1Cet article analyse et critique une idée largement répandue de nos jours dans la philosophie des sciences sociales anglo-saxonne, ainsi que chez certains tenants de la sociologie analytique, selon laquelle l’individualisme méthodologique (IM) répondrait à une tradition réductionniste.
2Le concept de réductionnisme est une version remaniée et plus moderne de l’antique concept d’atomisme et, comme celui-ci, il décrit l’incapacité de certaines approches sociologiques et économiques à prendre en considération les contraintes systémiques et socioculturelles qui influencent l’action individuelle. Selon l’interprétation réductionniste de l’IM, cette tradition serait donc incapable de tenir compte du conditionnement social des individus et, par conséquent, elle n’aurait pas de légitimité scientifique et épistémologique. En d’autres termes, l’IM échouerait à développer des explications réalistes et valables des phénomènes sociaux (Di Iorio, 2015 : 75-115).
3Cet article s’articule autour de trois points clés. Premièrement, il vise à éclaircir la signification précise du concept de « réductionnisme » tel qu’il est utilisé dans la littérature contemporaine. Les auteurs accusant l’IM d’être réductionniste, même s’ils sont tous d’accord pour affirmer que cette approche est incompatible avec l’analyse systémique des phénomènes sociaux et du conditionnement social, n’arrivent pas toujours à cette conclusion de la même façon. En effet, comme nous le verrons, il existe deux types d’interprétations réductionnistes de l’IM : celle en termes de réductionnisme psychologique et celle en termes de réductionnisme sémantique (Di Iorio & Chen, 2019). De plus, cette dernière interprétation présente une variante nominaliste et une variante antinominaliste. Les variations entre ces différents concepts de réductionnisme sont analysées et expliquées en détail en comblant une lacune dans le débat méthodologique au sujet de l’IM qui relève précisément du fait que, dans le cadre de ce débat, le mot « réductionnisme » est souvent utilisé sans tenir compte de son caractère partiellement polysémique.
4Deuxièmement, l’article montre que ces deux types d’interprétations réductionnistes de l’IM sont l’une comme l’autre incorrectes, et proposent une vision caricaturale de cette approche qui n’a été jamais défendue par ses théoriciens les plus importants. Il est défendu que l’IM a été dès son origine une démarche structurelle ou, s’il l’on préfère, systémique même si l’on trouve des versions atomistes d’IM en philosophie politique (théorie du contrat social) et en économie (théorie mathématique de l’équilibre économique). Troisièmement, l’article critique la thèse selon laquelle, puisque l’IM est réductionniste, il faudrait le remplacer par un nouveau type d’approche appelée parfois « individualisme structurel », qui représenterait une troisième voie entre holisme et IM (Demeulenaere, 2011 ; Udehn, 2002). Presque tous les critiques contemporains de l’IM sont d’accord au sujet de la nécessité de développer cette troisième voie. Ils considèrent à tort l’analyse systémique comme une invention typique de la tradition holiste incompatible avec l’IM, mais ils reconnaissent à ce dernier la validité de sa critique du déterminisme sociologique.
Réductionnisme psychologique
5L’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme psychologique a été développée de façon plus ou moins indépendante par des auteurs qui relèvent de différentes traditions intellectuelles, mais qui, malgré certaines divergences lexicales, ont critiqué l’IM sur la base d’une ligne argumentative qui est, au fond, identique. Ce type d’interprétation de l’IM a été défendu, par exemple, par le sociologue suédois Lars Udehn (2001, 2002), qui a publié la seule histoire de l’IM disponible en langue anglaise et dont les travaux ont eu une certaine influence sur la sociologie analytique. Le philosophe britannique Roy Bhaskar (1979), connu pour sa théorie du « réalisme critique », a proposé lui aussi ce type d’interprétation de l’IM ainsi que deux partisans célèbres de son approche épistémologique : l’économiste Tony Lawson (1997, 2003) et la sociologue Margaret Archer (1995). Un autre auteur connu, ayant défendu l’idée que l’IM serait fondé sur un réductionnisme psychologique est le philosophe poppérien Joseph Agassi (1960, 1975).
6Selon les auteurs mentionnés ci-dessus, l’IM serait une théorie du réductionnisme psychologique dans le sens où il viserait à réduire le social au mental. Cela revient à dire que, depuis leur point de vue, l’IM nierait la présence d’une structure sociale, caractérisée par des règles, des rôles et des sanctions, et qui existerait de façon objective, c’est-à‑dire indépendamment de ce que les acteurs pensent au sujet de leur liberté d’action dans le cadre de la vie sociale. En d’autres termes, l’IM ne prendrait pas en considération le fait que les contraintes doivent être conçues comme des données de la réalité qui existent à l’extérieur de l’esprit des individus, et qui limitent la liberté d’action précisément en raison de leur caractère exogène. Cette critique de l’IM, dont les racines doivent être recherchées chez Durkheim et Marx, s’appuie sur l’importance centrale que cette approche accorde à la méthode compréhensive en sociologie. Le fait que les individualistes (Menger, Weber, Simmel, Schütz, etc.) aient insisté considérablement sur la nécessité de rechercher la cause ultime de l’action chez l’acteur et, en particulier, dans sa façon d’interpréter le monde, est vu comme la preuve que l’IM est une théorie purement subjectiviste (et donc antiréaliste et psychologiste) des contraintes socioculturelles qui sont réduites à de pures constructions mentales, alors qu’elles sont objectives puisqu’elles existent indépendamment du vécu individuel (Di Iorio, 2016b).
7Prenons en considération un exemple banal. Dans plusieurs villes américaines, il est interdit par la loi de boire de l’alcool dans la rue. Imaginons qu’un touriste européen ne connaisse pas l’existence de cette interdiction et qu’il se promène dans les rues d’une de ces villes en buvant une bière. Même si ce touriste pense être libre d’agir comme il le fait, il y a bien une contrainte objective qui existe indépendamment de son vécu subjectif et, par conséquent, si la police le voit, elle peut intervenir. Cet exemple trivial montre précisément dans quel sens, selon les auteurs qui interprètent l’IM en termes de réductionnisme psychologique, cette approche est incapable d’expliquer les contraintes structurelles qui limitent la liberté de l’acteur.
8Comme le souligne Udehn (2002 : 487), « selon Weber, von Mises et von Hayek, la société et la culture sont des phénomènes subjectifs qui existent seulement dans les esprits des individus ». La différence entre limites objectives et convictions psychologiques au sujet des contraintes sociales est expliquée par Udehn en utilisant la dichotomie « exogène/endogène » : « exogène » renvoie à la réalité objective, à l’extérieur de l’esprit humain, alors que ce qui est « endogène » constitue les croyances subjectives des acteurs, c’est-à‑dire la dimension psychologique (ibid.). En ce qui concerne l’IM, à son sens, « les institutions sociales apparaissent […] seulement parmi les variables endogènes », au sens où elles sont précisément ce que les individus pensent qu’elles sont, selon la façon dont ils développent une interprétation du monde social et de ses contraintes (ibid., p. 448). Par conséquent, l’IM ne pourrait pas véritablement tenir compte de la façon dont ces institutions créent un conditionnement social objectif en limitant la liberté des acteurs : « l’institutionnalisme est incompatible […] avec […] l’individualisme méthodologique » (ibid. ; voir aussi Udehn, 2001 : 355). Selon Udehn (2001 : 318), il faut se débarrasser de la version originaire de l’IM et utiliser une approche qu’il appelle, en suivant les sociologues hollandais Reinhard Wippler (1978) et Werner Raub (1982), « individualisme structurel », devant être conçue comme une « synthèse entre individualisme et holisme » (Udehn, 2001 : 318). La différence entre l’individualisme structurel et l’IM tient au fait que, dans le cadre de ce dernier, aucun « pouvoir causal ou explicatif n’est attribué aux phénomènes sociaux » (ibid.) au sens holiste, alors que le premier reconnaît que les dynamiques sociales dépendent en partie des croyances et des évaluations des individus, et en partie de facteurs holistes. Il s’agit dans ce cas de facteurs institutionnels objectifs qui existent indépendamment de la conscience individuelle comme, par exemple, les rôles sociaux des acteurs et la structure juridique de la société.
9Un point de vue similaire à celui de Udehn au sujet de l’IM est partagé par l’ensemble des philosophes, économistes et sociologues, qui s’inspirent du réalisme critique de Roy Bhaskar. Comme l’explique Lawson (1997 : 137), un des plus célèbres continuateurs de ce penseur britannique, l’IM tel qu’il est conçu, par les théoriciens de l’approche compréhensive en sciences sociales comme Hayek, « ne reconnaît pas la réalité des structures sociales existantes en dehors de la façon dont elles sont conceptualisées dans l’agir » (voir également Lawson, 1997 : 28 sqq). En d’autres termes, depuis cette perspective, le problème de l’IM serait qu’il n’est pas possible de définir ces structures « en […] termes objectifs […], mais seulement […] en termes de croyances humaines » (ibid., p. 138, 139). Ce qui signifie que la société consisterait « en dernière analyse, dans les opinions, croyances et attitudes des agents individuels » (ibid., p. 139). Or, cette vue est erronée puisque les « structures » qui gouvernent et influencent les interactions humaines sont « irréductibles aux conceptions individuelles » (ibid.) même si elles « sont dépendantes […] des concepts et actions des êtres humains » (ibid., p. 147). Par conséquent, l’IM manque d’une « ontologie adéquate » (ibid., p. 148) du monde social et de sa dimension structurelle. Il représente une théorie antiréaliste et anti-objectiviste – ou si l’on veut « idéaliste » (King, 2004) – de ce monde et de ses contraintes, laquelle est erronée puisque ces dernières découlent du fait que les « pratiques sociales », les « règles sociales » et les « positions sociales » existent en tant que réalités objectives (Lawson, 2003 : 39).
10Un autre auteur ayant interprété au moins une partie de la tradition individualiste, notamment celle qui relève de la sociologie compréhensive développée par Weber, en termes de « psychologisme » est Joseph Agassi (1960 ; 1975). Ce disciple de Popper a suggéré de se débarrasser du concept d’IM et de lui préférer celui d’« individualisme institutionnel ». Le trait distinctif de cet individualisme institutionnel est le fait qu’il suppose que « les institutions existantes constituent une part des circonstances individuelles qui, avec les intentions des individus, déterminent leurs comportements » (Agassi, 1960 : 247). Joseph Agassi (ibid.) croit que, selon l’IM traditionnel de type psychologiste, ces institutions ne jouent, en revanche, aucun rôle (voir aussi Udhen, 2002 : 489). En d’autres termes, son individualisme institutionnel « rejette que les buts individuels et les circonstances physiques seules déterminent les actions humaines » (Agassi, 1975 : 147). Dans le cadre de cet individualisme antipsychologiste, « les opinions des personnes jouent un rôle majeur dans la situation sociale ; mais elles le jouent moins en tant qu’opinions personnelles qu’en tant qu’opinions institutionnelles ou publiques » (Agassi, 1960 : 266). De plus, l’individualisme institutionnel reconnaît que « les institutions forment le caractère des individus » (ibid., p. 267). Comme le précise Udehn (2002 : 489) en analysant l’approche défendue par Agassi, « dans la version originelle de l’individualisme méthodologique, les institutions sociales doivent être expliquées en termes d’individus, au sens où elles apparaissent seulement comme étant partie de l’explanandum, et donc comme la conséquence de l’explication, mais elles ne font jamais partie de l’explanans, ou de l’antécédent de l’explication. Dans l’individualisme institutionnel, d’un autre côté, les institutions sociales ont, en revanche, un pouvoir explicatif et, par conséquent, elles apparaissent dans l’explanans, ou l’antécédent de l’explication ». L’individualisme institutionnel est, selon Agassi, un juste milieu entre holisme et individualisme. Il paraît évident que ce nouveau type d’individualisme proposé par le philosophe poppérien est très proche du concept d’individualisme structurel d’Udehn mentionné auparavant.
Les croyances collectives et leurs conséquences
11Le réductionnisme psychologique accuse l’IM de réduire le social au mental et de nier les contraintes socioculturelles ou institutionnelles objectives influençant l’action. Cette accusation repose sur un malentendu à propos de la nature de l’approche interprétative (verstehen) de l’IM. Il est certes vrai que l’IM insiste sur le fait qu’il est nécessaire de prendre en considération le sens des actions humaines, c’est-à‑dire la façon dont les individus « voient » les choses (Weber, 1978 [1922] : 13 ; voir aussi Bronner & Géhin, 2017 : 58-128 ; Di Iorio, 2015 : 55-74 ; Picavet, 2015, 2018), en revanche, il est incorrect d’affirmer que, selon l’IM, les contraintes socioculturelles devraient être conçues de façon antiréaliste ou purement subjectiviste. Pour comprendre cela, il est nécessaire de considérer deux points.
12Le premier consiste à remarquer que, contrairement à ce qu’ont soutenu Udehn et les autres auteurs mentionnés dans le paragraphe précédent, l’IM ne se focalise pas sur le problème de l’interprétation de croyances strictement personnelles comme, par exemple, l’opinion isolée d’un individu particulier, au sujet de ce qu’il est libre ou non de boire dans les rues des villes américaines (voir aussi Bronner, 2011). Afin d’expliquer les contraintes socioculturelles qui influencent l’action, l’IM ne donne guère d’importance à ce type de croyances parce que, pour le dire avec les mots du sociologue interprétatif britannique Anthony King (2004 : 190), « ce ne sont pas celles-ci qui fondent la vie sociale ». En réalité, l’IM reconnaît la centralité d’un principe qu’Alfred Schütz (2000), en réinterprétant Weber à la lumière de Husserl, a appelé « intersubjectivité ». Pour utiliser les mots de Weber (1978 [1922]), ce principe indique précisément le fait que la sociologie individualiste n’est pas la science des opinions strictement subjectives, mais, au contraire, la science des modes d’agir et de penser typiques. En d’autres termes, l’IM applique son approche interprétative à un sens partagé ou, s’il l’on préfère employer la formule que Raymond Boudon (2001) a empruntée à Durkheim, à des « croyances collectives ». Comme l’a souligné Hayek (1952 : 34), depuis le point de vue de l’IM, « les systèmes sociaux doivent être considérés comme résultant du fait que de nombreuses personnes partagent le même point de vue », c’est-à‑dire comme les « conséquences du fait que les personnes se perçoivent et perçoivent le monde au travers de sensations et de concepts organisés au sein d’une structure mentale commune à tous ».
13Le deuxième point à considérer, afin de clairement distinguer l’IM de toute forme de réductionnisme psychologique, est simplement que, dans le cadre de cette approche, la conception interprétative des croyances collectives, selon laquelle il faut les expliquer en termes de « bonnes raisons », est strictement liée à l’analyse des conséquences objectives et réelles, produites par ces croyances, qui sont souvent non intentionnelles (Di Iorio, 2015 : 104). L’IM rend compte des différents types de contraintes sociales en combinant précisément la dimension du « verstehen » et celle de l’étude des effets d’agrégation produits par les croyances collectives (Boudon, 1997 ; Cherkaoui, 2006). Pour Weber par exemple, le système des castes en Inde, et les puissantes contraintes socioculturelles qu’il produit au niveau social, sont la conséquence d’un ensemble de croyances magiques et religieuses partagées, qui peuvent être comprises à travers une démarche interprétative (Weber, 1946 : 396-415).
14Confondre l’IM avec une théorie du réductionnisme psychologique est erroné, précisément dans la mesure où l’IM est une approche interprétative qui considère les conséquences objectives des croyances collectives partagées par les acteurs. Parmi ces conséquences, qui définissent la nature du conditionnement social, il y a bien l’émergence de structures socioculturelles ou institutionnelles, souvent formées de façon non intentionnelle (voir Di Iorio, 2015 : 75 sqq). Dans le paragraphe « Individus et systèmes » ci-après, en suivant Mises et Hayek, nous considèrerons le cas de l’ordre spontané du marché concurrentiel. L’IM présuppose, d’une part, l’existence de structures qui transcendent la volonté et la compréhension des individus isolés, d’autre part, la possibilité pour ces structures, comme nous le verrons plus en détail dans les prochaines pages, de rétroagir sur les acteurs en limitant leur liberté de choix (voir Bulle, 2018 ; Hayek, 2011). Le simple fait que, selon l’IM, une grande proportion de ces structures soient non intentionnelles rend clairement intenable l’idée que cette approche viserait à réduire la dimension sociale au simple contenu des psychés individuelles. Comme l’a écrit Popper (1963 : 124, 125), depuis le point de vue de l’IM, « la vraie tâche des sciences sociales est d’expliquer ces choses que personne ne veut » [2] (voir aussi Antiseri, 2004).
Réductionnisme sémantique
15L’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme sémantique a été développée dans le cadre de la philosophie analytique anglo-saxonne à partir des années 1950, et de nos jours, elle est devenue également populaire dans les milieux de la sociologie et de l’économie. Plusieurs auteurs ont contribué à la diffusion de cette interprétation de l’IM, parmi lesquels nous pouvons citer, par exemple, Mandelbaum, Lukes, Kincaid, Pettit et Sawyer. L’expression de « réductionnisme sémantique », que nous utilisons ici pour décrire cette façon de concevoir l’IM, est empruntée à Antonio Rainone (1990).
16Comme l’on sait, l’IM localise la cause ultime des dynamiques sociales chez les individus et leur façon de concevoir le monde au lieu de la chercher dans des facteurs de type holiste comme, par exemple, la structure économique au sens d’Althusser ou les « habitus » au sens des culturalistes (voir Boudon, 2010 : 28, 29 ; Demeulenaere, 2015 ; Picavet, 2015). Depuis le point de vue du holisme, l’acteur et ses raisons n’ont guère d’importance parce que le vécu individuel est déterminé de façon inconsciente et mécanique par des causes occultes (Boudon & Bourricaud, 2004 [1982] : 387 sqq). Afin de s’opposer à ce type de perspective sociologiste, les tenants de l’IM ont souvent insisté sur le fait que les phénomènes sociaux doivent être expliqués en termes d’individus et non en termes de facteurs holistes (Bronner & Géhin, 2017 : 9-13). Prenons, par exemple, ce célèbre passage de Max Weber qui est souvent cité dans la littérature portant sur l’IM :
Si, au bout du compte, je suis moi-même devenu maintenant sociologue (selon l’intitulé de mon arrêté de nomination), c’est essentiellement pour mettre un terme à la pratique qui hante encore les lieux et consiste à travailler avec des concepts collectifs (Kollektivbegriffe). En d’autres termes, la sociologie, elle aussi, ne peut se pratiquer qu’en parlant de l’agir d’un, de plusieurs ou d’un grand nombre d’individus, par conséquent de manière strictement individualiste quant à la méthode (Weber, 2005b [1972] : 924).
18Selon l’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme sémantique, l’idée selon laquelle il ne faut pas expliquer les phénomènes sociaux en termes de concepts collectifs de type holiste signifierait que les sciences humaines et sociales devraient se conformer à un principe de réduction sémantique des prédicats sociaux à des prédicats individuels (Kincaid, 2017 ; Petroni, 1991 ; Rainone, 1990). Les phénomènes sociaux devraient être donc expliqués en présupposant qu’il soit possible de réduire le vocabulaire se référant à des propriétés sociales au vocabulaire se référant à des propriétés individuelles. En d’autres termes, l’IM est interprété comme une théorie où le sens des descriptions, des concepts et des explications utilisés dans les sciences sociales, devrait être conçu comme se référant toujours et nécessairement à une simple somme de propriétés individuelles (voir Mandelbaum, 1955 ; Lukes, 1973 ; Ruben, 1985 ; Kincaid, 1986, 1996 : 142-190 ; Kincaid & Zahle, 2019 ; Little, 1990 ; Rainone, 1990 ; Pettit, 1993 : 165-215 ; Petroni, 1991 ; Sawyer, 2002, 2003 ; Zahle & Finn, 2014 ; Elder-Vass, 2014). Ce type d’interprétation de l’IM est lié à une reformulation, en termes d’analyse du langage, de l’ancienne idée selon laquelle le tout est plus que la somme des parties. Comme l’explique Steven Lukes (1968 : 120), selon cette conception de la tradition individualiste, « les faits concernant la société et les phénomènes sociaux doivent être expliqués seulement en termes de faits au sujet des individus ».
19Cependant, toute approche fondée sur une réduction sémantique des prédicats sociaux aux prédicats individuels est « évidemment invraisemblable » (Kincaid, 1986 : 504). Il s’ensuit que l’IM est erroné. Par exemple, la phrase « la nation X est plus riche que la nation Y » est, depuis un point de vue sémantique, irréductible à une somme de propriétés individuelles parce qu’elle ne signifie pas que chaque membre de la nation X est plus riche que chaque membre de la nation Y (Di Nuoscio, 2018 : chap. 7). Les auteurs interprétant l’IM en termes de réductionnisme sémantique ont parfois utilisé des arguments très techniques afin de montrer l’impossibilité de ce type de réductionnisme comme, par exemple, le fameux « problème de la réalisation multiple » (Kincaid, 1986). Nous ne considérerons pas ces arguments techniques ici parce que les présenter en détail serait inutile du point de vue de notre analyse, étant donné que nous reconnaissons volontiers qu’ils sont corrects et valides et que notre approche vise simplement à expliquer que l’IM n’est pas un réductionnisme sémantique au sens précisé ci-dessus (Bulle, 2018).
20En résumé, interprété comme une forme de réductionnisme sémantique, l’IM devrait être rejeté pour deux raisons : 1) d’une part, parce que l’analyse des phénomènes sociaux doit être nécessairement fondée sur l’utilisation de concepts et de lois sémantiquement irréductibles aux propriétés individuelles, le tout étant, d’un point de vue sémantique, plus que la simple somme des parties ; 2) d’autre part parce que, étant fondé sur un principe de réduction sémantique, l’IM est incapable de reconnaître ce fait fondamental : les explications en sciences sociales doivent prendre en considération des facteurs sociaux (par exemple, la culture religieuse d’un pays) et des lois (comme la loi de l’offre et de la demande) qui, en plus d’être sémantiquement irréductibles à des propriétés individuelles ou psychologiques, créent des contraintes systémiques qui influencent les actions individuelles.
Individus et systèmes
21L’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme sémantique ne semble pas plausible, et ce, pour trois raisons qui sont toutes liées au même problème : les philosophes analytiques qui ont proposé cette interprétation ont certes développé des analyses formellement précises au sujet du caractère nécessairement systémique des sciences sociales, mais ils ne se sont guère préoccupés d’étudier de façon attentive les travaux originaux des auteurs qu’ils critiquaient. D’un point de vue philologique et historique, cette interprétation de l’IM, à l’instar de celle en termes de réductionnisme psychologique considérée dans le paragraphe précédent, n’est pas valide.
22La première raison est simplement que le réductionnisme sémantique a été attaqué de façon explicite par plusieurs théoriciens se réclamant de l’IM, nous pensons notamment à des sociologues tels que Raymond Boudon et James S. Coleman, ou bien aux membres de l’école autrichienne d’économie, ainsi que Karl Popper et certains de ses disciples. Ces auteurs ont reconnu la nature systémique et irréductible des phénomènes sociaux. Selon Popper, dans n’importe quelle science, le fait que le tout soit plus que la somme des parties est tout simplement un truisme :
On réalise rarement, semble-t‑il, la trivialité et le vague qui entoure l’affirmation selon laquelle le tout est plus que la somme des parties. Même trois pommes dans une assiette sont plus que leur « simple somme », puisqu’il existe nécessairement certaines relations entre elles (la plus grande peut-être positionnée entre les deux autres, etc.) (Popper, 1957 : 82).
24De son côté, Carl Menger, un autre célèbre individualiste méthodologique, bien avant Popper, a souligné lui aussi que les phénomènes sociaux présentent toujours des caractéristiques systémiques (voir aussi Antiseri, 2004 : 141 sqq ; Campagnolo, 2013, 2016). À son avis, « les structures sociales […] sont des unités de degré supérieur à leurs parties » (Menger, 1985 [1883] : 142). Elles sont caractérisées par des « fonctions » qui « sont des expressions vitales de ces structures en leur totalité » (ibid., p. 139). Selon Menger 1985 [1883] : 147), la société est un système, dans la mesure où chacune de ses parties – chaque individu ou chaque sous-système (comme une famille ou une entreprise) – « sert la fonction typique du tout, le conditionne et l’influence, et en retour est conditionnée et est influencée par lui, par sa nature typique et sa fonction typique » (voir aussi Simmel, 1977 [1892]). Hayek (1967 : 70), influencé par Menger, a écrit que la société « est plus que la simple somme de ses parties » et qu’elle est un système caractérisé par le fait que ses éléments constitutifs sont « reliés les uns aux autres d’une certaine manière ». De son côté, Boudon a noté qu’en sciences sociales il n’existe pas d’exemple d’explication qui ne se réfère à des propriétés systémiques, l’analyse structurelle étant tout simplement une caractéristique « physiologique » et indispensable à n’importe quelle recherche sociologique (Boudon, 1971 : 1-4 ; voir aussi Boudon & Bourricaud, 2004 : 387, 388 ; Di Iorio, 2016b : 361).
25Comme nous l’avons déjà souligné, les individualistes méthodologiques ont insisté sur le fait qu’il faut expliquer les phénomènes sociaux « en termes d’individus » (Kincaid, 2017 : 87), non dans le sens où ils auraient voulu développer des explications en termes de réductionnisme sémantique, mais dans le sens où ils ont visé une critique du déterminisme sociologique, qui est cette tendance à expliquer l’action humaine comme un simple effet mécanique de facteurs holistes (voir Popper, 1966a, 1966b). Présupposer que la cause ultime des phénomènes sociaux soit à rechercher au niveau des individus, et non au niveau de facteurs socioculturels de type holiste, signifie entre autres que l’influence des structures émergentes produites par les interactions humaines (voir le deuxième paragraphe) n’est pas déterministe, mais médiée par les capacités interprétatives tacites ou explicites des acteurs (Boudon, 2010 : 30-32 ; Bulle, 2018 ; Bronner & Géhin, 2017 : 53-128 ; Di Iorio, 2015 : 11-74). La différence principale entre holisme et individualisme se situe précisément sur ce point : le holisme nie l’importance cruciale des capacités interprétatives individuelles et, dès lors, conçoit l’action comme un effet mécanique du contexte (Antiseri & Pellicani, 1995 ; Boudon, 2010 ; Bulle & Phan, 2017 ; Bulle, 2018 ; Di Nuoscio, 2018 : chap. 7 ; Demeulenaere, 2000). Comme l’explique Menger (1985 : 133), depuis le point de vue de l’IM, les systèmes humains ne sont pas des machines déterministes, puisque que ce type de machines « est composé d’éléments qui servent la fonction de l’unité d’une manière entièrement mécanique. Elles sont le résultat de forces […] purement […] mécaniques » (ibid.). En revanche, les systèmes humains « ne peuvent être simplement considérés et interprétés comme le produit d’effets purement mécaniques » (ibid.), « ils sont plutôt le résultat des efforts de penser, ressentir et agir accomplis par les êtres humains » (ibid.).
26La deuxième raison, pour laquelle l’interprétation de l’approche de l’IM en termes de réductionnisme sémantique est intenable, est liée à l’importance jouée, dans le cadre de cette approche, par le concept de conséquences non intentionnelles (voir Antiseri, 2004 ; Laurent, 1994). Ce concept concerne des effets systémiques ou émergents ne pouvant pas être réduits à des prédicats décrits par des propriétés psychologiques individuelles, pour la simple raison qu’il ne se réfère pas à des volontés humaines (voir Menger, 1985 : 133 ; Merton, 1936 ; Hayek, 1952 : 39-40 ; Popper, 1957 : 157, 158 ; Jarvie, 1972 : 173-178, 2001 ; Elster, 1989 : 91-100 ; Rainone, 1990 ; Boudon, 1997 ; Cherkaoui, 2006 : 1-15 ; Boettke & Candela, 2015). Prenons la version « complexe » de la théorie de la main invisible du marché développée par Mises et Hayek, deux célèbres individualistes qui prolongent sur ce point Adam Smith (voir Mises, 2011a [1922] : 28 sqq ; Hayek, 1948 : 77-91 ; Hayek, 2011 ; Dumouchel & Dupuy, 1983 ; Nemo, 1988 : 67-106 ; Laurent, 1994 ; Petitot, 2009, 2012, 2016 ; Di Nuoscio, 2018 : chap. 10 ; Caldwell, 2007 : 205-231). Selon cette théorie, le fonctionnement du marché n’est pas sémantiquement réductible à des concepts et à des lois qui concernent des propriétés individuelles. En effet, le marché est fondé sur une coordination non intentionnelle des activités économiques (Di Iorio & Chen, 2019 : 9). En particulier, la théorie de la main invisible affirme que les lois gouvernant le système économique ne sont pas des lois psychologiques, étant donné que les effets émergents l’emportent et dépassent les intentions des acteurs. Par exemple, la loi de l’offre et de la demande, telle qu’elle est conçue par Mises et Hayek, est liée à un effet d’agrégation qui relève d’un mécanisme non intentionnel, précisément irréductible à des lois psychologiques. Ce fait explique alors pourquoi, si quelqu’un est propriétaire d’une voiture et qu’il souhaite la revendre, il ne sera pas libre d’en déterminer le prix de vente sans tenir compte de sa valeur de marché, qui est un phénomène émergent. Dans le cadre de cette théorie autrichienne de la main invisible du marché, un prix étant déterminé par la loi de l’offre et de la demande, à travers un effet d’agrégation qui dépend de la combinaison d’un très grand nombre de préférences individuelles, il ne peut pas être expliqué en utilisant des prédicats qui décrivent seulement des désirs humains (Hayek, 1948 : 77-91).
27La troisième et dernière raison pour laquelle l’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme sémantique est erronée consiste en ceci que, comme le montre la conception systémique du social par Menger déjà mentionnée, pour qui le tout influence les parties et vice versa, il est faux que l’IM nie l’existence de facteurs sémantiquement irréductibles capables de créer des contraintes affectant les individus et limitant leur liberté (Rainone, 1990 ; Bulle, 2018 ; Bouvier, 2011 ; Demeulenaere, 2015 ; Di Nuoscio, 2016 ; Manzo, 2007, 2015 ; Raub, Buskens & Van Assen, 2011). L’exemple de l’explication individualiste du marché en termes de main invisible exposé ci-dessus est également utile afin de comprendre ce point. Dans le cadre de la théorie de Mises (2011a : 28 sqq) et Hayek (1948 : 77-91 ; 2011), en partie inspirée des travaux de Menger, les prix, qui sont des propriétés émergentes non intentionnelles, permettent la coordination des activités économiques, précisément parce que leur variation influence les décisions des acteurs en limitant leurs possibilités de choix (Di Iorio & Chen, 2019 : 9). Il existe un mécanisme de rétroaction grâce auquel le système des prix, qui est un phénomène émergent créé de façon non intentionnelle par les individus, influence ces derniers en raison de leurs limites budgétaires (ibid.). Ce mécanisme est gouverné par un principe de causalité circulaire ou, si l’on préfère, par une double causalité ascendante et descendante qui permet l’adaptation du niveau global au niveau individuel et vice versa (Bouvier, 2011 ; Di Iorio, 2016a ; Di Iorio & Chen, 2019 ; Nemo, 1988 : 67-106 ; Petitot, 2016). Pour cette raison, Hayek (1967 ; 1978 ; 2011) décrit l’ordre économique fondé sur les prix monétaires comme un système complexe auto-organisé (Caldwell, 2007 : 363 sqq ; Dumouchel & Dupuy, 1983 ; Laurent, 1994 ; Petitot, 2009, 2016).
28Tout au long de l’histoire de l’IM, il est possible de trouver d’innombrables exemples d’explications en termes de causalité circulaire entre les dimensions micro et macro (Coleman, 1990 ; Raub, Buskens & Van Assen, 2011). Considérons un autre exemple tiré de l’œuvre de Max Weber (2005a [1953] : 181 sqq) : cet auteur explique que l’émergence (causalité ascendante) du capitalisme (phénomène macro) en Europe du Nord a été produite de façon non intentionnelle par plusieurs entrepreneurs calvinistes (niveau micro) qui voyaient tous dans la réussite de la recherche des richesses un signe d’élection divine. Dans le cadre de cette analyse, Weber souligne aussi que le développement du capitalisme a modifié de façon considérable la façon de vivre des individus (causalité descendante du macro au micro) parce qu’il a créé un système de production mécanisé et hautement règlementé, typique des sociétés modernes rationalisées, et qui a fini par restreindre certains aspects de la liberté humaine.
Nominalisme et réductionnisme
29À l’instar d’une opinion dominante, les auteurs qui ont développé l’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme sémantique considérée dans les précédents paragraphes (Kincaid, Lukes, Pettit, Sawyer, etc.) regardent cette approche comme étroitement liée à une ontologie nominaliste. Ils ne s’opposent pas à ce type d’ontologie. Ces auteurs l’acceptent et la défendent (Lukes, 1973 ; Epstein, 2015), mais ils critiquent l’IM parce qu’à leur avis, cette approche ne combine pas le nominalisme avec une démarche systémique et émergentiste. Il existe, cependant, une variante antinominaliste de l’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme sémantique, c’est-à‑dire en termes de théorie atomiste du social qui se caractérise par le fait de nier que le tout soit plus que la somme des parties individuelles. Selon les philosophes qui ont développé cette variante, en particulier Mario Bunge (2000) et Brian Epstein (2015), la critique de l’IM analysée dans les deux paragraphes précédents serait en partie erronée en raison de l’impossibilité de combiner antiréductionnisme et ontologie nominaliste. Pour ces derniers, l’incompatibilité entre l’IM et l’existence de propriétés globales irréductibles serait précisément liée aux limites intrinsèques du type de connotation ontologique de cette approche. En d’autres termes, ils critiquent l’IM en tant que perspective nominaliste parce qu’ils assimilent sa dimension métaphysique au réductionnisme.
30Selon Bunge (2000 : 148), l’erreur de l’IM serait de ne pas comprendre que « les systèmes sociaux comme les familles, tribus, villages, entreprises, armées, écoles, congrégations religieuses, associations informelles, ou partis politiques… sont tout aussi réels et concrets que leurs constituants individuels ». En revanche, « les individualistes insistent sur le fait que ce sont seulement des ensembles d’individus : ils sous-estiment ou même négligent les structures » (ibid.). La conséquence de cela étant que « les individualistes résistent à l’approche systémique. Ils insistent sur l’étude des seuls composants du système social, c’est-à‑dire les individus, pendant qu’ils négligent leurs structures ou l’ensemble de leurs relations » (ibid.). D’après la vision de Bunge, l’IM est donc erroné parce qu’il est lié à une ontologie nominaliste, or défendre ce type d’ontologie reviendrait à nier l’existence et l’importance cruciale de toute dimension systémique.
31Epstein (2015 : 36 sqq) a proposé une analyse en partie similaire à celle de Bunge, mais, contrairement à cette dernière, elle est centrée sur le concept de « survenance » (« supervenience »). À l’instar de Bunge, Epstein (ibid.) a souligné que l’IM est, en raison de ses présupposés ontologiques de type nominaliste, incapable de tenir compte du fait que les phénomènes sociaux ne peuvent pas être réduits à des phénomènes individuels. Cependant, contrairement à Bunge, il a insisté sur le point que le nominalisme implique la thèse selon laquelle « les propriétés sociales surviennent sur les propriétés individuelles » (Di Iorio & Herfeld, 2017 : 18). D’après Epstein, cela signifie que la société « est entièrement composée et déterminée par des propriétés individuelles » (Di Iorio & Herfeld, 2017 : 18). Or, à son avis, le problème réside dans le fait que les propriétés sociales ne surviennent pas seulement sur les propriétés individuelles, mais aussi sur des propriétés « physiques » (Epstein, 2015 : 46 sqq). La situation économique d’une région, par exemple, n’est pas affectée uniquement par des facteurs humains comme les décisions politiques en matière de taxation ou d’investissement, mais aussi par des facteurs matériels tels que les mauvaises récoltes, les tremblements de terre ou les inondations. Par conséquent, selon Epstein, l’IM ne peut pas saisir la nature irréductible des phénomènes sociaux, ainsi que la complexité de leurs causes, en raison d’un problème strictement ontologique.
32Une première remarque à l’égard de la position de Bunge et Epstein serait de souligner que, même si beaucoup d’auteurs individualistes comme, par exemple, Simmel, Mises, Hayek et Popper, ont défendu de façon explicite une ontologie nominaliste du social, d’autres, tels que Boudon et la plupart de ses disciples, ont préféré éviter de s’engager dans des débats métaphysiques et de connoter leur IM en termes nominalistes (voir Boudon, 1996). Boudon semble parfois concevoir le nominalisme comme une thèse réductionniste au sens de Bunge, incapable de définir correctement les présupposées analytiques de la sociologie interprétative :
Les églises, les institutions politiques, les taux de natalité, les nations, les données climatiques, les villes, les traditions existent tout comme les individus. Il me semble difficile de distinguer ces deux types d’entités sur la base de leur degré de réalité, en admettant qu’une telle expression signifie quelque chose. Il me semble même plus difficile de les distinguer du point de vue d’une priorité causale et temporelle (Boudon, 1996 : 378, traduction de l’auteur).
34La méfiance de Boudon et d’autres auteurs individualistes contemporains à l’égard du nominalisme n’est pas prise en considération dans les travaux de Bunge et Epstein, étant donné que ces deux philosophes assimilent de façon pure et simple l’IM à une forme de nominalisme, ce qui représente un aspect problématique de leur vision [3].
35Par ailleurs, la ligne argumentative qu’ils proposent ne semble pas convaincante pour d’autres raisons. Bunge et Epstein donnent tous deux une vision caricaturale du nominalisme, tel qu’il a été conçu et défendu, d’un point de vue historique, par les individualistes qui l’ont accepté comme le fondement de leur démarche explicative.
36En ce qui concerne la critique de Bunge, soulignons qu’il est incorrect d’affirmer que des auteurs nominalistes tels que Popper, Mises et Hayek auraient purement et simplement nié l’existence et l’influence des structures systémiques et institutionnelles. En revanche, ils ont soutenu qu’il ne faut pas les considérer comme des substances platoniques qui « existent indépendamment des individus qui les composent » (Hayek, 1948 : 6). En d’autres termes, le nominalisme de ces auteurs est une critique du substantialisme, pas de l’émergentisme, de la causalité descendante (non déterministe) et de l’approche systémique (voir Antiseri, 2004 ; Antiseri & Pellicani, 1995 ; Bouvier, 2020 ; Di Iorio, 2015 : 75-120 ; Di Nuoscio, 2018 : chap. 7 ; Nadeau, 2016 ; Pribram, 2008 [1912]). Ces auteurs reconnaissent tous que les interactions sociales sont caractérisées par des propriétés globales irréductibles, mais ils considèrent ces dernières comme des dérivés de l’existence des individus, non comme des entités sui generis. Depuis leur point de vue, il n’y a aucune contradiction entre nominalisme et approche systémique, puisque ces deux concepts sont les deux faces d’une même médaille. En d’autres termes, correctement conçu, l’individualisme ontologique reconnaît que n’importe quel phénomène social est caractérisé par des propriétés globales sémantiquement irréductibles, mais nie que ces propriétés créent ou définissent une nouvelle substance qui existerait indépendamment des individus (voir Di Iorio & Chen, 2019 : 11-13). En effet, ces propriétés globales disparaissent si les individus et leurs interactions disparaissent (Popper, 1957 : 82). Par exemple, depuis ce point de vue, l’organisation tactique d’une équipe de football existe précisément en tant que propriété émergente, non en tant qu’entité sui generis.
37Par conséquent, la thèse de Bunge, pour qui la position métaphysique des individualistes ontologiques nierait la dimension structurelle et institutionnelle des phénomènes sociaux, revient à critiquer une caricature ou au mieux une approximation du point de vue dénoncé. Ce passage du nominaliste Mises est fort instructif à cet égard :
Il n’est pas contesté que dans le domaine de l’agir humain les entités sociales aient une existence réelle. Personne ne se risque à nier que les nations, États, municipalités, partis, communautés religieuses soient des facteurs réels déterminant le cours d’événements humains. L’individualisme méthodologique, loin de contester la signification de tels ensembles collectifs, considère comme l’une de ses tâches principales de décrire leur naissance et leur disparition, leurs structures changeantes et leur fonctionnement. Et il choisit la seule méthode apte à résoudre ce problème de façon satisfaisante (Mises, 2011b [1949] : 49, 52 sqq, 2007 : 250 sqq).
39La position d’Epstein est également problématique. D’un point de vue historique, les individualistes nominalistes n’ont jamais conçu leur conception ontologique comme une théorie de la survenance dans le sens précisé plus haut (Di Iorio & Herfeld, 2017). Soutenir que les entités collectives ne sont pas des substances sui generis, c’est-à‑dire existantes indépendamment des individus (nominalisme au sens des individualistes), ne revient pas du tout à affirmer que les phénomènes sociaux seraient seulement déterminés par des facteurs humains (ibid.). La différence entre ces deux perspectives semble échapper à Epstein, qui, à l’instar de Bunge, ne paraît pas maîtriser de façon satisfaisante les textes des auteurs qu’il critique. La vérité banale selon laquelle les phénomènes sociaux sont également influencés par des facteurs matériels est clairement prise en compte dans les travaux théoriques des individualistes, ainsi que dans les explications empiriques qu’ils ont proposées (voir Bouvier, 2015 : 574). Que l’on songe, par exemple, à la thèse subjectiviste, défendue par les membres de l’école autrichienne d’économie ainsi que par d’autres auteurs, pour qui la rareté d’un métal affecte son prix et, par conséquent, l’allocation des ressources et la structure économique de la production (Hayek, 1948 : 77-91). L’erreur d’Epstein semble donc de confondre le nominalisme des individualistes avec une idée naïve qu’ils n’ont jamais défendue : la théorie réductionniste selon laquelle n’importe quel aspect de la vie sociale devrait être expliqué causalement en termes de propriétés individuelles. Comme nous l’avons rappelé, le nominalisme des individualistes doit être vu davantage comme l’idée selon laquelle les explications sociales, y compris l’analyse de l’influence des facteurs physiques sur les phénomènes sociologiques et économiques, ne sauraient être fondées sur la tendance à hypostasier les ensembles sociaux en les traitant comme des substances. Pour autant, le respect de cette règle ontologique n’empêche pas de considérer le rôle causal des propriétés physiques au niveau social. Comme le précise le nominaliste Hayek (1952 : 25), selon l’IM, les sciences sociales ne s’occupent pas seulement « des relations entre les êtres humains », mais aussi « des relations entre les êtres humains et les choses ». Contrairement à ce qu’Epstein écrit, selon cette approche, le social survient sur des propriétés individuelles ainsi que sur des propriétés d’autres types.
Conclusion
40Comme l’a souligné à juste titre Nathalie Bulle (2018 : 1), « l’importance […] de l’IM […] pour l’explication en sciences sociales et l’étendue de la controverse qui l’entoure n’ont d’égal que les incompréhensions dont il a été, et continue à être l’objet ». En effet, comme nous l’avons vu dans les paragraphes précédents, la tendance si répandue à interpréter l’IM comme une théorie réductionniste dont il faudrait se débarrasser ne semble pas être fondée. La requête qui vise à remplacer cette approche par une nouvelle théorie systémique ni holiste (et déterministe), ni individualiste (au sens de réductionniste) semble être mal adaptée puisque l’IM est, par sa nature même et en raison de son histoire, antiréductionniste et systémique.
41La confusion qui persiste de nos jours au sujet de l’IM dans le monde anglophone dépend en bonne partie du fait que la réflexion au sujet de la méthodologie des sciences sociales y est devenue souvent trop abstraite, autoréférentielle et détachée des débats intellectuels du passé et de l’analyse détaillée des explications empiriques proposées par les classiques. Durant ces dernières décennies, l’étude de la dichotomie entre réductionnisme et antiréductionnisme a acquis un rôle démesuré dans le cadre de la philosophie analytique américaine des sciences sociales, mais il est difficile de justifier l’importance qui lui est reconnue du point de vue de la dimension concrète et historique de la recherche (Bulle, 2018). En effet, comme l’a bien expliqué Raymond Boudon (1971 : 1-4), l’approche structurelle est tout simplement indispensable et « physiologique » en sciences sociales, étant donné qu’il n’y a pas d’exemple d’explication véritablement réductionniste et que ce type d’explication est tout simplement impossible (voir aussi Petitot, 2009). Les tenants de l’IM et, en particulier, les sociologues individualistes, ont toujours été conscients du caractère nécessaire de l’analyse systémique. Il est vrai qu’il existe une version atomiste de l’IM qui, au lieu de s’intéresser au monde réel et à ses contraintes, a visé la définition de modèles abstraits et simplifiés de la société en concevant les acteurs en termes hyperrationalistes (voir Hayek, 1948 : 1-32). Cependant, même les philosophes atomistes des Lumières, qui ont développé des théories du contrat social fondées sur une conception des individus fortement idéalisée et inspirée par une philosophie mécaniste proche de l’idée de réductionnisme sémantique de Lukes et Kincaid, n’ont jamais été, stricto sensu, réductionnistes. Ils durent considérer de façon implicite plusieurs contraintes systémiques qui affectent l’action humaine comme, par exemple, celles impliquées par les règles du langage, puisqu’il faut les respecter si l’on souhaite discuter entre cocontractants afin d’aboutir à la définition d’un pacte social (voir Di Iorio, 2015 : 91, 92).
42Nous avons considéré dans le présent article le rapport entre IM et réductionnisme en montrant qu’il existait grosso modo deux types d’interprétations réductionnistes de cette approche. Nous avons analysé et critiqué l’interprétation de l’IM en termes de réductionnisme psychologique ainsi que celle en termes de réductionnisme sémantique. De plus, nous avons précisé que ce dernier type d’interprétation de l’IM pouvait relever d’une connotation nominaliste ou d’une connotation antinominaliste.
Notes
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[1]
Nous tenons à remercier Nathalie Bulle ainsi que les autres participants de la conférence « L’individualisme méthodologique, aujourd’hui » organisée en juin 2019 à l’École française de Rome, pour leurs commentaires précieux sur cet article. Que Jean Petitot et trois experts anonymes soient aussi assurés de notre gratitude pour leurs suggestions constructives. Nous sommes également très reconnaissant à Yann Carpentier pour avoir révisé le français de cet article et avoir traduit la totalité des citations de textes en langue anglaise.
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[2]
Pour les raisons que nous précisons dans ce paragraphe, nous considérons la dichotomie développée par Udehn entre individualisme structurel, conçu en termes de nouveauté récente dans le cadre de la sociologie, et individualisme traditionnel de type psychologiste (par exemple Weber) comme erronée. L’individualisme sociologique traditionnel ne nous semble ni psychologiste, ni antistructurel. L’expression « individualisme structurel » est parfois utilisée dans un sens en partie différent de celui que lui donne Udehn, c’est-à‑dire pour se référer à l’individualisme non atomiste des sociologues et le distinguer de l’individualisme atomiste de l’économie orthodoxe (voir, par exemple : Hedström & Bearman, 2009 ; Manzo, 2014). Nous n’avons aucun problème avec ce type d’utilisation du concept d’individualisme structurel et reconnaissons même qu’elle peut avoir une certaine utilité pratique. Notre analyse a visé simplement à montrer que, d’un point de vue historique, l’individualisme anti-atomiste et antiréductionniste n’est pas une invention récente.
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[3]
Cela dit, il est nécessaire de remarquer que Boudon, lorsqu’il se réfère aux entités collectives, semble souvent développer des arguments antiréalistes acceptés par les nominalistes ontologiques, pour qui celles-ci sont des pseudo-entités. Il écrit, par exemple, que l’IM « refuse par principe de traiter comme acteur un groupe qui, comme l’individu, serait doté d’une identité, d’une conscience et d’une volonté » (Boudon, 1988 : 35). Sa position au sujet du nominalisme nous semble caractérisée par une certaine ambiguïté. Les rares lignes qu’il consacre aux problèmes ontologiques semblent esquisser une vision qui n’est pas tout-à-fait incompatible avec l’interprétation du nominalisme défendue dans leurs travaux par les individualistes ontologiques et qui est analysée dans la suite du paragraphe. Cette interprétation du nominalisme est plutôt différente de celle avancée par Bunge, laquelle semble plus ou moins acceptée par Boudon quand il exprime sa méfiance vis-à-vis du nominalisme.