1L’interrogation sur la pratique de l’individualisme méthodologique (IM) en théorie économique se heurte à un obstacle bien connu des économistes mais d’une nature assez paradoxale : d’une part, c’est presque un pléonasme de parler de l’individualisme méthodologique de la théorie économique « dominante ». La coupure entre micro- et macro-économie, jointe au souci de fonder la seconde sur la première, est depuis les années 1950 une donnée quasi universelle qui traverse tous les départements d’économie, pour l’enseignement comme pour la recherche. D’autre part, le pléonasme cesse d’être une redondance, sitôt que l’on essaie de préciser ce que l’on entend par économie dominante. Ce terme, plus neutre en anglais (mainstream) qu’en français, doit être pris dans une acception quasi sociologique. On vise par-là les travaux académiques les plus répandus, dans les revues scientifiques de rang international (et par conséquent en langue anglaise). Or, force est d’admettre l’apparente diversité de contenu de cette théorie dominante à travers le temps, voire l’accroissement de cette diversité, dans les trente ou quarante dernières années. On voit bien le paradoxe : une diversité maximale entre économistes d’une même génération contredirait l’idée même d’un courant « dominant ».
2L’objectif de cet article est de résoudre ce paradoxe en le déplaçant : c’est bien le rapport à l’IM qui est la clé d’accès à la cohérence de l’économie dominante, mais ce rapport n’est pas un rapport de conformité. Au contraire, c’est l’impossibilité de se conformer à ses propres exigences, celles-là mêmes qu’elle a réussi à formuler avec une rigueur absolue, qui va structurer l’actuelle économie dominante, et donner sens à sa variété – relative.
3Après avoir caractérisé ce en quoi consiste la pratique de l’IM en économie, depuis l’avènement du marginalisme néo-classique contre la pensée classico/marxiste, nous montrerons dans une première partie que cette pratique a revêtu une forme axiomatique dans les années 1970 avec la théorie du choix rationnel et la théorie de l’équilibre général. Mais cette forme même a révélé un double phénomène d’incomplétude, le premier dans la modélisation de la rationalité individuelle (R-incomplétude), le second dans celle de la coordination interindividuelle/marchande (M-incomplétude). L’incomplétude des deux outils fondamentaux de l’économie théorique à saisir la réalité qu’ils veulent saisir, la coordination par le seul marché d’agents économiques optimisateurs, a été démontrée. Cet horizon définit un IM qu’on qualifiera de « fermé ».
4La seconde partie sera consacrée à montrer comment l’économie dominante, des années 1970 à aujourd’hui, a réagi à cette double découverte négative. Nous distinguerons trois types de réaction qui définissent autant de régions différentes dans l’économie dominante contemporaine. La réaction majoritaire (la théorie des contrats et des incitations) a été le traitement de la M-incomplétude sans celui de la R-incomplétude ; une réaction importante mais minoritaire (l’économie évolutionnaire et comportementale) a fait l’inverse : traitement de la R-incomplétude sans la M-incomplétude ; une troisième réaction (située dans la modélisation macro-économique : théorie des cycles réels [Real Business Cycle theory, RBC] et des équilibres généraux stochastiques dynamiques [Dynamic Stochastic General Equilibrium, DSGE]) s’inscrit dans le déni des deux incomplétudes. Reste la quatrième région logiquement possible : le traitement simultané des deux incomplétudes, qui marquerait une rupture radicale avec la tradition néo-classique. Cumulées, les deux incomplétudes laissent voir un versant positif, source d’un IM riche d’éléments que l’IM « fermé » aurait qualifiés de holistes ou de structuralistes. On parlera donc d’un IM « ouvert ».
L’incomplétude, point d’arrivée d’un individualisme « fermé »
Individualisme méthodologique et mainstream : une co-construction 1870-1970
5Les années 1870 ont été celles de l’éclatement de la tradition dite « classique » (Smith, Ricardo, Mill) en un courant dit « néo-classique » de méthodologie individualiste, avec les premiers marginalistes (Jevons, Menger, Walras), et un courant méthodologiquement holiste, ou structuraliste, avec Marx. On verra ci-après que le courant individualiste dominant a connu une profonde mutation dans les années 1970. Mais nous allons nous risquer à embrasser toute cette période, pour nous projeter jusqu’à l’époque présente, et en déduire une caractérisation de l’IM, aussi neutre et consensuelle que possible, puisqu’aussi bien elle symbolise, selon nous, la pratique professionnelle des économistes du courant dominant.
Qu’est-ce que l’individualisme méthodologique pour l’économie mainstream ?
6L’IM des économistes mainstream peut se condenser dans deux propositions, évidemment liées mais bien distinctes :
IM-1 : Les comportements individuels ne deviennent intelligibles pour l’économiste qu’une fois inscrits dans un modèle général de la rationalité individuelle.
IM-2 : Pour un économiste, expliquer un phénomène macro-économique signifie le déduire d’une composition de comportements individuels, appréhendés selon IM-1.
8Ces deux propositions ont une histoire polémique. Elles s’opposent trait pour trait aux positions qui définiraient le holisme méthodologique (HM), représenté à la fin du xixe siècle essentiellement par la théorie marxiste, en tant qu’elle est issue du modèle classique.
9La proposition 1 a un statut mieux défini et plus connu que la proposition 2. Historiquement elle va conduire à ce qu’on appelle aujourd’hui la théorie du choix rationnel (TCR), qui a reçu une formulation stricte dans la discipline économique (à travers le critère du maximum de l’espérance d’utilité, avec des probabilités subjectives, si le décideur ne dispose pas de probabilités objectives). Nous allons ci-dessous l’examiner de très près, puisque son incomplétude est la clé de voûte de notre argumentation.
10La proposition 2 appelle peut-être plus de commentaires liminaires. Nous avons utilisé le terme générique de « composition » pour suggérer qu’elle peut prendre des formes variées. On rencontre tout de suite deux problèmes.
11Le premier apparaît dès la forme la plus simple et la plus naturelle (en apparence) de « composition » : l’agrégation par addition. Le résultat fondamental est négatif. Le théorème d’agrégation parfaite [2] stipule que seules des relations linéaires de pente égale peuvent conduire à une relation agrégée de même nature, autorisant une lecture immédiate en termes de comportements individuels. Dans tous les autres cas, les observations agrégées combinent comportements individuels et distribution statistique des dits comportements. Autant dire que l’espoir de conférer en toute généralité des fondements micro-économiques rigoureux à la macro-économie est voisin de zéro.
12Le second problème tient à l’imbrication des deux propositions. Quelle est l’origine de cette « composition » ? Si elle est institutionnelle (par exemple la participation à un marché bien organisé, où offre et demande sont agrégées [3]), il faut s’interroger sur la rationalité des agents qui font fonctionner cette institution (et/ou qui l’ont créée), sauf à admettre qu’une part des macro-phénomènes ne relève pas d’une explication conforme à l’IM : un élément structurel est décisif. À nouveau s’éloigne l’espoir d’une articulation rigoureuse entre micro et macro.
13Malgré cela, le courant économique dominant a toujours revendiqué un strict individualisme méthodologique. Partir des individus, postulés rationnels en un sens de plus en plus précis, pour rendre compte des phénomènes macro-économiques est devenu, entre le dernier tiers du xixe siècle et la période présente (avec un durcissement important à partir des années 1970), une position dogmatique qui, comme toutes les positions de ce genre, ne va pas sans casuistique. L’exemple-type de cette casuistique est l’adoption d’une hypothèse d’agent représentatif pour passer par un simple changement d’échelle de la micro- à la macro-économie, ce qui permet de court-circuiter habilement les conditions tellement restrictives de l’agrégation parfaite, ainsi qu’une grande part du mécanisme institutionnel de la rencontre entre agents de catégories différentes.
14Muni de ces définitions, nous pouvons passer des questions de méthode à celles de substance. Cela va être d’autant plus facile que les deux propositions de l’IM correspondent exactement aux deux axes de la tradition dite « néo-classique », dans sa forme canonique de la théorie de l’équilibre général.
Qu’est-ce que l’économie mainstream (au seuil des années 1970) ?
15Dans les années 1870, à travers la révolution marginaliste et plus particulièrement l’œuvre de Léon Walras, apparaît ce qui sera consacré sous le label « théorie de l’équilibre général » (TEG). Elle combine, du côté de IM-1, une rationalité individuelle « forte » (les individus maximisent leur utilité, les entreprises maximisent leur profit), et du côté de IM-2, une coordination de type marchand : l’économie est pensée comme un système de marchés interdépendants. Celle-ci mérite d’être détaillée. Walras fait en toute lucidité une hypothèse audacieuse : il généralise à toutes les marchandises et à tous les facteurs de production l’image du marché bien organisé, telle la Bourse des valeurs parisienne. Sur un tel marché, sont agrégées toutes les offres et toutes les demandes (de titres), et les transactions n’ont lieu qu’au cours d’équilibre, calculé par le représentant de l’institution. Notons que cette représentation de l’activité économique exclusivement en termes d’offre et de demande correspond à un cas de figure où IM-2 est respecté de façon apparemment absolue. Chaque agent économique propose au marché pertinent une certaine grandeur (soit offerte, soit demandée) supposée agrégeable à toutes les autres. Nous sommes donc dans une vision conforme à un IM quasi parfait [4], dans ses deux éléments.
16En 1954, le mathématicien Leonard Savage publie Foundations of Statistics, où se trouve formulée l’axiomatique quasiment définitive de la TCR, tandis que les économistes Kenneth Arrow et Gérard Debreu donnent dans la revue Econometrica la première démonstration mathématiquement correcte (au moyen d’un théorème de point fixe) des conditions d’existence d’un vecteur de prix assurant un équilibre général sur tous les marchés. Les années qui suivirent vont être consacrées à la consolidation et à l’extension (au cas incertain) de ce programme rigoureusement individualiste de représentation d’ensemble de l’économie.
17La décennie 1970 s’ouvre sur la publication, en 1971, par Kenneth Arrow et Frank Hahn, du grand ouvrage General Competitive Analysis que l’on peut considérer comme l’expression canonique de la TEG initiée par Walras, presque exactement un siècle plus tôt. Comme on peut porter un jugement du même ordre sur l’ouvrage de Savage, qui porte à son aboutissement une tradition encore plus vénérable d’édification d’un modèle de rationalité individuelle [5], une conclusion s’impose d’elle-même. Au début des années 1970, la discipline économique dispose, grâce à un IM qui semble sans faille, de fondements d’une rigueur exceptionnelle dans le champ scientifique, toutes disciplines confondues. Ses deux « piliers » (la rationalité individuelle, la coordination par le marché) ont fait l’objet d’une axiomatisation. Et ces deux axiomatisations se renforcent l’une l’autre. Arrow et Hahn, après avoir démontré l’existence d’un équilibre général, sans incertitude, vont chercher le modèle savagien de maximisation de l’espérance subjective d’utilité pour indiquer que le formalisme de l’avenir certain « demeure valide », à condition de réinterpréter chaque marchandise comme « une créance contingente, avec le double indice i.s, la promesse d’offrir une unité de la marchandise i si l’état s se réalise, et rien autrement » (Arrow & Hahn, 1971 : 122-128).
18Or c’est cet IM-là qui va mettre en évidence ses propres limites – irréductibles.
La découverte des deux incomplétudes
La première incomplétude
19L’ouvrage de Arrow et Hahn va faire l’objet des recensions les plus élogieuses, mais souvent sceptiques, s’agissant de la pertinence empirique de ce cadre d’analyse, quand il s’agit de l’appliquer aux traits concrets des capitalismes contemporains. L’une d’elles, due à l’économiste hongrois Janos Kornaï, dans son ouvrage Anti-Equilibrium paru peu après General Competitive Analysis, décida les deux auteurs à réagir séparément mais identiquement – et cette réaction est le premier signe d’un basculement de la théorie économique dominante. La part commune de leur réaction a consisté à réfuter énergiquement l’idée que cette théorie mathématique de l’équilibre général constituerait une apologétique des économies capitalistes de marché. Au contraire, leur entreprise se révèle être in fine un travail critique. Depuis Adam Smith, la métaphore de la « main invisible » tenait lieu de preuve que le jeu de la coordination marchande et de la rationalité individuelle utilitariste suffisait à produire sinon un équilibre permanent, du moins une tendance permanente au retour à l’équilibre. Or, disent Arrow et Hahn, il n’est que de regarder la liste des axiomes pour comprendre que tous ne sont pas respectés, notamment celui – savagien – qui nécessite l’existence d’autant de marchés d’options qu’il y a d’états de la nature prévisibles entre maintenant et la fin des temps (Arrow, 1974a ; Hahn, 1974).
20On voit ici l’importance stratégique de la référence à l’axiomatique de la rationalité individuelle – au cœur de l’axiomatique de l’équilibre général (c’est-à‑dire de la coordination marchande). Évidemment, cette condition sine qua non n’est pas respectée dans les faits. Les économies de marché n’ont pas – très loin de là – dans la réalité, tous les marchés qui leur seraient nécessaires, selon la théorie, pour qu’elles se coordonnent parfaitement, avec un unique mode de coordination qui serait le marché (au surplus le marché organisé de type « Bourse des valeurs »). En définitive, l’axiomatisation apparaît comme une opération de solidification d’un programme de recherche, mais qui n’est pas sans coût : en explicitant les fondements de sa validité [6], elle en fixe également les limites. Nous appellerons donc cette incomplétude de la coordination par le marché selon l’axiomatique de l’équilibre général la « M-incomplétude ». Le lecteur doit comprendre qu’il s’agit là d’un phénomène empirique, même si pour le « voir », il faut disposer d’un certain cadre théorique, qui permettra en effet de voir « ce qui manque » dans la réalité, en l’occurrence un nombre suffisant de marchés.
La seconde incomplétude
21Nous avons pu mesurer, à travers la M-incomplétude, les avantages et les inconvénients de l’axiomatisation pour un programme de recherche scientifique. L’avantage est l’explicitation complète des conditions de validité ; l’inconvénient est la délimitation absolue d’un domaine de validité et donc, à l’extérieur, d’un domaine de non-validité.
22Nous venons de l’expérimenter sur l’axe « coordination marchande » de la TEG. Le paradoxe qui va inspirer la suite de notre démarche est que la même opération doit être conduite sur l’axe « rationalité individuelle ». Arrow a fait également partie des auteurs qui ont contribué à l’édification de la TCR, particulièrement dans un contexte d’incertitude. Mais au sein de cette orientation générale, il s’est singularisé très tôt en s’intéressant aux situations extrêmes dites « d’ignorance » où le décideur n’a pas assez d’informations pour accorder un poids particulier à un état de la nature plutôt qu’à un autre. Dès 1953, il avait repris pour le simplifier un théorème de Leonid Hurwicz obtenu en 1951 qui proposait comme critère d’optimalité dans une telle situation, de maximiser une moyenne pondérée du meilleur et du pire résultat attendu, la pondération reflétant le degré d’optimisme ou de pessimisme du décideur (Arrow & Hurwicz, 1972 : note [1]). La publication en 1954 de l’axiomatique de Savage a conduit tous les auteurs à se situer au même niveau de généralité. C’est ainsi qu’en 1972, Arrow et Hurwicz ont repris leur travail ensemble pour redéfinir le critère de rationalité individuelle, hors du « cadre désormais plus standard des probabilités subjectives en ne présupposant pas une liste fixe d’états de la nature » (Arrow & Hurwicz, 1972 : 1).
23Arrow et Hurwicz vont donc poser quatre « propriétés » que devrait respecter un critère d’optimalité, lorsque le décideur n’a aucun repère fiable sur la liste des états de la nature. Par exemple, une action optimale dans une certaine formulation d’un problème de décision doit le rester dans une reformulation des actions et des états de la nature, isomorphe à la première. Ils démontrent alors que la condition nécessaire et suffisante pour qu’un critère d’optimalité respecte ces propriétés d’invariance est qu’il prenne la forme suivante : une action est optimale dans un certain problème de décision si son couple de conséquences, minimale et maximale, est supérieur ou équivalent, au couple similaire de toute autre action possible dans le même problème de décision. Autrement dit, il faut renoncer à toute idée de fonction d’utilité, dont il faudrait maximiser l’espérance mathématique avec des probabilités numériques, soit objectives (Von Neumann & Morgenstern, 1953), soit subjectives (Savage, 1954) [7].
24Ce résultat va être généralisé à la fin des années 1970 par deux mathématiciens français, Michèle Cohen et Jean-Yves Jaffray. Son importance épistémologique pour l’IM en économie, sous des dehors techniques, n’a pas échappé à ces derniers auteurs. Il y a, en définitive, au moment de définir ce que veut dire « être rationnel » pour un individu, une frontière infranchissable, une « discontinuité » (Cohen & Jaffray, 1980 : 1296) entre deux univers, celui où l’individu « ne considère qu’un ensemble fixe d’états de la nature » (Arrow & Hurwicz, 1972 : 3) et celui où il ne peut présupposer « une liste fixe d’états de la nature » (ibid., p. 1). Dans le premier, la rationalité a un lien quasi intrinsèque avec l’outil mathématique de l’optimisation (et un traitement de l’avenir sous forme de probabilités numériques). Dans le second, il n’y a plus d’utilité, plus de probabilité, a fortiori plus d’utilité espérée, et naturellement plus d’optimisation.
25Nous pouvons maintenant intégrer la seconde incomplétude, la R-incomplétude, celle qui concerne le modèle standard de rationalité individuelle – il se révèle inapproprié pour tous les contextes autres que ceux où le décideur est confronté à une liste déterminée, constante, exogène, des états possibles de la nature (entre lesquels l’avenir choisira, nous sommes bien en avenir incertain). Il ne vaut que pour un monde sans « surprise ».
26Ainsi la grande tradition néo-classique, assise sur une double axiomatique, celle de l’équilibre général et celle du choix rationnel, se trouve confrontée dans la décennie 1970 à la découverte bien involontaire d’un double phénomène d’incomplétude, et ce, au nom d’une même exigence d’individualisme méthodologique :
- – La M-incomplétude, avec la démonstration de l’incapacité des économies de marché concrètes à connaître une pleine coordination des comportements d’agents économiques rationnels, par le seul moyen de marchés organisés.
- – La R-incomplétude, avec la démonstration de l’incapacité de la rationalité individuelle optimisatrice à aborder toute situation susceptible d’amener une « contingence imprévisible » [8].
28Ajoutons que ces deux incomplétudes reposent sur une même base : l’impossibilité pratique de disposer d’une conception de l’avenir avec une liste exhaustive de scénarios possibles (donc avec les marchés d’options correspondants). De ce point de vue, la R-incomplétude est en quelque sorte « plus » fondamentale que la M-incomplétude.
29Comment l’économie mainstream va-t‑elle absorber le choc de cette double découverte ? C’est l’objet de la seconde partie.
L’incomplétude, point de départ d’un individualisme « ouvert »
30Si la conclusion de la première partie est correcte, alors la seule démarche authentiquement scientifique pour un économiste mainstream serait de travailler désormais dans un espace analytique admettant à la fois la R-incomplétude et la M-incomplétude. Or, cela voudrait dire affronter un double inconnu, en gérant une double sortie, l’une méthodologique, hors de l’IM familier, l’autre épistémologique, hors de l’économie dominante.
31Ce que l’on observe, depuis trente ou quarante ans, est une dispersion des économistes autour des quatre positions logiquement possibles : traiter l’une des deux incomplétudes ; ne traiter ni l’une ni l’autre ; traiter l’une et l’autre. Mais cette dispersion n’a rien d’aléatoire. Elle a une structure. C’est ce que nous allons essayer de dégager dans cette seconde partie, pour rendre compte simultanément du maintien [9] de l’existence d’une économie dominante [10] (donc nécessairement d’une économie hétérodoxe, non standard) et d’une relative variété interne à celle-ci. La clé de cette structure est précisément le rapport à cette double incomplétude : l’accepte-t‑on ou la refuse-t‑on ? Si on la refuse (peut-être parce qu’on ne veut pas la voir), quelle forme prend ce refus (refus des deux incomplétudes, ou de seulement de l’une des deux) ? Enfin y a‑t‑il un lien (chrono)logique entre les diverses prises de position ?
32La réponse passe par la distinction de trois moments, correspondant à trois relectures de l’IM : d’abord le choix réfléchi et majoritaire du traitement de la seule M-incomplétude ; ensuite (et en partie par réaction à ce choix majoritaire) le choix des deux autres voies par référence (positive ou critique) à la tradition de l’équilibre général ; enfin les travaux pionniers, presque toujours hétérodoxes, traitant des deux incomplétudes, qui commencent à être assumés comme tels.
Le traitement de la M-incomplétude par hypertrophie de l’IM « fermé »
33Dans le récit que nous en avons fait, Arrow et Hahn se montrent d’une grande lucidité sur l’existence de ce phénomène « empirique » de la M-incomplétude. Se pose donc, pour eux comme pour tous les économistes mainstream qui les lisent, la question de savoir comment le traiter.
L’extension du domaine de l’optimisation
34Arrow va esquisser aussitôt un programme de recherche, appelé à un grand avenir, puisque sa mise en œuvre, aussi progressive que systématique, va entièrement reconfigurer le mainstream, avec une ambition nouvelle pour l’IM (et pour l’économie dominante). En 1974, dans un petit opuscule bizarrement intitulé The Limits of Organization (puisqu’il s’agit plutôt des limites du marché), il observe que d’après la TEG, enfin formulée proprement, les économies de marché devraient rencontrer des problèmes de coordination insurmontables (Arrow, 1974b). Or ce n’est pas le cas, même si chômage, pauvreté et inflation interdisent de les idéaliser. L’hypothèse scientifique la plus raisonnable est donc qu’il existe d’autres modes de coordination que le marché. Sur la lancée de cette hypothèse, il énumère trois voies à explorer (donc trois modes de coordination supplémentaires) :
- – les règles de droit (sanctionnées par la force publique),
- – les contrats privés (spécialement la relation d’autorité instituée par le contrat de travail, c’est-à‑dire l’entreprise)
- – et « les principes de l’éthique et de la moralité » (ibid., p. 26).
36Se dessine alors une nouvelle orientation de la théorie économique dominante, que l’on a pu qualifier de « programme d’Arrow » : son pilier « coordination par le marché » est défaillant ; reste le pilier « rationalité individuelle ». Celui-là, reconnaîtra Arrow, est plus solide, empiriquement et analytiquement – tout particulièrement au regard des exigences de l’IM (ibid., p. 1, 2). C’est le moment de rappeler au lecteur pourquoi nous avons systématiquement indiqué plus haut que la TEG était « presque » parfaitement en règle avec l’exigence de l’IM. Tous les auteurs modernes de la TEG savent qu’il y a un seul individu dont le comportement échappe à l’axiomatique de la rationalité individuelle. Il ne s’agit pas du premier venu : c’est celui que Walras appelle le « secrétaire de marché » et qui a l’obligeance de calculer le(s) prix d’équilibre, c’est-à‑dire de trouver le point-fixe, solution du système d’équations décrivant les comportements d’offre et de demande sur tous les marchés. Ce point avait embarrassé Arrow de longue date. Dès lors, la stratégie qui va s’imposer naturellement consistera à étendre [11] la TCR au choix des modes de coordination, à commencer par les règles de droit et les contrats privés. La théorie des contrats et des incitations va devenir la nouvelle figure de l’économie dominante, avec une composante « law and economics », au développement rapide à partir des principes posés par Ronald Coase (1960), et avec le renfort de la théorie du capital humain dès le milieu des années 1960. Tout arrangement interindividuel, toute règle institutionnelle, qui prétend à la « robustesse », doit être compatible avec les incitations individuelles (incentive-compatibility), en ce sens qu’ils doivent se déduire d’un comportement d’optimisation tel qu’aucun des individus concernés n’ait intérêt à en dévier.
37Quarante ans après les premières intuitions, ce cadre théorique, appuyé de surcroît sur les progrès de la théorie des jeux (puisque tout contrat est une relation entre acteurs), représente la quasi-totalité de l’enseignement de la micro-économie, à travers la planète [12]. Il s’est même étendu aux business schools, ce qui marque une différence considérable, par rapport au mainstream antérieur, celui de la TEG, qui n’avait rien à dire aux gestionnaires. S’agissant de la recherche, il a été couronné par une douzaine de prix Nobel – une vingtaine si on y ajoute la théorie des jeux.
38Certes Arrow était parti de considérations économiques. Mais à l’arrivée, la volonté parfaitement légitime d’aborder de front le problème de la M-incomplétude va conduire l’économie dominante à étendre la sphère d’application de l’IM des économistes à virtuellement n’importe quel phénomène social, même si le coût en est probablement, pour des raisons de complexité insurmontable, la renonciation à une perspective d’interdépendance générale.
39L’IM actuel des économistes mainstream post-1970 est ainsi, dans ses applications, encore plus ambitieux et exigeant que celui de leurs prédécesseurs – mais paradoxalement plus fragile dans ses fondations, puisqu’il dénie les limites qu’il a lui-même tracées.
Les conséquences d’un IM hypertrophié
40(i) Le refus de prendre en compte les fondements axiomatiques de son outil principal, la rationalité optimisatrice, a d’abord des conséquences internes au champ académique. Nous attendrons la section : L’aveuglement volontaire sur les fondements engendre une fuite vers l’empirisme pour rassembler toutes les observations sur le fonctionnement de la communauté académique des économistes. Ici, on va seulement mobiliser le fait que l’extension du domaine de l’optimisation, jointe à l’abandon de la réflexion sur ses fondements, a nourri le développement d’une attitude impérialiste à l’égard des sciences humaines et sociales (SHS) voisines – attitude profondément étrangère aux générations d’avant la décennie 1970, pour qui les SHS étudiaient l’exogène de la TEG. En effet, cet outillage mathématique, avec un peu d’ingéniosité, permet aux économistes d’aborder presque n’importe quel fait social, avec, en arrière-plan, l’idée que les SHS produisent beaucoup de « faits » qu’elles peinent à traiter « scientifiquement », c’est-à‑dire à les ramener à des comportements « rationnels ».
41Le traitement de la M-incomplétude, sans traitement corrélatif de la R-incomplétude, a surtout des conséquences externes d’une importance qui déborde largement le cadre de la communauté des économistes académiques.
42Il n’est pas exagéré de dire que cette « économie » a fourni et fournit encore la majeure partie – pas la totalité, comme on verra dans la section suivante – de l’infrastructure intellectuelle, fondant sa légitimité savante, du néo-libéralisme, ce projet de modernisation du libéralisme classique, par la généralisation de l’homo economicus. Faute de pouvoir déployer ici toute l’argumentation nécessaire, on insistera sur cette simple clé de compréhension : pour le libéralisme classique, l’individu est la mesure de toute chose ; pour le néo-libéralisme [13], l’homo economicus est la mesure de toute chose [14]. Une citation de l’économiste Michael Piore permet d’aller vite à l’essentiel :
The term [neo-liberal] is a shorthand for a framework of thought which has two key components. First and most prominent is the notion of the competitive market as understood in standard economic theory as the template for social and economic organization. The second key component is an understanding of human behaviour as motivated by narrow self-interests which can generally be captured by the maximization of monetary gains (Piore, 2010 : 2).
44Ces deux composantes se retrouvent clairement dans la logique du nouveau mainstream que nous sommes en train de caractériser par l’extension du domaine de l’optimisation (au-delà des comportements économiques traditionnels). Avec cette nuance que la seconde composante y est plus mise en avant que la première, qui continue de privilégier la concurrence par le marché. Cette différence sera comblée lorsque nous aborderons, ci-dessous, en section : « Les autres (non)traitements de l’incomplétude : un IM atrophié », d’autres variantes du nouveau mainstream.
45(ii) Pour évaluer l’ensemble de ces conséquences, internes et externes, il faut d’abord rentrer plus en profondeur dans la technique de modélisation des relations. Tout schéma relationnel récurrent est donc endogénéisé sous la forme d’un accord (éventuellement implicite) entre des agents rationnels (c’est-à‑dire maximisant leur utilité espérée), dans un contexte d’incertitude probabilisable, avec une caractéristique supplémentaire qui va se révéler décisive : l’information dont disposent les agents est inégalement répartie. L’asymétrie d’information peut porter sur une variable de comportement (par exemple, l’ardeur au travail du salarié, qui se sait non contrôlé en permanence par son employeur) ; on parle alors « d’aléa de moralité ». Si l’asymétrie porte sur une variable exogène (telle la qualité d’une voiture d’occasion), on parle « d’anti-sélection ».
46L’enjeu commun à tous ces arrangements, quels qu’ils soient, est de neutraliser les conséquences négatives de ces deux types d’asymétrie d’information. Le risque est en effet que l’un des agents impliqués dans l’arrangement profite de cette asymétrie pour adopter un comportement opportuniste, et ne respecte pas le comportement prescrit, dans la mesure où la déviation n’est pas observable.
47Dans un tel cadre, il est évident que la R-incomplétude est un phénomène foncièrement « négatif ». S’il est vrai que le seul objectif d’un arrangement institutionnel pour l’économiste est d’éviter que la coordination convenue ne donne lieu à fraude ou tromperie, alors l’impossibilité – plus que fréquente, sinon générale – d’envisager à l’avance tous les états de la nature possibles, condamne sans appel cette approche des institutions lato sensu. L’économiste est même complètement désarmé devant tous les cas de relations contractuelles, manifestement schématiques ou lacunaires (tel le contrat de travail, pour ne donner qu’un exemple).
48Le lecteur non économiste s’étonnera sans doute du rôle capital que joue la possibilité de fraude dans l’élaboration des règles institutionnelles. Que cette possibilité soit prise en compte relève du bon sens – mais que ce soit le seul élément pris en compte est, sous des dehors d’impartialité scientifique, une prise de position normative qui s’ignore comme telle.
49Maintenant, nous sommes en mesure de mener à son terme notre essai d’évaluation. Reprenons l’énumération faite par Arrow (1974b) des modes de coordination autres que le marché (et son système de prix), que nous avons déjà citée au début de la section : L’extension du domaine de l’optimisation. Arrow évoquait les trois grandes institutions des économies de marché dans le monde occidental contemporain : l’État de droit, l’entreprise capitaliste, et « ces institutions invisibles : les principes de l’éthique et de la moralité » (ibid., p. 26).
50Après 44 ans de néo-libéralisme, ou, pour être plus sobre, d’intégration dans la nouvelle théorie économique mainstream, récapitulons ce qu’a produit l’application systématique du modèle strict de l’homo economicus du haut en bas de ces trois « institutions » :
- – L’entreprise devient un réseau de contrats, les actionnaires donnant mandat aux managers de contrôler le travail des salariés, ce qui en fait un quasi-actif financier dont les actionnaires seraient les propriétaires, exigeant de privilégier le rendement financier sur tout autre critère d’évaluation (shareholder value). La financiarisation qui s’ensuivra à partir des années 1980 va provoquer une « grande déformation » (Favereau, 2014) du collectif créatif qu’est l’entreprise.
- – L’État, dont chaque membre ou représentant n’est jamais qu’un homo economicus comme les autres, a pour seule responsabilité de veiller au bon fonctionnement des règles de concurrence dans le secteur le plus large possible de l’économie (par exemple internaliser les externalités), et doit faire l’objet, dans son organisation interne et dans son maniement de la contrainte légale, de la surveillance la plus stricte de la part du reste de l’économie et de la société. La « phobie d’État » (Foucault, 2004 : 77) va s’en trouver formidablement stimulée.
- – Les valeurs éthiques et morales sortent complètement du cadre de l’homo economicus. Pas d’objection à première vue. Mais à y regarder de plus près, on remarque un étrange déplacement de perspectives : l’homo economicus accède au statut plénier de modèle normatif – de citoyen responsable de la cohérence économique de ses choix et réactif aux « bonnes incitations » (Brown, 2007). Ce n’est certes pas ce que souhaitait ou anticipait Arrow (c’est moins net, pour les points précédents), mais ici, malheureusement, on est confronté à une conséquence absolument directe du maintien de la rationalité optimisatrice. En effet, l’axiomatique de Savage qui la justifie a été conçue pour des jeux « contre la nature ». Or dans le nouveau mainstream, elle est étendue à des situations d’interaction entre humains – comme si c’était équivalent d’un point de vue normatif ! Le principe wébérien de neutralité scientifique est ici retourné en son contraire. Tricher, quand c’est possible, devient rationnel ; ne pas tricher, par honnêteté (ce à quoi pensait certainement Arrow), oblige à sortir de la rationalité standard, puisqu’elle se trouve contredite frontalement.
52L’hypertrophie de l’IM est le mode principal de reconfiguration de l’économie dominante – mais il n’en est pas le mode exclusif. En situant les modes minoritaires par rapport à ce dernier, nous allons pouvoir dessiner la carte d’ensemble des positions théoriques actuelles en économie, par référence à l’IM (Figure 1).
Les autres (non)traitements de l’incomplétude : un IM atrophié
53Nous avons fonctionné implicitement, depuis le début de cet article, avec une table d’orientation en deux axes : l’un horizontal portant sur la rationalité individuelle, l’autre vertical portant sur la coordination interindividuelle.
Figure 1. Cartographie des théories économiques contemporaines de méthodologie individualiste

Figure 1. Cartographie des théories économiques contemporaines de méthodologie individualiste
Note : TS : théorie de l’équilibre général (auteurs de référence : Walras, Arrow, Debreu) ; TSE : théorie des contrats, et des incitations (Arrow, Hurwicz, Tirole) ; Te : théorie évolutionniste (Hayek) incluant la micro comportementale (Kahneman) ; TnS : institutionnalisme hétérodoxe (économie des conventions, socio-économie). L’économie des coûts de transaction occuperait soit la frontière TSE/TnS (Williamson), soit la frontière Te/TnS (North)54Les deux axiomatisations évoquées dans la première partie définissent, si l’on croise maintenant ces deux axes, une région (sud-ouest) qui est celle, canonique, de la TEG. Du fait de son importance historique, on pourra parler de « Théorie Standard ». Elle combine optimisation (TCR) et unicité de la coordination (via le marché). La théorie des contrats et des incitations, que nous venons de passer en revue longuement, délimite une nouvelle zone (nord-ouest), qui continue à utiliser le modèle de rationalité standard (TCR) pour aborder une pluralité indéfinie de modes de coordination. Du fait de l’extension de l’usage de l’optimisation, on pourra parler de « Théorie Standard Étendue ». Dans cette région, le mainstream traite le problème de la M-incomplétude, en laissant entier le problème de la R-incomplétude.
55L’impact de ce nouveau mainstream a débordé ses propres limites, et à beaucoup d’égards a suscité, par réaction, deux formes subsidiaires, fort différentes, mais que nous serons en droit de rapprocher du fait d’un rapport similaire à l’IM, mutatis mutandis. Toutes ces postures nous paraîtront révélatrices d’un IM non plus hypertrophié mais atrophié.
L’atrophie de l’IM et la théorie macro-économique (RBC, DSGE)
56Le nouveau mainstream associé à la théorie des contrats et des incitations a bouleversé la micro-économie, dans le sens d’un enrichissement formel presque inépuisable, puisque l’on dispose désormais d’un outillage pour aborder n’importe quel agencement institutionnel. L’envers de la médaille est que le passage de la micro- à la macro-économie (donc l’addition de IM-2 à IM-1 dans notre caractérisation initiale de l’IM), déjà excessivement difficile, est devenu virtuellement inabordable dans une modélisation explicite. Pour le dire simplement, on ne sait pas comment penser l’équilibre général d’une économie avec les contrats sophistiqués étudiés à longueur d’articles en micro-économie. Beaucoup d’observateurs ont fait la remarque grinçante que le nouveau mainstream incarne un retour à l’équilibre partiel… des années 1930, avant le regain d’intérêt pour la macro-économie et l’équilibre général provoqué par la révolution keynésienne et la mathématisation complète de la TEG.
57Cette cécité macro-économique du nouveau mainstream a suscité (la nature ayant horreur du vide) le développement soit de petits modèles simplifiés, d’inspiration monétariste, soit au contraire de gros modèles utilisant les progrès technologiques réalisés dans la modélisation des processus stochastiques. S’agissant de ces derniers, la RBC, issue de deux articles de Finn Kydland et Edward Prescott, en 1977 et 1982 (ils ont reçu ensemble le prix Nobel d’économie 2004), se prolongera et s’opérationnalisera avec la DSGE, à la suite d’un article de John Long et Charles Plosser en 1983. Cette lignée théorique [15] inspire directement nombre de modèles de prévision macro-économique utilisés par les administrations ou les centres de recherche académiques, en France.
58Dans les deux cas, il y a régression par rapport à l’IM du nouveau mainstream majoritaire. Pour le premier (les modèles simplifiés), c’est évident. Le second mérite plus d’attention. La technique de modélisation consiste à doter les agents économiques d’une rationalité optimisatrice sophistiquée mais en se limitant à des comportements d’offre ou de demande sur des marchés organisés, supposés équilibrés à chaque instant, mais soumis à des chocs stochastiques calibrés pour que la séquence des équilibres temporaires reproduise les séries macro-économiques observées. Le lecteur aura noté la similitude paradoxale avec la TEG : optimisation, d’un côté ; coordination exclusive par le marché. Cela appelle trois commentaires :
- – Cette région est celle du refus explicite de traiter les deux incomplétudes.
- – Bien que les agents soient des optimisateurs sophistiqués, cette région se caractérise par un affaiblissement de l’exigence d’IM. En effet, les marchés sont toujours apurés (comme avec le secrétaire de marché walrasien) et surtout, les chocs stochastiques qui vont décider de la dynamique macro-économique sont totalement exogènes et inexplicables en termes économiques minimalement intuitifs [16]. Tout cela a peu à voir avec un IM même tolérant. Tout comme le recours systématique à des agents représentatifs.
- – Le fait d’utiliser des comportements d’optimisation irréprochables, la haute technicité des modélisations stochastiques, et la référence aux mécanismes de marché font que, pour ainsi dire par capillarité, les travaux académiques relevant de cette région, loin de toute affiliation hétérodoxe, sont considérés comme faisant partie de l’économie dominante, selon le critère « sociologique » donné dans l’introduction.
60Que penser maintenant de la région sud-est ?
La théorie évolutionniste/comportementale : une autre atrophie ?
61Cette région (sud-est) est l’inverse symétrique du cœur du nouveau mainstream (la région nord-ouest), puisque cette fois la R-incomplétude est pleinement assumée, mais dans un cadre d’analyse qui exclut la M-incomplétude, en ne reconnaissant qu’un seul mode de coordination.
62Cela appelle deux précisions, une par axe :
- – Sur l’axe horizontal d’abord : les travaux que nous allons rassembler n’utilisent pas notre vocabulaire et ne se proposent donc pas de traiter de la R-incomplétude. Mais il s’agit bien de rejeter la rationalité calculatoire parfaite, au profit d’un modèle plus réaliste de « rationalité limitée » face à une incertitude radicale et/ou des capacités finies de mémoire, d’analyse et de calcul.
- – Sur l’axe vertical ensuite : l’analyse conserve fermement le principe d’une coordination par le seul marché, mais pensé ici comme espace général de concurrence, plutôt que comme organisation spécifique de marché (telle la bourse de valeurs qui avait inspiré la notion walrasienne de marché pour se retrouver finalement dans les modèles RBC et DSGE).
64Elle puise une grande partie de son inspiration dans l’évolutionnisme et sa figure centrale est la pensée de Friedrich A. Hayek, dont il faut se souvenir qu’il a développé une critique féroce de l’abstraction de la TEG, tout en partageant une même exigence d’individualisme méthodologique [17]. Alors que Arrow sort de ce cadre en explorant tous les secteurs de l’économie et de la société au moyen du modèle de la rationalité optimisatrice, Hayek va faire de même, mutatis mutandis, en généralisant une logique de concurrence qui rend les individus plus intelligents collectivement qu’ils ne le sont individuellement ; grâce aux sciences cognitives, dont Hayek fut un amateur éclairé, il est devenu impossible d’ignorer les limites naturelles de la capacité de calcul des humains.
65L’économie comportementale, sous l’impulsion de Kahneman et Tversky, à partir (une fois encore) des années 1970, est venue alimenter cette région, de façon complètement indépendante, en éléments constitutifs d’une micro-économie de la rationalité limitée. La possibilité de faire des expériences, et la collaboration avec d’autres SHS facilitée par le renoncement à l’optimisation, ont conféré une très grande vitalité à cette région [18].
66Le problème essentiel de cette région est le passage à un niveau macro, comme le montrent les recueils d’articles jusqu’au tournant de l’an 2000, avec un déséquilibre extrême entre les avancées micro et les réflexions macro intégrant ces dernières (de surcroît limitées au marché du travail ou au marché financier : voir par exemple Camerer et al. [dir.] [2004]).
67Le niveau macro a été longtemps accaparé, sur un mode réflexif non formalisé, par la pensée de Hayek, à l’intérieur d’une philosophie politique bien identifiable qui est celle du néo-libéralisme, mais d’un néo-libéralisme distinct et complémentaire de celui (ou ceux) que nous avons déjà rattaché(s) aux régions nord-ouest et sud-ouest. En mobilisant à nouveau la citation synthétique de Piore, on voit qu’ici on fait reculer l’aspect « maximisation » (dans la seconde composante), mais progresser l’aspect « marché » (dans la première composante). Comme le « marché » est devenu en fait le terme générique pour exprimer une dynamique concurrentielle générale, la vision du néo-libéralisme n’est plus autant constructiviste (voire plus du tout, chez Hayek) et devient de plus en plus évolutionniste.
68Mais depuis le tournant de l’an 2000, le passage au niveau macro [19] commence à devenir le fait d’une multitude de modélisations, mixant évolutionnisme et comportementalisme de façon variée, dans un cadre soit post-DSGE avec des marchés standards, peuplés d’agents au comportement non standard, soit hors-DSGE avec des connexions ad hoc entre agents non standards [20]. Les techniques de simulation et de modélisation multi-agents (qui permettent de se libérer de la servitude de l’agent représentatif) démultiplient l’espace des possibles pour le théoricien. Cette démultiplication va expliquer la prudence de notre jugement, au regard de notre réflexion sur le rapport à l’IM. Nous sommes peut-être à la croisée des chemins. Pour une part, ces travaux marquent, comme annoncé dans le sous-titre de cette section, une régression par rapport aux exigences de l’IM « fermé », bref une sorte d’IM « atrophié ». En effet la question de la coordination excède de plus en plus le potentiel d’intelligibilité offert par l’IM. L’homo economicus de la rationalité limitée semble encore plus démuni devant les problèmes de coordination, qui devraient pourtant se multiplier, du fait de ces limites de rationalité. En définitive, tous ces modèles posent des questions qu’ils semblent structurellement incapables non seulement de résoudre mais même de poser.
69On en vient à déplorer que soit « oubliée » la découverte arrovienne de la multiplicité des modes de coordination. Mais pour une autre part, ces travaux peuvent être considérés comme une exploration dont l’horizon est la région nord-est, celle où seraient regardées en face à la fois la M-incomplétude et la R-incomplétude.
Réflexions préliminaires sur le traitement conjoint des deux incomplétudes
70Le domaine étant fondamentalement à construire, on amorcera la démarche en jetant un regard rétrospectif et synthétique sur cette attitude scientifique qui consiste à revendiquer un IM « fermé », faussement exigeant puisqu’il s’avère incapable de respecter les limites de validité qu’il a lui-même découvertes en se donnant des fondements axiomatiques. Puis on s’interrogera sur le changement de posture épistémologique d’un IM qui assumerait ces limites – or que veut dire « assumer » ces limites, sinon ne plus les considérer comme des limites mais comme des invitations à un nouveau réalisme, attendu, espéré, exigible d’un IM renouvelé ?
L’aveuglement volontaire sur les fondements engendre une fuite vers l’empirisme
71Il faut d’abord prendre conscience des blocages scientifiques occasionnés par la décision collective – plus ou moins intentionnelle – de l’économie dominante de ne pas prendre en compte les limites des fondements qu’une génération antérieure, particulièrement exigeante dans son IM, avait elle-même dégagées.
72Le premier est le renforcement du biais instrumentaliste, ou plutôt anti-réaliste, de l’économie dominante. Un deuxième est le désinvestissement théorique des jeunes générations d’économistes du courant dominant. Et les deux sont liés. Détaillons-les.
73Vue de la société civile, la communauté académique des économistes est perçue comme incarnant une conception de la scientificité axée sur le maniement de certains outils savants tout en refusant un débat sur la portée et la signification de ces outils [21], qui rendrait possible un échange critique avec ladite société civile. Seule compte aux yeux des économistes la conformité de ces outils au canon méthodologique en vigueur. L’instrumentalisme de la discipline, habilement défendu par Milton Friedman [22] (sous couvert d’adhésion au réfutationnisme poppérien), s’en trouve exacerbé jusqu’à produire une sorte d’anti-réalisme. La pertinence en matière de prévision est beaucoup trop risquée pour être mise en avant. Elle cède la place au mieux à la performance dans la réplication (plutôt que l’explication) de données statistiques passées. Ce qui reste de modélisation théorique, à force de fuir la réflexion sur les fondements, suscite un mal-être dans les jeunes générations d’économistes, qui sont soumises à une injonction paradoxale, tels des architectes priés d’innover en construisant continûment des étages supplémentaires sans toucher aux fondations, alors que les innovations les plus conséquentes nécessiteraient d’autres fondations. D’où le recentrage de nombre d’économistes sur les travaux économétriques, qui ont le double avantage de manifester une haute technicité et d’éviter d’entrer dans des débats proprement théoriques, jugés périlleux à tous égards (professionnellement, intellectuellement, politiquement) [23] ; d’où aussi l’intensification de la concurrence interne entre économistes, incités à se situer tous sur le même plan de ces travaux empiriques (la technicité des outils utilisés devenant alors le critère de différenciation verticale des qualités [24]).
74Le terme de ce processus, si l’on n’y prend garde, risque d’être une société, pour qui l’économie réelle se réduit à de plus en plus de données, qu’elle est de moins en moins capable d’interpréter. Il n’y a donc pas seulement un intérêt académique à vouloir traiter conjointement les deux incomplétudes.
Les limites d’un IM « fermé » sont les leviers d’un IM « ouvert »
75Nous indiquerons trois séries de repères, pour un programme de recherche dans la direction de cette région nord-est, en soulignant autant que possible leur interdépendance logique.
761/ L’expérience de l’IM des cinquante dernières années, en économie, suggère que la tradition néo-classique peut dépasser (non sans inconvénients) soit la R-incomplétude, soit la M-incomplétude, mais pas les deux, car ce serait se dépasser elle-même. Quel est l’élément, commun aux deux incomplétudes, auquel la tradition néo-classique, aux deux piliers axiomatisés, ne pourrait supporter de renoncer sans se désintégrer ? Dit en termes simples, c’est le fait que le temps peut apporter du neuf. On a vu avec Arrow et Hurwicz que cela interdit de traduire les axiomes de rationalité en termes de maximisation d’une fonction d’utilité, avec l’incertitude de l’avenir ramenée à des probabilités numériques ; et avec Arrow et Hahn que cela interdit d’instituer tous les marchés d’assurance ou d’options, qui permettraient à des agents rationnels de prendre leurs décisions d’offre ou de demande, conduisant à un équilibre général dans une économie régulée exclusivement avec des marchés organisés. Mais si le temps apporte du neuf, cela veut dire que l’individu peut apprendre. L’apprentissage est l’envers de l’incomplétude [25]. Il y a donc du positif dans la R-incomplétude. Mais ce n’est pas moins vrai de la M-incomplétude. Le marché avec ses prix ne suffit pas – c’est le côté négatif de la M-incomplétude. Le côté positif a été immédiatement repéré par Arrow : il y a d’autres modes de coordination. Arrow en a listé trois. Mais la liste n’est pas close : nous pouvons… apprendre de nouvelles façons de nous coordonner [26]. L’univers des deux incomplétudes, du fait de ces possibilités d’apprentissage, est peut-être plus complexe mais il est plus riche et plus intéressant que l’univers de l’IM « fermé » qui, en excluant l’incomplétude, excluait la créativité, aux niveaux individuel et collectif [27]. Cela introduit le repère suivant.
772/ Cette créativité, via l’apprentissage de nouveaux modes de coordination, va produire naturellement des entités collectives, dont l’IM « fermé » avait, par construction, le plus grand mal à rendre compte. Le nouvel IM va commencer à devoir manipuler – cette fois sans se renier – des entités collectives. Ces entités collectives vont rétroagir sur la définition de la rationalité individuelle, selon que l’individu se considère comme membre, ou pas, de telle ou telle entité. C’est un changement majeur dans la définition de l’individu : d’une part, il porte un intérêt direct à la coordination, ce qui tranche complètement avec l’homo economicus de l’IM « fermé » ; d’autre part, il doit se poser la question de son identité – et celle-ci, selon qu’elle est personnelle, sociale, humaine, modifie la perception et l’évaluation des coûts et des avantages de ses choix. Inversement, cette mutation de l’individu va faire retour sur la question de la coordination, en plaçant l’agent dans un espace traversé par de multiples appartenances collectives – bref en instaurant un troisième ordre de réalité [28] : intersubjectif, qui s’ajoute aux deux ordres – subjectif, objectif – auxquels se limitait l’équipement ontologique de l’IM « fermé ». Et cet enrichissement ontologique [29] contraint définitivement la rationalité individuelle à ne plus se contenter de compétences calculatoires – et à les compléter par des compétences interprétatives [30].
783/ Ces allers-retours entre mutations de la rationalité et de la coordination, typiques de la démarche de traitement conjoint des deux incomplétudes, doivent aider le lecteur à comprendre à quel point la région nord-est va différer analytiquement des autres. Une illustration [31] sera utile. George Akerlof a utilisé, comme nous (implicitement) dans le point précédent, la théorie de l’identité sociale [32] qui vient de la psychologie sociale, mais il l’a fait en rajoutant des variables d’appartenance sociale dans des fonctions d’utilité individuelle à maximiser, et en plongeant ensuite ses individus dans des schémas standards de théorie des jeux ou d’échanges marchands (voir la bibliohraphie de ses travaux dans : Akerlof & Kranton, 2010). Double incohérence : une variable d’appartenance sociale requiert une rationalité interprétative et non plus seulement calculatoire et les schémas de coordination, donc d’équilibre, devraient en être modifiés. Deux propriétés spécifiques de cette région nord-est émergent ainsi de cette illustration : (a) les relations d’interdisciplinarité changent de nature (loin de tout impérialisme, l’économie doit se mettre en conformité avec la discipline d’emprunt : ici la psychologie sociale) ; (b) le rôle croissant des variables collectives ne justifie plus une cloison étanche entre IM et HM, comme avec l’IM « fermé ».
80Pousser plus loin cette exploration relèverait d’un autre article. Il n’est pas nécessaire de revenir sur le panorama des différentes « stations » de l’IM « fermé » dans l’économie dominante, et de ses avatars jusqu’à la date présente. Au lecteur de juger si le contenu annoncé dans l’introduction a bien correspondu au chemin parcouru. En revanche, en guise de conclusion, on va fournir une dernière illustration, symbolisant et condensant les éléments principaux de l’IM « ouvert » dont cet article conjecture (avec un mélange de prédiction et de souhait) l’avènement. Que devient l’entreprise, dans la région nord-est où la R-incomplétude et la M-incomplétude deviennent le ressort même de l’argumentation ? Agent individuel dans les régions sud-ouest et sud-est, mode de coordination dans la région nord-ouest, elle est l’un et l’autre pour une raison qui tient au droit (ici apparaît une forme nouvelle d’interdisciplinarité) : pas d’entreprise sans la « société » personne juridique – au même titre que les personnes physiques. Cette distinction échappe totalement à l’IM « fermé » de l’économie dominante. Le droit fait donc d’un collectif un décideur individuel – voilà qui semble brouiller la frontière entre IM et HM, d’autant que l’analyse des interrelations financières entre les sociétés révèle de puissantes forces structurelles. En même temps, aucune personne morale, privée ou publique, n’agit sans personne physique pour l’animer, ce qui rouvre immédiatement un nouvel espace pour l’IM. Rien ne saurait mieux représenter ce que nous appelons un IM « ouvert » que cette question du rapport entre personnes physiques et personnes morales (privées et publiques). Or il n’y a peut-être pas de question plus fondamentale, dans l’économie et la société contemporaines.
Notes
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[1]
L’auteur est reconnaissant aux trois rapporteurs anonymes de la revue, ainsi qu’à Nathalie Bulle et Daniel Andler, Alban Bouvier, Pierre Demeulenaere, Peggy Favereau, Enzo Di Nuoscio, Christian Schmidt, sans oublier les participants à la rencontre économie et psychanalyse du 30 septembre 2017 (retranscrite dans la revue Confluents, no 69) pour leurs remarques et commentaires qui ont permis d’améliorer ce texte dans ses versions successives. Il garde l’entière responsabilité des erreurs et approximations qui y demeurent.
-
[2]
Voir Edmond Malinvaud (1991 : chap. 6, et en particulier p. 195-200) pour une présentation du théorème démontré par André Nataf en 1964.
-
[3]
Dans ce cadre, l’économiste se heurte aux théorèmes négatifs de Hugo F. Sonnenschein, Rolf R. Mantel et Gérard Debreu, entre 1972 et 1974. Ceux-ci reviennent à montrer, pour le dire métaphoriquement, une certaine indépendance réciproque entre les propriétés des comportements individuels et celles de leur somme sur le marché.
-
[4]
Excepté le fait que le calcul des prix d’équilibre est laissé au mécanisme institutionnel du marché (le secrétaire de marché, dira Léon Walras), dont nul ne sait d’où il sort. Voir aussi note [1].
-
[5]
Ian Hacking fait remonter cette tradition à Pascal, avec l’invention des probabilités numériques, et à son « pari » présenté comme le premier problème de théorie de la décision (Hacking, 1975).
-
[6]
Validité de ses outils formels, qui n’épuise pas ses conditions de validité empirique. Le lecteur qui souhaiterait une réflexion approfondie sur la méthode axiomatique, en rapport avec la discipline économique, devrait consulter Philippe Mongin (2003).
-
[7]
Pour une synthèse pédagogique, voir John C. Harsanyi (1977).
-
[8]
Selon l’excellente expression de David Kreps (1990).
-
[9]
On peut même parler de renforcement (Orléan [dir.], 2015 ; et voir note [10]).
-
[10]
Dont nous avons donné une caractérisation « sociologique » dans l’introduction.
-
[11]
Pour cette raison, si la TEG constitue la « Théorie Standard », on peut qualifier de « Théorie Standard Étendue » cette nouvelle figure centrale de l’économie dominante, en reprenant une terminologie classique en philosophie des sciences. Arrow en était parfaitement conscient (Arrow, 1985 : 38).
-
[12]
D’une littérature immense, citons seulement les manuels de Jean Tirole (1988, 2006, 2018) ainsi que Bernard Salanié (2005), Patrick Bolton et Mathias Dewatripont (2005) ou encore pour Law and Economics, la synthèse de Steven Shavell (2004) ou le recueil d’articles d’Alain Marciano (2009).
-
[13]
D’une littérature surabondante, extrayons le petit ouvrage de la politiste Wendy Brown (2007) et les sommes de Pierre Dardot et Christian Laval (2009) et Christian Laval (2007, 2018), sans oublier les cours prophétiques de Michel Foucault au Collège de France en 1978-1979. Voir aussi l’intéressante liste de composants dressée par Wendy Brown (2007 : 58).
-
[14]
Deux références s’imposent : Pierre Demeulenaere (1996) et Christian Laval (2007).
-
[15]
Le lecteur intéressé peut se reporter à l’ouvrage collectif dirigé par David Colander qui en offre à la fois une synthèse pédagogique et une critique éclairée (Colander [dir.], 2006).
-
[16]
Pour un exposé technique accessible, nous renvoyons le lecteur intéressé à Paul Romer (2016). Ce dernier est co-récipiendaire du prix Nobel d’économie 2018. Voir aussi la critique plus ancienne de Lawrence Summers (1991).
-
[17]
On trouvera toutes les références dans l’excellente synthèse de Gilles Dostaler (2001).
-
[18]
Voir Daniel Kahneman, Paul Slovic et Amos Tversky (1982), Daniel Kahneman (2012) ainsi que Gerd Gigerenzer et Reinhard Selten (dir.) (2001), et plus récemment Richard Thaler et Cass Sunstein (2008).
-
[19]
Avec les niveaux intermédiaires que sont les entreprises, les marchés et les institutions (dans une perspective plutôt évolutionniste, voir Jacques Lesourne, André Orléan et Bernard Walliser [2002] ; et dans une perspective plutôt comportementaliste Samuel Bowles [2003]).
-
[20]
Pour une brève synthèse, voir David Colander et al. (2008), ainsi que, pour un exemple concret, Mauro Napoletano et al. (2012).
-
[21]
Il serait plus exact de dire que le débat est soigneusement circonscrit à des segments spécialisés, comme l’économie expérimentale, l’économie comportementale, la théorie institutionnaliste, voire la neuro-économie, etc., sans jamais que se développe une volonté collective de révision simultanée de tous les niveaux de la représentation scientifique de l’économie, sur la base de ce qui est découvert dans ces segments spécialisés.
-
[22]
Voir Milton Friedman (1953) – et son héritage, plutôt durci par ses successeurs, que j’ai étudié (Favereau, 1995, 2013).
-
[23]
L’ouvrage controversé de Pierre Cahuc et André Zylberberg (2016) en offre une version caricaturale, tandis que la monographie d’Angus Deaton et Nancy Cartwright (2016) place le débat au niveau qui convient.
-
[24]
Voir la chronique lucide de Pierre-Yves Geoffard (2019).
-
[25]
« [Face à une véritable incertitude] L’apprentissage, sous la forme de réaction aux conséquences perçues, est le mode dominant sous lequel se manifeste la rationalité » (Simon, 1978 : 8).
-
[26]
Nous avons montré ailleurs que l’incomplétude peut faciliter paradoxalement la coopération, à l’inverse de toute la théorie des contrats (Favereau, 1997).
-
[27]
Voir les travaux récents sur la modélisation de la rationalité « créative » (Le Masson, Weil & Hatchuel, 2017).
-
[28]
Citons Charles Taylor (1971), Karl Popper (1979) avec ses trois mondes et surtout Vincent Descombes (1996). Les conventions sont l’exemple paradigmatique d’entités intersubjectives, ni subjectives, ni objectives.
-
[29]
Le premier économiste à avoir soutenu cette thèse est l’Anglais Tony Lawson (2003). Voir aussi le recueil de Edward Fullbrook (2001).
-
[30]
Formellement, cela implique un changement de logique par rapport à l’axiomatique standard : non plus extensionnelle, mais intensionnelle (voir Favereau, 2003). Ce sera la base de notre critique d’Akerlof, ci-après.
-
[31]
Elle est suggérée par un des rapporteurs anonymes.
-
[32]
Consulter John C. Turner (1987). Nous en montrons toutes les affinités avec le programme de recherche de l’économie des conventions (Bessis et al., 2006).