, mais en faisant alors de ces concepts un usage étroitement circonscrit (voir par ex. : Weber, 2003b [1922], t. 1 : 232-245).
19Raymond Boudon est également particulièrement proche de Schumpeter et de Hayek quand il écrit, dans L’Idéologie : « Quant aux méthodes holistes, elles tendent lorsqu’elles sont érigées en idéal, à gommer [l’acteur] purement et simplement, en le réduisant à n’être, selon une mémorable formule, qu’un “support de structure” » (Boudon, 1986 : 288, 313 note 11). Boudon a certainement plus particulièrement en vue, étant donné l’ensemble de son œuvre, le rôle accordé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron aux « structures sociales » qui semblent souvent, sinon toujours, être conçues comme les véritables agents des processus sociaux (Bourdieu & Passeron, 1970). Cependant, les adversaires les plus directs et les plus emblématiques de Boudon, dans ce passage, même s’ils ne sont pas nommés explicitement, sont manifestement Louis Althusser, et son héritier en sociologie Nicos Poulantzas, car ce sont eux qui ont introduit et utilisé la formule « mémorable » dont parle Boudon ou des formules analogues. Voici par exemple un passage d’Althusser : « […] Tout ce que [Marx] nous a dit nous met sur la voie de concevoir que ces rapports [juridico-politiques et idéologiques] traitent eux aussi les individus humains concrets comme des “porteurs” de rapports, des “supports” de fonctions, où les hommes ne sont parties prenantes que parce qu’ils y sont pris » (Althusser, 1976 : 168). On pourra aussi se reporter à N. Poulantzas (1968 : 66). Cela n’empêche évidemment pas Boudon de formuler ailleurs des énoncés sur des entités collectives comme, par exemple, l’université française, parce que celles-ci sont alors circonscrites (et sans s’imposer de faire l’inventaire de toutes les décisions individuelles qui ont produit l’université française, précisément parce qu’il s’agit d’une entité clairement identifiable – voir Boudon, 1979 [1977], chap. III et IV).
20La place me manque pour développer le cas de Jon Elster, pourtant d’autant plus intéressant qu’Elster se revendiquait alors tout autant de Marx qu’Althusser, Poulantzas – ou Kincaid (voir notamment Elster, 1989 [1985]). Je me contente d’indiquer les concepts (qui ne sont pas tous « collectifs » au demeurant) que visait Elster : le concept de « classes sociales », qui renvoie bien à des collectifs, mais aussi ceux de « forces productives » et de « rapports de production », qui n’y renvoient plus, en tout cas pas directement (Elster, 1986). Dans des analyses parallèles, Elster (1983) s’en prend surtout aux « structures » en tant qu’elles sont hypostasiées chez Bourdieu ou chez Foucault.
21Donc si l’on revient brièvement à MI1 et MI2 (au sens de J. Zahle et H. Kincaid) interprétés comme concernant la place qu’il faut ou non réserver aux institutions dans l’explication sociologique (donc MI1a et MI2a), il apparaît que MI1a n’a aucune pertinence (cette position n’est défendue par personne) [10] : les explications « holistes » au sens où on désignerait par là des explications introduisant des institutions ne sont à priori l’objet d’aucun discrédit. Et s’agissant de MI2, même réinterprété comme MI2a, la formulation manque de pertinence, car, dès lors que les entités collectives sont bien circonscrites (ce que sont les syndicats et les gouvernements) et qu’on peut donc en principe remonter aux individus qui y prennent les décisions, un énoncé comme celui que les auteurs prennent en exemple ne pose pas de problème particulier dans le cadre de l’IM (« schumpetérien »).
Une intention différente de l’intention centrale de l’IM, mais confondue avec celle-ci : la recherche des fondements microsociologiques des corrélations statistiques observées au niveau agrégé
22La seconde confusion signalée en introduction relève cette fois d’une confusion entre groupes réels (institutionnalisés, par exemple) et simples groupements nominaux, l’équivoque des termes macro et micro, qui peuvent avoir un sens soit ontologique (que j’ai considéré dans la précédente partie) soit épistémologique (que je considère ici) pouvant avoir joué un rôle néfaste [11]. Certains représentants de l’IM ont insisté avec une grande clarté sur la différence entre ces problèmes, soit théoriquement, comme Hayek, soit pratiquement, comme Boudon. Il faut convenir toutefois, ici aussi, que même quand la distinction est faite avec clarté en certains passages clés, chez ceux qui se réclament de l’IM, la distinction entre les deux problèmes est cependant parfois obscurcie, en d’autres passages, soit par des commentaires qui voilent chez tel ou tel individualiste méthodologique le recours aux statistiques comme point de départ de l’analyse (par exemple Coleman à propos de Weber), soit par un usage trop englobant du terme « IM » (par exemple Boudon à propos de Durkheim).
23Hayek, ainsi, avait mis très clairement en évidence la différence entre ces deux genres de problèmes en notant que l’on utilise parfois, mais à tort, la notion d’« êtres collectifs » à propos de simples « ensembles statistiques » (Hayek, 1953 [1952] : 94, 95). Il écrivait notamment : « Les “êtres collectifs” de la statistique ne sont […] pas […] essentiellement des ensembles dans le sens où nous appelons ensembles les structures sociales » (ibid., p. 95). Or si Durkheim, par exemple, se soucie de vrais « êtres collectifs » parfois bien circonscrits, par exemple tel ou tel clan Arunta en Australie (Durkheim, 1960 [1912]) de sorte que l’on peut restituer les interactions entre leurs membres (Alpert, 1961), s’il lui arrive en revanche fréquemment aussi – dans tous ses ouvrages (Alpert, 1961 : 131-162) – de faire un usage dénué de vigilance d’autres concepts collectifs, et donc de violer fréquemment le principe de l’IM schumpetérien, dans Le Suicide, c’est d’autres « totalités » encore dont il s’occupe essentiellement, en l’occurrence d’agrégats statistiques. L’ouvrage établit, en effet, des corrélations entre le taux de suicide dans un pays donné et d’autres taux (célibataires/gens mariés ; gens mariés avec enfant/sans enfants ; protestants/catholiques, etc.). Mais Durkheim ne se contente pas, contrairement à la méthode exposée dans les Règles, d’expliquer des « faits sociaux » par des « faits sociaux », il cherche aussi le fondement de ces régularités en distinguant différents types de suicides (égoïste, anomique, etc.) selon les types de fonctionnement psychologique possibles d’individus dans leur vie sociale (besoin d’intégration, besoin de normes, etc.). Cela a été remarquablement montré (Boudon & Bourricaud, 1982, s.v. « Individualisme » : 306), mais pourtant jusqu’à un certain point seulement, sur lequel nous allons revenir.
24Examiner des corrélations statistiques, c’est aussi ce qu’entreprend Weber au tout début de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Weber, 2003a [1904-1905] : 3-10) en relevant les corrélations entre, d’un côté, affiliation religieuse, et de l’autre entrepreneuriat, commerce et activité bancaire, quoiqu’il se livre alors à ce genre d’exercice avec énormément moins de soin que Durkheim (ibid., p. 6-10) [12], et si rapidement (« un simple regard », ibid., p. 3) que ces pages ont tendance à être oubliées. Weber recherche aussi les microfondements de ces régularités statistiques (pas, toutefois, en reconstruisant des motifs plausibles très généraux et très simples des protestants comme Durkheim pour les suicidants, mais en reconstituant minutieusement, en revanche, l’histoire de la genèse de motivations très particulières et propres au protestantisme). Ce qui est proprement méthodologiquement individualiste, au sens de l’intention logiquement primitive de l’IM, dans cette œuvre de Weber, c’est la dimension critique à l’égard du concept d’esprit du capitalisme. Mais l’analyse statistique qui, dans L’Éthique protestante, ne fait que s’amorcer n’est évidemment pas spécialement typique de la tradition de l’IM ; elle est même beaucoup plus caractéristique de la méthode effective de Durkheim, incomparablement plus accomplie sur ce plan.
25Il faut cependant reconnaître que Coleman voile lui-même les préoccupations statistiques de Weber quand il réinterprète – dans les toutes premières pages des Foundations, juste après avoir reformulé le débat holisme/IM (Coleman, 1990 : 1-6) – le début de L’Éthique protestante sans faire aucune référence à l’examen par Weber des régularités statistiques et en parlant, à la place, de la pression qu’exerceraient sur les individus les valeurs protestantes préexistantes (donc des sortes de représentations collectives). Ce dont Weber est censé en effet être parti, d’après Coleman (1990 : 6), c’est d’une « macro-social proposition » contenant des entités collectives (qu’on peut trouver, au demeurant, mal circonscrites) du genre : « Capitalism encourages protestantism » (ibid., p. 6). Ces pages, parmi les plus lues et donc les plus influentes des Foundations parce qu’elles contiennent le schéma devenu célèbre (sous le nom de « Coleman’s boat ») des différents niveaux d’analyse (macro versus micro) et de leurs relations, outre qu’elles déforment considérablement la démarche de Weber, contribuent à voiler la différence entre le sens ontologique et le sens épistémologique de la notion de niveau d’analyse qui est pourtant au cœur du problème que je soulève.
26De leur côté, R. Boudon et Fr. Bourricaud (1982) vont jusqu’à donner la méthode de Durkheim dans Le Suicide en illustration type d’« une explication […] individualiste (au sens méthodologique) [italique des auteurs] » (Boudon & Bourricaud, 1982, s.v. « Individualisme » : 306). La comparaison est assurément saisissante (car c’est une référence à Weber qu’on attendait), mais elle conduit, du coup, à voiler, elle aussi, quoique par une voie symétrique de celle de Coleman, la spécificité même de la méthode individualisante de l’IM comme moyen de rejeter les pseudo-entités collectives puisqu’il est clair que Durkheim réifie souvent abusivement les concepts (notamment collectifs), de façon on ne peut plus typique. Il semble donc plus raisonnable de distinguer la méthode individualiste – ou microfondationnaliste – qui consiste à rechercher au niveau des individus l’explication des corrélations statistiques de celle qui est propre à l’IM [13].
27On remarquera par ailleurs que la méthode, microfondationaliste, pratiquée par Raymond Boudon (1985 [1973]) dans L’Inégalité des chances est aussi conforme aux exigences « schumpetériennes » (et wébériennes) : non seulement Boudon n’introduit pas de pseudo-entités, mais même il traque celles-ci quand elles se présentent comme dotées d’une agentivité propre (donc d’une existence autonome [14]). Et c’est Pitirim Sorokin qui est alors visé : « [chez celui-ci] les structures sociales sont décrites comme ayant la maîtrise du jeu » (ibid., p. 89). Mais Bourdieu et Passeron, discutés à la suite, ne sont nullement incriminés (ce qui aurait été justifié, au demeurant) pour avoir commis, comme Sorokin, la fallacy of misplaced concreteness. Ils sont seulement critiqués en tant que leur explication par l’habitus – une disposition psychologique individuelle même si elle procède de l’intériorisation des structures sociales – ne pourrait rendre compte que d’un immobilisme social complet (et donc des mécanismes de reproduction des structures) ; alors que, même si la mobilité sociale est faible, elle est statistiquement attestée (ibid.). Cette explication est jugée « plus commode que convaincante », mais non pas récusée en tant que telle. Bourdieu et Passeron sont même crédités par Boudon du « mérite d’avoir posé un problème que Sorokin n’avait guère abordé », à savoir celui des fondements au niveau « microsociologique » des données obtenues par « l’analyse macrosociologique » (ibid., p. 90, 91). Donc, pour nous résumer, il semble qu’il faille dire que Durkheim, Bourdieu et Passeron (mais pas Sorokin) pratiquent bien une méthode individualiste (ou de recherche des microfondements), mais pas celle qui est caractéristique de l’IM puisqu’ils violent (comme Sorokin) le principe même de l’IM (« schumpetérien »). Et il est important de bien les distinguer ; sans quoi on ne doit pas s’étonner qu’il y ait des confusions dans le débat IM/holisme.
28Et si, pour revenir justement aux deux variantes de l’IM, MI1 et MI2 définies par J. Zahle et H. Kincaid, concernant le rôle, dans l’explication sociologique ou économique, de la recherche des microfondements des corrélations statistiques, il est clair que MI2a n’a tout simplement aucun sens : aucun sociologue, aucun économiste ne récuse sérieusement l’usage des méthodes statistiques. Quant à MI2b, c’est-à‑dire la thèse selon laquelle des analyses mettant en évidence des corrélations statistiques ne sont jamais suffisantes et qu’elles requièrent toujours des microfondations, cette proposition a bien un sens et elle est effectivement âprement débattue [15]. Mais elle ne relève pas du tout de l’IM (« schumpetérien ») en tant que tel.
Conclusion
29Dans cette contribution, je me suis concentré sur deux genres de confusions très importantes, qui semblent manifestes, à l’analyse, dans l’article de J. Zahle et H. Kincaid (2019), et qui sont, me semble-t‑il très répandues dans toute la tradition considérée : d’un côté, la confusion entre vigilance à l’égard des concepts d’entités collectives (et, de façon générale, à l’égard de tout concept) et rejet des entités collectives, de l’autre, la non-distinction entre les groupes réels (et plus généralement les entités collectives réelles) et les groupes purement nominaux. J’ai cherché aussi à comprendre la raison même de ces confusions : même les auteurs qui en sont les plus conscients produisent parfois des énoncés qui contribuent à les répandre. Mais il y a d’autres confusions ou assimilations hâtives encore qui sont présentes dans l’article en question et, plus généralement dans cette tradition, que je n’ai pas examinées. Je me contente d’en signaler quelques-unes.
30Ainsi la méthode individualisante – au sens où elle est comprise à la suite de Schumpeter – n’est encore elle-même qu’une expression particulière d’une méthode plus générale, la méthode analytique que l’on peut adopter sur toute entité supposée décomposable (et pas uniquement pour éliminer les pseudo-entités) et qui n’a pas forcément pour but de redescendre au niveau des acteurs individuels. On peut ainsi analyser des institutions, des États, des églises, des entreprises, avec leurs règles de fonctionnement ; et on peut même – on doit parfois (Coleman, 1990, chap. XIX : 503-530) – descendre au niveau infra-individuel. C’est là tout le programme de la sociologie analytique qui, en ce sens, est plus ample que celui de l’IM. Comme méthode analytique, on peut certes dire encore que la méthode individualisante s’oppose au holisme méthodologique (Boudon, 1986) ou au « collectivisme méthodologique » (Elster, 1989 [1985]), mais il serait plus raisonnable alors, pour éviter la confusion entre les problèmes, d’opposer plutôt ici méthode analytique et méthode globale ou « analytisme méthodologique » (dont l’IM est une simple espèce) et « globalisme méthodologique » (Walliser & Prou, 1988 : 109).
31Je n’ai pas non plus abordé la question de savoir si la critique de la place trop grande accordée aux processus d’intériorisation sociale par des auteurs comme Durkheim ou Bourdieu était inhérente à la méthode individualiste ou individualisante. Zahle et Kincaid n’en parlent pas dans cet article, mais Watkins, qui aborde cette question, y répond positivement. Je n’ai pas examiné si les conceptions de la sociologie comme « compréhensive » (Weber), à laquelle ces deux auteurs font allusion, ou de l’économie comme « subjectiviste » (Hayek), qui en est très proche, sont également intrinsèquement mêlées à la méthode individualisante. Et je n’ai pas non plus abordé de front la question de savoir si la focalisation sur la recherche des effets non voulus des actions humaines est également inhérente à la méthode individualisante. Il est certain que ces conceptions sont très présentes dans la tradition de l’IM, mais leur lien avec la méthode individualisante ne semble nullement être un lien proprement logique.
32Cette contribution laisse donc dans l’ombre beaucoup de questions importantes, suscitées par l’article cité – et dont je n’ai même examiné que les préliminaires. Elle ne dit rien encore des questions que cette même tradition formule en empruntant ses instruments à des domaines contigus, comme la philosophie des sciences cognitives ou la philosophie de l’esprit. Mais, sur un exemple particulier très important, j’ai voulu mettre en œuvre une conception de la philosophie des sciences sociales qui soit interne aux sciences sociales et qui perçoive celles-ci comme étant en elles-mêmes des espaces de débats. De ce point de vue, il me semble manifeste que J. Watkins, de même que J. Agassi au demeurant, et ceux qui les suivent dans cette direction, n’ont guère tiré parti des voies ouvertes en ce sens il y a déjà très longtemps par Thomas Kuhn et d’autres auteurs à sa suite. Joseph Agassi (2014 : 53) au moins était bien conscient de leur différence de style puisqu’il voyait en Kuhn un (amical) rival.
Notes
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[1]
Pour éviter d’emblée toute confusion, l’IM schumpetérien ne fait pas de la recherche des « bonnes raisons » des acteurs le cœur de l’IM, comme on tend actuellement à le penser en France. Raymond Boudon lui-même présente cette recherche comme une simple spécification de la sociologie compréhensive (au sens de Weber), qui n’est elle-même qu’une spécification de l’IM (Boudon, 2003 : 27).
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[2]
Il faut donc compter au moins trois traditions différentes largement autonomes traitant des rapports entre IM et holisme au sein de la philosophie analytique des sciences sociales (j’en évoque d’autres en conclusion). On notera que les partisans d’un néo-holisme rappellent parfois que l’orthographe étymologiquement la mieux fondée serait « wholism » (de whole, « tout », lui-même du grec olos, « tout »). C’est Popper (1956 [1944-1945] : 15) qui a introduit le terme « holism » (traduit par Hervé Rousseau très correctement par « totalisme », du latin totus, « tout »), par emprunt explicite à la biologie, comme plus générique que « organicisme », utilisé à l’époque de Menger, Weber ou Schumpeter. Le rapport à l’idée de totalité passe souvent à l’arrière-plan dans la tradition post-watkinsienne.
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[3]
Pour des analyses qui examinent au contraire ceux-ci, voir par exemple Fr. Di Iorio (2015), et N. Bulle et D. Phan (2017).
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[4]
Zahle dit aussi bien « collectivist » que « holist ». Ce point ne pose pas problème. Les deux termes sont en effet, en ces débats, en général interchangeables. Hayek (1953 [1952]), par exemple, préférait « collectivism » (traduit très correctement en français par « totalisme » par Raymond Barre). De même pour O’Neill (1973). Plus tard, Elster (1985 : 6) utilisera encore « collectivism » (traduit par « collectivisme » dans Elster [1989 : 21]).
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[5]
Sur la très grande équivocité des notions de « macro » et de « micro » en sciences sociales, voir, par exemple, B. Walliser et Ch. Prou (1988 : 107-123), et A. Bouvier (2011).
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[6]
La faute – ou la maladresse initiale – pourrait revenir à K. Popper (1956 [1944-1945]) qui soutenait sinon un nominalisme radical stricto sensu (lequel établirait que les institutions n’existent pas et que le mot « institution », ou celui d’« armée » – c’est l’exemple de Popper – n’est qu’un nom commode pour désigner en raccourci des individus [respectivement : des soldats], du moins un conceptualisme radical (institution, armée, église, entreprise, État ne sont que des concepts – seuls existent des individus) : « Même “la guerre”, ou l’“armée” sont des concepts abstraits […]. Ce qui est concret, ce sont ceux qui sont tués ; ou les gens en uniforme » (ibid., p. 133). Nul économiste, nul sociologue – se réclamant de l’IM ou non (Alpert, 1961 : 147, note 116) – n’a pourtant jamais soutenu une telle thèse. Ludwig von Mises (1985 [1966]), un économiste qui fut un des maîtres de Hayek à Vienne après y avoir été formé en même temps que Schumpeter et qui se réclamait explicitement de l’IM, écrivait ainsi : « Il n’est pas contesté que dans le domaine de l’agir humain les entités aient une existence réelle. Personne ne se risque à nier que les nations, États, partisans, communautés religieuses soient des facteurs réels déterminant le cours d’événements humains » (ibid., p. 47). On pourrait ajouter, en se fondant sur un concept aujourd’hui répandu en métaphysique analytique, que l’exigence à remplir est alors seulement de penser l’existence de ces entités comme « ontologiquement dépendante » (et non pas « indépendante ») de celle des individus (Thako & Lowe, 2016).
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[7]
Schumpeter n’est pas très explicite sur ces différents points, mais Coleman, représentant probablement le plus accompli de l’IM en langue anglaise, l’est en revanche nettement plus dans une note qui fait presque une demie-page (Coleman, 1990 : 5, « A note on Methodological Individualism »).
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[8]
C’est, par ailleurs, le « ne… que » de « ne peut procéder que » – ou de passages du même genre que l’on trouve dans Max Weber (1992 [1922] ; 2003b [1922]) – qui pourraient, sortis de leur contexte, avoir été mal interprétés par J. Watkins et la tradition post-watkinsienne.
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[9]
On croirait ici presque lire Vilfredo Pareto (1968 [1916], « Personnifications », § 1070-1085 : 567-576) qui, membre de l’école de Lausanne (fondée par Léon Walras), rivale de l’école autrichienne en économie, ne se réclamait ni de Menger ni de Schumpeter, mais défendait néanmoins de fait, lui aussi, l’IM (au sens « schumpétérien »).
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[10]
Je ne compte pas Karl Popper (voir note [6]), qui n’était ni sociologue ni économiste et dont l’énoncé problématique (c’est le point de départ de la critique de Winch), écrit en pleine guerre, comportait des accents émotionnels et avait manifestement d’abord, comme le dit justement Alain Boyer (1999), un sens humaniste.
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[11]
Il faut ajouter ici que le conceptualisme de Karl Popper est si radical qu’il rend impossible la mise en relief de la différence entre a) un agrégat statistique (par exemple les soldats français mariés et pères de famille en 1940) ; b) un groupe réel (par exemple l’armée française en 1940) ; et c) le concept d’un groupe réel (par exemple un projet de réforme de l’armée française en 1940). La partie précédente était consacrée à la mise en évidence de la différence entre b et c (voir, à propos de Popper, la note [6]) ; la partie présente l’est à la mise en évidence de la différence entre a et b.
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[12]
Voir H. Trevor-Roper (1972) sur ce point.
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[13]
L’excès d’« œcuménisme » de Boudon faisant de Durkheim lui-même un praticien de l’IM a été fréquemment souligné (voir par exemple les questions de Massimo Borlandi : Boudon, 1998).
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[14]
Ou « ontologiquement indépendante », voir supra.
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[15]
Boudon lui-même soutient parfois une position aussi forte ou combattive que celle-ci (Boudon, 1992), mais se retranche parfois sur une position plus faible ou plus conciliante (le « en général » se substitue au « jamais » et au « toujours » : Boudon, 1986).