1Il peut paraître surprenant au premier abord de vouloir relire le travail de Raymond Boudon sur la rationalité axiologique à partir du fil conducteur du principe d’égale dignité de tous, par lequel est affirmée l’égalité morale de tous les êtres humains. Pourtant, il y voyait la valeur centrale de notre modernité occidentale et la valeur ultime dominant toute notre hiérarchie morale. Le concept normatif de dignité est en effet omniprésent dans l’espace public. Il l’est aussi bien dans les débats sur la bio-éthique ou sur la fin de vie que dans les différentes revendications identitaires, culturelles ou religieuses, qui expriment des demandes de reconnaissance. Il est mobilisé dans les luttes engagées dans les combats féministes pour l’égalité, de même que dans les mouvements gays et lesbiens pour l’obtention de nouveaux droits (« le mariage pour tous »). Plus généralement, l’exigence de dignité est ce qui semble constituer l’unité de toutes les contestations contemporaines, comme l’a remarqué Manuel Castells (2013 : 140) : en passant de New York et du mouvement Occupy Wall Street aux Indignados espagnols, et aux mots d’ordre qui ont retenti sur la place Tahrir en Égypte ou sur l’avenue Bourguiba en Tunisie (Béchir Ayari, 2011) lors de ce que l’on a désigné, à tort ou à raison, comme le « Printemps arabe » (« pain, travail, démocratie et dignité ») [1], c’est un même appel au concept normatif de dignité qui s’est exprimé malgré la diversité des contextes. Bien plus, cette notion semble devenue partie intégrante de notre conscience contemporaine : au-delà des demandes relatives au genre, se font entendre aujourd’hui celles qui mettent en avant la dignité des malades, des handicapés, du mourant, des personnes âgées, de l’enfant, etc., et qui correspondent à autant d’exigences de reconnaissance accompagnant la logique démocratique vers plus d’égalité. Ce recours massif dans la sphère publique à une notion qui semblait devenue obsolète après les différentes mises en cause de la figure du sujet ou de la personne humaine, notamment dans la French Theory des années 1960-1970, a suscité en retour une réévaluation et une revalorisation de ce concept dans de nombreux travaux, notamment dans le monde anglo-saxon [2]. Et si, en France, peu d’ouvrages sont consacrés directement au concept de dignité humaine, certains auteurs, dans le prolongement de la théorie de la reconnaissance élaborée par Axel Honneth (2000 [1992], 2006), y font référence cependant en interprétant cette dignité comme l’envers de l’humiliation et du mépris, pour développer une réflexion sur ce que devrait être une société « non humiliante » ou « décente », au sens que lui donne Avishai Margalit (2007 [1996]), c’est-à‑dire capable de traiter chacun avec le respect qui lui est dû [3].
2C’est à partir de ces deux considérations que j’ai relu les ouvrages de Raymond Boudon sur la rationalité axiologique en découvrant qu’il accordait également une place centrale au principe de dignité humaine dans sa réflexion, bien qu’il n’eût pas éprouvé le besoin de le souligner peut-être assez nettement, tout occupé qu’il était, dans sa défense de l’idée d’une objectivité morale, à ferrailler contre ses adversaires relativistes. C’est à mettre en évidence cette place centrale de la question de la dignité dans l’argumentaire boudonien que sera consacré mon propos, ce qui, à ma connaissance, n’a pas encore été réalisé dans la littérature. Par ce biais, c’est aussi l’interprétation de la notion de rationalité axiologique soutenue par Boudon qui se trouvera interrogée. Ce dernier, on le sait, a toujours défendu l’idée que la rationalité axiologique avait une consistance propre, indépendamment de la rationalité instrumentale chère aux théoriciens du choix rationnel qui ne prennent en compte dans leur explication de l’action sociale que le simple intérêt des acteurs sociaux. Son individualisme méthodologique reposait sur une « théorie de la rationalité élargie » capable de légiférer aussi sur le terrain de la normativité, et qu’il désignait également comme une « théorie de la rationalité ordinaire » ou comme une « théorie de la rationalité cognitive » (Boudon, 2011 : 51). Il considérait ainsi que la rationalité axiologique était « une variante de la rationalité cognitive », entendant affirmer par-là que, loin de pouvoir être considérés comme de simples reflets de nos divers conditionnements sociaux, nos jugements axiologiques reposaient sur des raisons qu’il s’agissait de comprendre et d’évaluer. Dans un article publié en 2010, intitulé significativement : « The cognitive approach to morality » (Boudon, 2010a) [4], il inscrit ainsi la rationalité axiologique dans le champ de l’individualisme méthodologique en affirmant qu’un même ressort explicatif est mobilisé pour l’explication des actions sociales comme pour celle de notre adhésion à certains jugements de valeur : dans les deux cas, il s’agit de se placer du point de vue de l’acteur et d’en comprendre les raisons. En soutenant par ailleurs que dans le domaine de la moralité, il fallait distinguer entre les raisons plus ou moins fortes que nous avons de souscrire à tel ou tel énoncé normatif, il dépassait cependant le niveau de la simple explication pour aborder celui de la justification de nos énoncés normatifs [5]. C’est ce déplacement que j’aimerais aussi questionner à la fin de mon propos en prenant comme fil conducteur le principe de dignité et la place centrale qu’il y accorde dans son argumentation.
Le principe d’égale dignité dans l’argumentaire boudonien
La dignité comme valeur centrale de la modernité
3Nombreux sont les textes où Boudon reconnaît dans la dignité une valeur centrale de la modernité, et mon ambition ici n’est pas de tous les recenser, et ce d’autant plus que les connaisseurs de son œuvre savent combien il avait à cœur de reprendre inlassablement ses écrits pour en préciser et clarifier l’exposition. Simplement peut‑on relever que dans son ouvrage paru en 2012, Croire et savoir : penser le politique, le moral et le religieux, il écrit, avec des accents très durkheimiens : « La valeur par excellence aujourd’hui sacrée est celle de la dignité humaine » (Boudon, 2012 : 268). Durkheim, on s’en souvient, avait dans « L’individualisme et les intellectuels », rédigé au moment de l’affaire Dreyfus, souligné combien les sociétés modernes conçoivent l’individu comme cet être à qui « il faut des raisons » pour que sa « raison s’incline devant celle d’autrui » – un individu faisant l’objet d’un véritable culte dont le « premier dogme est l’autonomie de la raison » et le « premier rite », « le libre examen » (Durkheim, 1898 : 9). Il se trouvait ainsi mis en avant combien, avec le recul de la tradition, c’était l’individu et son autonomie qui faisaient leur entrée sur le devant de la scène, un individu dont il fallait respecter la dignité à travers la création d’institutions justes (Mesure, 2017). Raymond Boudon s’en est certainement souvenu lorsqu’il écrit cette même phrase de Croire et savoir [6], lui qui reconnaît en Durkheim un véritable libéral (Boudon, 2004a : 121-122) et qui justifie son adhésion au libéralisme politique en invoquant le fait qu’il « place l’homme au centre de l’univers » (Boudon, 2003 : 782). On pourrait aussi rappeler d’autres passages où il affirme que « Le respect de la dignité d’autrui, indépendamment de ses compétences, de ses pratiques ou de ses choix, apparaît de plus en plus comme la valeur qui domine toute la hiérarchie des valeurs morales » (Boudon, 2006a : 889-890) et que : « La moralité moderne tend à être réduite à un principe unique : le respect de la dignité humaine » (Boudon, 2012 : 124). La notion de dignité de tout être humain, en tant qu’il est un être humain, est ainsi conçue comme éminemment moderne. Elle est le résultat d’un long cheminement historique qui a conduit à l’universalisation et à la démocratisation d’un principe autrefois conçu comme un principe aristocratique de hiérarchie séparant une élite d’égaux du reste des êtres humains et que l’on désignait plus volontiers comme « honneur ». Sur ce point, il n’est pas inutile d’ailleurs de relire le texte déjà ancien de Peter Berger, « On the obsolescence of the concept of honor » (1970), qui, parce qu’il situe précisément la logique de la modernité dans l’universalisation du concept de dignité, constitue encore un point de référence obligé sur la question [7].
4Selon Berger, le passage des sociétés traditionnelles et d’Ancien Régime aux sociétés modernes conduirait de l’honneur aristocratique à la dignité démocratique. L’honneur est en effet un concept aristocratique qui prévaut dans les sociétés prémodernes, fortement hiérarchisées ; il s’agit d’un honneur statutaire qui constitue une source de solidarité entre les individus socialement égaux d’un groupe, d’une caste ou d’un ordre, en même temps qu’une ligne de démarcation forte vis-à-vis de ceux qui sont considérés comme des « inférieurs ». Dans de telles sociétés, l’être humain n’est pas appréhendé indépendamment de son statut, lequel se trouve lié à des institutions sociojuridiques qui circonscrivent étroitement sa vie et son identité ; ce, par opposition aux sociétés modernes, où l’individu porteur de droits s’affirme dans l’universalité d’un statut moral partagé. Selon Berger, et nous le suivons sur ce point, la logique de modernisation aurait donc conduit à une véritable obsolescence du concept d’honneur devenu étranger à notre Weltanschauung démocratique [8]. L’idée de dignité, en tant qu’elle nous appartient à tous comme membres d’une commune humanité, est donc un produit de la modernité démocratique.
5C’est là ce que reconnaît lui aussi Raymond Boudon, évoquant non plus seulement Durkheim, mais aussi significativement Tocqueville, lorsqu’il écrit : « L’égalité est devenue une valeur fondamentale, une “passion générale et dominante”, tout simplement parce qu’elle affirme à la façon codée qui caractérise la pensée religieuse, la dignité de l’homme en tant qu’homme, indépendamment de ses compétences individuelles, de ses caractéristiques et de ses accomplissements » (Boudon, 1999 : 303).
6Il serait inutile et fastidieux de multiplier davantage les citations tant la notion de dignité est récurrente dans l’œuvre de Raymond Boudon, jusque et y compris dans son dernier ouvrage publié à titre posthume : Le Rouet de Montaigne : une théorie du croire (Boudon, 2014a : 98-100).
7Voyons plutôt en quoi dans cette optique le concept normatif de dignité, outre qu’il exprime une conviction morale profondément ancrée chez Raymond Boudon, et dont il estime qu’il est une valeur universelle (Boudon, 2006a : 887), en vient pour lui à s’inscrire au cœur même du raisonnement axiologique.
La dignité au cœur du raisonnement axiologique
8S’il est de bon ton aujourd’hui de déclarer qu’il faut « en finir avec les approches normatives des valeurs » (Heinich, 2018) [9] et renoncer à poser la question de leur objectivité, ce n’est pas, on le sait, la position de Boudon, lui qui a vigoureusement et inlassablement insisté sur la puissance et le rôle de la rationalité dans le domaine de la normativité. Dès Le Juste et le Vrai : Études sur l’objectivité des valeurs et sur la connaissance, paru en 1995 et qui constitue l’une de ses premières grandes incursions dans le domaine du normatif, il défend, à partir d’une lecture de Max Weber, l’idée d’une consistance de la rationalité axiologique. Revenant sur cette notion dans un recueil d’articles publié en 1999, il écrit alors :
Ma propre lecture sur la théorie des croyances normatives esquissée par Weber à travers sa notion de « rationalité axiologique », ou, si l’on préfère le modèle que m’inspire les analyses de Weber, peut se résumer en définitive par les propositions suivantes :
1. L’adhésion aux croyances normatives est le résultat de processus analogues à ceux par lesquels on adhère à des croyances descriptives.
2. On perçoit que X est vrai si l’on a des raisons fortes d’y croire.
3. De même, on croit que X est bon, juste, etc. si l’on a des raisons fortes d’en juger ainsi.
4. Ces raisons fortes doivent être perçues par le sujet comme ayant une valeur objective (Boudon, 1999 : 105).
10Entendant insister sur l’idée qu’une argumentation morale peut être aussi solide qu’une argumentation scientifique, Boudon en donnera une définition encore plus formelle ou formalisée dans ses Essais sur la théorie générale de la rationalité :
La rationalité axiologique peut être définie formellement de la façon suivante : soit un système d’arguments {Q}→N contenant au moins une proposition axiologique et concluant qu’une norme N est valide, toutes les composantes de {Q} étant acceptables et mutuellement compatibles. Il est axiologiquement rationnel d’accepter N si aucun système d’arguments {Q}’ conduisant à une norme N’ incompatible avec N n’est disponible et préférable à {Q} (Boudon, 2007 : 98, 99).
12Avec ce modèle de la rationalité axiologique, qu’il continuera à approfondir jusque dans ses derniers écrits, Boudon entend défendre – à la fois contre les théories naturalistes ou culturalistes et contre les modèles de type conséquentialiste et fonctionnaliste –, l’idée que les jugements de valeur (et non les valeurs elles-mêmes) [10] peuvent être objectivement fondés, ou en tout cas que certains jugements de valeur peuvent être plus solides que d’autres parce qu’ils s’appuient sur des raisons elles-mêmes plus fortes que d’autres. Il invitait aussi à considérer, contre le positivisme (Boudon, 1997), que les croyances normatives, contrairement aux croyances descriptives, ne pouvaient faire l’objet d’une démonstration scientifique, au sens où leur validité serait susceptible d’être démontrée à partir d’une vérification factuelle, mais qu’il était possible de la fonder à travers une argumentation reposant sur un système de raisons que nous percevons comme objectives et comme partagées, ou en tout cas partageables [11]. C’est la raison pour laquelle Boudon pouvait évoquer l’idée d’un « fondement argumentatif des croyances » (Boudon, 1995a : 200), dans la mesure où, pour lui, comprendre pourquoi X est perçu comme bon, légitime, illégitime, etc., c’était reconstruire une argumentation qui paraisse plus forte que les argumentations aboutissant à une conclusion opposée [12]. Il est inutile d’insister plus avant sur ce modèle de la rationalité axiologique défendu par Boudon [13]. Rappelons simplement qu’il concevait sa théorie de la rationalité axiologique comme une particularisation de sa théorie de la rationalité cognitive (Boudon, 2007 : 63), qu’il désignait aussi comme une « théorie de la rationalité ordinaire » et où il voyait la « colonne vertébrale des sciences sociales » (Boudon, 2010b).
13Rappelons aussi que, convaincu que l’on pouvait expliquer les croyances prescriptives selon le même processus que les croyances descriptives ou positives, il en concluait avec beaucoup d’optimisme, et peut-être un peu hardiment, « qu’on peut avoir des certitudes aussi solides en morale qu’en géométrie (Boudon, 1995b : 40). Raymond Boudon, on le sait, a par voie de conséquence toujours relativisé le thème wébérien de la « guerre des dieux », celui du polythéisme des valeurs et du conflit entre les valeurs ultimes, qu’il qualifiait « d’interprétation shakespearienne » du désaccord axiologique (Boudon, 2006a : 890). Ce n’était pas là le Weber qu’il affectionnait, tout en reconnaissant qu’il ne prétendait pas reconstituer la pensée de ce dernier « telle qu’elle fut réellement » (Wie es eigentlich gewesen ist) (Boudon, 1998 : 56). S’il reconnaissait qu’il pouvait y avoir des situations indécidables entre deux argumentations fondant un jugement de valeur, il se refusait cependant à dramatiser le conflit et les dissensions axiologiques (Boudon, 2007 : 65). Il lui semblait évident que certains jugements de valeur étaient plus solides que d’autres, et donc qu’ils étaient préférables à d’autres, parce qu’ils s’appuyaient sur des raisons ou des arguments eux-mêmes plus solides que d’autres, et ce dans la mesure où ils pouvaient être universellement partagés – en droit, sinon en fait. Dans le domaine des vérités morales, il considérait que les argumentations faisant appel au principe de dignité relevaient de ceux-là. Le principe de dignité ayant pour lui une portée universelle, il estimait en effet qu’il pouvait, quand il était mobilisé dans l’argumentation, implicite ou non, justifiant un jugement de valeur, nous inciter à croire à la solidité de ce jugement.
14Boudon estimait, parce qu’il voyait dans le respect de la dignité humaine le trait central de la moralité moderne, que ce principe pouvait servir de critère légitime pour départager les théories morales. Plus généralement, pour lui, c’est par la considération de ce critère du respect de la dignité humaine qu’il fallait évaluer la légitimité de toute norme et de toute institution, comme il le soutient explicitement dans son ouvrage sur le Déclin de la morale paru en 2002 : « La dignité de l’individu est le critère ultime de la légitimité de toute norme de quelque niveau qu’elle soit, microscopique ou sociétal » (Boudon, 2002 : 79). La notion de dignité n’est donc pas marginale dans la théorie des valeurs de Raymond Boudon. Elle est inscrite au cœur même du raisonnement axiologique. C’est d’ailleurs à partir du principe d’égale dignité qu’il légitime un certain nombre de ses positions personnelles, par exemple en faveur du suffrage universel (Boudon, 2008a : 1148), des droits humains (Boudon, 2006b : 878), de l’égalité hommes/femmes (Boudon, 2004a : 96), contre l’esclavage (Boudon, 2002 : 77), contre la peine de mort (Boudon, 2007 : 323), contre la polygamie (Boudon, 2012 : 46), ou encore contre l’excision (Boudon, 2006a : 883). À propos de cette dernière notamment, il s’élève contre les positions culturalistes qui la justifieraient au nom de l’incommensurabilité [14] et de l’égale dignité des cultures et non des êtres humains. En dépit des accusations d’ethnocentrisme, il soutient que la notion de dignité, loin d’être une création purement occidentale, vaut pour tous. Partout, l’être humain a conscience de sa dignité et du respect qu’il convient de lui conférer, notamment à travers des droits [15], même si la structure de base de sa société, pour employer un terme rawlsien, ne lui permet pas d’exprimer cette exigence et de faire valoir de tels droits. Convaincu de l’objectivité de la notion de dignité de la personne, il soutient, contre l’air du temps relativiste, qu’il est possible de juger et condamner des pratiques culturelles qui paraissent aller à son encontre (Bourdon, 2000), comme nous l’avons vu pour la polygamie, l’excision, ou toute autre forme de soumission de la femme en soulignant d’ailleurs à ce sujet que si l’égalité de l’homme et de la femme a dû patienter très longtemps dans l’histoire, « elle patiente toujours » (Boudon, 2012 : 186) [16].
15Au-delà de l’espace de l’éthique, il est possible également de montrer que c’est logiquement en mobilisant le principe de l’égale dignité que Raymond Boudon justifie son libéralisme politique. Dans un article publié en 2003 : « Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme », qui donnera lieu à un ouvrage éponyme en 2004, il estime « paradoxal que les intellectuels ne soient pas davantage séduits par une vision du monde qui traite la dignité et l’autonomie des individus comme des valeurs centrales » (Boudon, 2003 : 775). Et c’est toujours par référence au principe de dignité humaine qu’il entend justifier son plaidoyer en faveur de la démocratie représentative qui lui paraît être, du point de vue de la rationalité axiologique, le meilleur régime possible puisqu’elle tire sa légitimité d’un principe qui lui est constitutif, à savoir le respect de la dignité de tous et la considération de chacun comme un citoyen, c’est-à‑dire comme un être capable d’autonomie, de rationalité et de jugement, c’est-dire comme un être capable de revendiquer des droits.
16Surtout, c’est à l’aune de ce même principe normatif de dignité qu’il serait possible d’évaluer les diverses positions axiologiques. Raymond Boudon est confiant sur ce point : il pense en effet « qu’à partir du moment où une innovation axiologique apparaît, si elle paraît renforcer la dignité de l’homme, elle a tendance à être socialement sélectionnée » (Boudon, 1999 : 230). Il croit au progrès moral, dont il voit des signes par exemple dans l’approfondissement de l’idée d’égalité à travers l’exigence de nouveaux droits et qu’il interprète comme autant d’étapes dans la réalisation de l’idée de dignité [17]. Il croît également à l’irréversibilité de certaines idées morales qui, une fois apparues, et parce qu’elles semblent aller dans le sens d’un approfondissement et d’une concrétisation de la dignité humaine, ne quitteront plus l’esprit des hommes, même si des forces historiques ou sociales peuvent parfois sembler aller à leur encontre et les faire régresser. Ainsi conçoit‑il l’évolution morale comme un processus de « rationalisation diffuse » (Durchrationalisierung), selon une expression qu’il emprunte à Weber, au cours duquel des innovations axiologiques, comme l’apparition de nouvelles idées ou institutions, sont ensuite rationnellement sélectionnées par l’esprit humain. Une évolution morale qu’il décrit aussi comme un « programme » dont la réalisation est celle-là même de l’idée de dignité dans l’histoire :
Pour préciser la notion de programme telle que je la prends ici, on peut rapprocher l’histoire de la morale, du droit et de la philosophie politique de celle de la science. La science naît d’un programme vague : décrire le réel tel qu’il est. La valeur de ce programme est indémontrable, car les valeurs ultimes sont indémontrables. Ce programme, une fois posé, […] n’a cessé de se réaliser.
À l’instar de l’histoire de la science, l’histoire de la morale, du droit et de la philosophie politique est celle de la réalisation d’un programme : concevoir des règles et des institutions permettant d’assurer au mieux le respect de la dignité de l’individu et de ses intérêts vitaux (Boudon, 2011 : 90).
18Si l’on n’était pas convaincu de la centralité de l’idée de dignité dans le raisonnement axiologique de Raymond Boudon, ce dernier texte témoigne à l’évidence de l’interprétation contraire. Certes, la validité du programme mentionné – la réalisation de l’idée de dignité dans le monde – n’est pas démontrable, pas plus que ne l’est le programme que représente la science dont le but est de connaître le réel : « omniprésents », « toujours inachevés », ces programmes « guident directement l’activité humaine dans toutes ses facettes » (Boudon, 1999 : 82) et sont à comprendre comme des Idées régulatrices dont le sens se trouve précisé et approfondi au fur et à mesure de ce qui nous paraît en être une réalisation partielle. À propos du principe de dignité, Raymond Boudon affirme en effet : « Il n’y a pas de critères généraux du “respect de la dignité”. Le principe de dignité est une idée directrice. Tout comme le contenu du principe de réalité ne se découvre qu’à travers l’histoire de la connaissance, le contenu du principe de dignité ne se découvre qu’à travers l’histoire de la morale » (Boudon, 1999 : 247). C’est sur ce statut de la dignité comme Idée régulatrice de la vie morale qu’il faut mettre maintenant l’accent et apporter encore quelques précisions, tant il pourrait sembler fragiliser la thèse que Raymond Boudon a toujours défendue, à savoir qu’il est possible d’acquérir la même certitude dans le domaine du normatif que dans le domaine scientifique.
La dignité comme Idée régulatrice de la vie morale
19Le principe de l’égalité de tous en dignité est indémontrable dans la mesure où il n’est pas vérifiable empiriquement (Boudon, 1999 : 75). Tel est ce que concède Raymond Boudon dès ses premiers textes sur la rationalité axiologique jusqu’à son ouvrage ultime Le Rouet de Montaigne (2014a). Évoquant le trilemme de Münchhausen popularisé par Hans Albert, ce célèbre baron qui prétendait se sortir d’un étang en se tirant par les cheveux, Raymond Boudon écrit : « Il s’agit bien d’un trilemme, car tout principe confronte celui qui y adhère à trois possibilités également insatisfaisantes : 1. chercher à démontrer le principe en question à partir d’autres principes et ainsi à l’infini, 2. chercher de façon circulaire à le démontrer en s’appuyant sur ses conséquences, 3. prendre le principe en question pour argent comptant et renoncer à le démontrer » (Boudon, 2014a : 27). Raymond Boudon fera de nouveau allusion à ce trilemme de Münchhausen en le reformulant par allusion au rouet de Montaigne : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire : pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument, nous voilà au rouet » (Boudon, 2014a : 26). Face à l’impossibilité de démontrer les premiers principes sur lesquels reposent la science aussi bien que la morale, Raymond Boudon écarte tout autant la position « fidéiste », pour laquelle l’adhésion aux premiers principes est de l’ordre de la foi, que la conclusion sceptique, soutenant que toute connaissance reposerait alors sur du sable et du vent (Boudon, 1999 : 31-40). À ses yeux, la solidité et la fécondité de tels principes se trouvent éprouvées au fur et à mesure de la réalisation progressive du programme dont ces principes sont les Idées régulatrices selon le processus de « rationalisation diffuse » évoqué plus haut. Pour lui, « […] la liquidation de l’Apartheid, l’apparition du “droit d’ingérence” ou celle du droit pénal international, la multiplication et le rôle croissant des organisations non gouvernementales », de même que « les épisodes de l’arrestation d’Augusto Pinochet au Royaume-Uni ou de la comparution de Slobodan Miloševic´ devant le Tribunal pénal international » (Boudon, 2006a : 890) sont à considérer comme des moments d’approfondissement du programme qui consiste à « définir des institutions, des règles, etc. destinées à respecter au mieux la dignité et les intérêts vitaux de chacun » (Boudon, 2006a : 885). Le caractère indéterminé et empiriquement indémontrable du principe de dignité humaine n’est donc pas selon lui un obstacle à l’idée de rationalité axiologique. Si la circularité ici est inévitable, dans la mesure où c’est par considération de l’évolution morale que se trouve éprouvée la fécondité des principes qui semblent la guider, comme en retour cette évolution peut être évaluée à partir de tels principes (Boudon, 1999 : 75-79), la rationalité n’est pas dépourvue de ressources dans le champ de la normativité et il lui semble possible de conclure qu’il y a des « vérités axiologiques » comme il y a des vérités scientifiques.
20Une position que l’on a pu qualifier « d’hyperrationaliste » (Heinich, 2017 : 373), et que nous voudrions interroger en la confrontant à la pensée d’un autre grand libéral, Ronald Dworkin qui, dans ce qui fut son dernier ouvrage : Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs (2015 [2011]) voyait lui aussi dans la dignité humaine l’une des plus hautes valeurs de notre modernité démocratique (Khurshid, Malik & Rodriguez-Blanco, 2018).
21Comme Raymond Boudon, Ronald Dworkin croit en l’objectivité des valeurs. Comme lui, il refuse de donner au dissensus axiologique une dimension d’incommensurabilité et un caractère tragique. Comme lui aussi, il pense que c’est par une confrontation rationnelle des théories morales, et au moyen d’un raisonnement argumenté, qu’il est possible d’atteindre une quelconque vérité morale. Comme lui enfin, il estime que « pour qu’un jugement axiologique soit vrai, il doit y avoir une raison qui le rende vrai » (Dworkin, 2015 [2011] : 131). À son opposé cependant, il tient pour acquis le principe de Hume selon lequel il est impossible de déduire des jugements de valeur à partir des jugements de fait (ibid., p. 58) et qui, « correctement compris », ne lui semble pas renforcer le scepticisme normatif, mais plutôt souligner « l’indépendance de la morale en tant que province autonome du savoir avec ses propres critères d’analyse et de justification » (ibid., p. 30). Loin de tout vérificationnisme scientiste, il pense que l’argumentation morale relève fondamentalement du registre interprétatif et que le concept normatif de dignité doit être entendu, comme tous les concepts normatifs et à l’inverse d’autres types de concepts, tel que celui, descriptif, de lion, ou celui, géométrique, de triangle par exemple, comme un concept interprétatif dans la mesure où il renferme une valeur et contient déjà un jugement de valeur, et donc une interprétation de son sens (ibid., p. 227). Mais la signification de la notion de dignité est loin d’être univoque. Il s’agit en effet d’un concept « essentiellement contesté », au sens de Walter B. Gallie, c’est-à‑dire d’un concept dont la nature même suscite une multiplicité d’interprétations et de controverses (Gallie, 1956 ; Rodriguez, 2015). On a pu voir dans cette notion aussi bien l’expression d’un ethnocentrisme et d’un occidentalisme masqués (Chibundu, 2012) que l’affirmation d’un spécisme indu en vertu duquel était affirmée la supériorité de l’être humain sur l’animal (Rossello, 2016). On a pu y déceler un concept inutile et superflu (Macklin, 2003), voire dangereux et liberticide [18]. On dit de lui qu’il est souvent utilisé comme un argument massue (« knock-out argument ») pour trancher des débats éthiques et pour faire taire les opinions divergentes. On a même pu parler de « stupidité de la dignité » (Pinker, 2009).
22Pour autant, la raison n’est pas ici tout à fait démunie. Refusant de céder au scepticisme, Dworkin estime qu’il est possible de produire une argumentation raisonnée en faveur du principe de dignité. Une argumentation cependant qui, en vertu du principe de Hume, ne peut emprunter le régime de rationalité de la pensée scientifique et qui obéit à ses propres critères de justification. À propos de l’interdit humien, il écrit : « Le principe de Hume […] est un bon principe : tout argument en faveur d’une argumentation morale, ou opposé à une autre affirmation morale – doit lui-même comprendre ou présupposer d’autres affirmations morales ou d’autres hypothèses morales » (Dworkin, 2015 [2011] : 115). Relevant du registre de l’interprétation, le raisonnement moral relie les valeurs entre elles et s’assure de leur cohérence de sorte à en produire la meilleure interprétation possible. La défense argumentée de la valeur constituée par la dignité humaine consistera-t‑elle donc à dérouler une chaine interprétative qui en montre la cohérence avec l’ensemble des autres valeurs auxquelles nous tenons en l’inscrivant dans un réseau axiologique serré dont chaque élément se renforce l’un l’autre. Une argumentation en faveur de la valeur de la dignité humaine ne peut pas en effet ne pas mobiliser l’idée d’égalité, notamment puisqu’elle suppose l’idée d’une égalité en dignité, comme à son tour l’interprétation normative de l’idée d’égalité ne peut se conduire qu’en faisant appel à d’autres valeurs qui en justifient et confortent le sens.
23Pour Dworkin, l’argumentation morale a donc un caractère holiste et circulaire qui n’est pas sans retentissement sur l’objectivité à laquelle elle peut prétendre. Considérant que « la vérité en morale n’est autre que le meilleur plaidoyer en sa faveur » (ibid., p. 139), il estime en effet qu’il n’y a pas lieu de parler de vérité ou de fausseté des interprétations normatives mais de leur plus ou moins grande justesse et cohérence (Brown, 2018 ; Wood, 2018). On mesure ici l’écart par rapport à la position de Boudon qui, pour sa part, récuse la « guillotine de Hume » (Boudon, 2008b : 10), ou du moins les conséquences sceptiques qu’il est possible d’en tirer. Pour Boudon, les valeurs sont imbriquées dans les faits, comme la rationalité axiologique, bien que distincte d’elle, est étroitement articulée à la rationalité instrumentale, si bien qu’il est fallacieux d’en conclure à un gap insurmontable entre faits et valeurs : « Un système de raisons conduisant à la conclusion et par suite à la croyance que “X est bon, juste, légitime”, etc. » comprend toujours des propositions factuelles à côté des propositions normatives. Or les propositions factuelles sont testables […] », et Boudon d’en conclure, un peu plus loin dans son raisonnement, et directement contre Hume cette fois : « On peut fort bien tirer une conclusion à l’impératif d’un ensemble de raisons qui sont toutes à l’indicatif, une seule étant à l’impératif » (Boudon, 2004c : 353). C’est la raison pour laquelle on a pu parler « d’objectivisme » à propos de la position de Boudon en le soupçonnant de vouloir réduire les valeurs aux faits (Heinich, 2017 : 372). Ce n’est pas lui rendre justice cependant si l’on songe à son refus réitéré de réduire la rationalité axiologique à la rationalité instrumentale et au rôle fondamental qu’il fait jouer à l’idée de dignité dans le raisonnement moral. Pour autant, si l’idée de dignité n’est pas susceptible de vérification factuelle, tout comme les jugements de valeur qui font appel à elle, et donc s’il n’est pas possible de démontrer « qu’il soit bien de tenter d’assurer à tous une égalité en dignité » (Boudon, 1999 : 75), le statut de la raison axiologique – distincte de la rationalité instrumentale, mais on se demande en quel sens, ultimement, chez Raymond Boudon – semble fragilisé et perdre en consistance. Prenons par exemple la condamnation de l’excision, un exemple que Boudon reprend souvent. On peut la condamner d’un point de vue conséquentialiste (rationalité instrumentale) [19] en évoquant la souffrance inutile qu’elle inflige, la réduction du plaisir féminin qu’elle implique, ou encore les désastres sanitaires qu’elle peut occasionner ; on peut la condamner aussi du point de vue de la rationalité proprement axiologique en mobilisant la valeur de l’égale dignité de tous les êtres humains. Or, si l’on peut tester les conséquences pour les femmes d’une pratique telle que l’excision, comment fonder l’objectivité de l’énoncé selon lequel une telle pratique est contraire à leur dignité ? La réponse ici n’est pas si aisée. Elle nous pousse en tout cas à reconduire l’interrogation sur le statut de la rationalité axiologique, comme sur les limites de la rationalité dans le domaine de la normativité.
24Mon propos ici n’est pas de remettre en cause les positions substantialistes de Raymond Boudon sur la centralité de l’idée de dignité dans notre raisonnement moral, sur son importance dans la justification d’un grand nombre de nos jugements de valeur, ni sa thèse d’un progrès moral de nos sociétés considéré à l’aune de ce grand concept normatif. Il ne s’agit bien sûr pas non plus de céder aux sirènes du relativisme en niant le rôle du raisonnement et la puissance du meilleur argument au service de nos convictions morales. Tous les jugements de valeur ne se valent pas. Mais simplement de s’interroger sur la puissance, mais aussi sur la faiblesse, de la rationalité quand elle investit le terrain du prescriptif ou du normatif. Raymond Boudon, s’il admettait qu’il existait bien des cas indécidables où il était difficile de trancher, ne doutait pas que, dans d’autres, il était possible de justifier nos jugements de valeur de façon aussi objective que nos jugements scientifiques. Et notamment quand ces jugements de valeur mobilisaient le principe d’égale dignité. L’esclavage ou l’apartheid par exemple lui paraissaient être injustes et condamnables parce qu’ils sont la négation même de l’idée d’égale dignité, raison pour laquelle nous avons de bonnes raisons, c’est-à‑dire des raisons solides et universellement partageables de les condamner. Nous ne pouvons que lui donner raison sur ce point. Mais pouvons-nous le suivre jusqu’au bout quand il affirme que nous pouvons avoir dans le domaine de l’axiologique des certitudes aussi solides qu’en géométrie et nous convaincre, et surtout convaincre autrui, qu’il en est bien ainsi ?
25On peut conserver quelques doutes à ce sujet. Convaincu du pouvoir du raisonnement moral dans la justification de nos jugements de valeur, il en sous-estimait cependant le caractère interprétatif. C’est la raison pour laquelle il ne doutait pas que l’on pouvait atteindre, pour certains de nos jugements de valeur, la même objectivité que pour les jugements scientifiques. Or, si l’on peut bien avancer des raisons en faveur du principe de dignité, ou justifier par un raisonnement argumenté les jugements de valeur qui s’appuient sur un tel principe, le caractère interprétatif de tout raisonnement axiologique contraint à plus d’humilité que ne veut bien le concéder Raymond Boudon. Certes la raison ici n’est pas sans atouts, comme l’ont défendu avec vigueur aussi bien Raymond Boudon que Ronald Dworkin, mais si nous ne partageons pas la position sceptique et pessimiste d’un Hans Joas concernant la justification rationnelle des valeurs ultimes (Joas, 2016 [2013]), admettons cependant qu’elle trouve aussi des limites [20]. Des limites quant au type d’objectivité auquel elle peut prétendre dans le domaine des valeurs et des choix éthiques. Des limites aussi quant au pouvoir qu’elle aurait par elle-même, en vertu de ses seules et uniques forces, de susciter l’assentiment moral d’autrui.
26Car nous ne pouvons espérer convaincre que celui qui s’est déjà engagé dans une conversation morale et qui se trouve prêt à entendre et à produire des raisons morales. Nous ne pouvons espérer convaincre que celui qui croît en la valeur de l’argumentation et de la rationalité [21]. Est‑il possible de convaincre l’initiateur d’un génocide de ne pas mettre son plan funeste en application ? Est‑il possible de convaincre un raciste résolu de l’égalité morale de tous les êtres humains ? Aurions-nous pu convaincre les terroristes du Bataclan de la valeur de chaque vie humaine indépendamment d’une même communauté de foi ? Il faut bien reconnaître qu’en ce domaine, si nous ne sommes pas sans boussole – car nous avons des raisons de croire en la raison dans le champ de la normativité –, nous sommes aussi malheureusement, et bien souvent, « mis au rouet ».
Notes
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[1]
Les événements qui ont eu lieu en Tunisie entre 2010 et 2011 ont d’ailleurs été qualifiés par les Tunisiens eux-mêmes de « Révolution de la dignité » (Dignity Revolution). Voir sur ce point, Rainer Grote et Tilmann J. Röder (2018 : 5).
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[2]
On peut citer entre autres les ouvrages récents de George Kateb (2011), de Michael Rosen (2012), de Jeremy Waldron (2012), de Christopher McCrudden (2013), ou encore le Cambridge Handbook of Human Dignity (2014).
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[3]
Voir notamment les travaux d’Emmanuel Renault (tout particulièrement 2017a, 2017b).
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[4]
Merci à Nathalie Bulle de m’avoir fait connaître ce texte.
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[5]
Je remercie Gianluca Manzo de m’avoir soumis l’hypothèse selon laquelle, en faisant de la rationalité axiologique une simple variante de la rationalité cognitive, Boudon semblait avoir peu à peu délaissé la problématique de la justification de nos énoncés normatifs au profit de l’explication des croyances axiologiques. En fait, il me semble que les deux perspectives ont toujours été simultanément présentes dans la pensée de Raymond Boudon, y compris dans son dernier article paru à titre posthume, que je remercie aussi Gianluca Manzo de m’avoir signalé (Boudon, 2014b), où la question de savoir pourquoi et pour quelles raisons les individus endossent telle ou telle valeur (explication) coexiste toujours avec celle de savoir si ces mêmes individus ont raison d’adopter ces valeurs, au sens où ils auraient des raisons solides et objectives de le faire (justification). C’est bien sûr cette seconde perspective qui est discutée dans cet article.
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[6]
Raymond Boudon cite d’ailleurs explicitement le texte de Durkheim dans The Poverty of Relativism (2004b : 84).
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[7]
Pour une discussion plus récente de ce point, voir aussi Jeremy Waldron (2012) et Jack Donnelly (2015).
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[8]
La distinction entre l’honneur des sociétés aristocratiques et la dignité de l’âge démocratique est également relevée par Raymond Boudon à partir de sa lecture de Tocqueville (Boudon, 2007 : 124-125).
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[9]
On peut certes admettre que cette question de l’objectivité des valeurs n’intéresse pas Nathalie Heinich, ni même peut-être la sociologie comme discipline, du moins selon une certaine conception de cette dernière. Pour autant, est‑il sans importance de savoir si nous avons tort ou raison d’affirmer par exemple que la démocratie est un meilleur régime qu’un régime théocratique fondé sur la charia ? Que l’égalité entre hommes et femmes dans tous les domaines, privé et public, est une bonne chose ? Que « racialiser » les êtres humains en introduisant entre eux une différence de « nature » est condamnable ? On comprend mal comment tenter de répondre le mieux possible à ces questions pourtant si fondamentales peut faire l’objet d’un tel dédain.
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[10]
Parler d’une « théorie des valeurs » est impropre comme le souligne Boudon qui renvoie surtout, à l’instar de Weber, à une théorie de la valorisation (Boudon, 1998 : 17). Pourtant, la distinction entre les deux n’est pas forcément aussi tranchée. Il est difficile en effet de séparer nettement la question de l’objectivité des valeurs de celle de l’objectivité des jugements qui reposent sur elles. Ce que Boudon écarte catégoriquement, c’est surtout une conception essentialiste des valeurs, pour laquelle l’objectivité serait à concevoir indépendamment de tout jugement (Boudon, 1999 : 11).
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[11]
Pour Raymond Boudon : « Il est dans la nature du jugement axiologique qu’il soit perçu par le sujet comme partagé, du moins comme partageable » (Boudon, 1995a : 39). Un jugement de valeur s’accompagne toujours en effet « d’une universalisation potentielle » (Boudon, 1995a : 194).
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[12]
Nos jugements de valeur doivent en effet pouvoir se justifier à travers une argumentation et un raisonnement axiologiques, que ce soit pour nous-mêmes où vis-à-vis des autres, dans la mesure où tout jugement de valeur implique une prétention à l’objectivité.
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[13]
Nous limitons ici le champ du normatif à celui de l’éthique ou de la morale, mais Boudon a aussi étendu son modèle de la rationalité axiologique à celui de l’esthétique (Boudon, 1995c).
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[14]
Samuel P. Huntington et son Choc des civilisations (1997 [1996]) est d’ailleurs régulièrement pris pour cible par Raymond Boudon.
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[15]
Rappelons ici que c’est sur le principe normatif de dignité que la Déclaration universelle des droits de l’homme avait fondé l’ensemble des droits humains, et qu’un tel geste fondationnel n’a plus jamais été remis en question ; il sera repris dès les Pactes de 1966 et dans tous les autres grands instruments juridiques ultérieurs, y compris dans la Déclaration et le programme d’action de Vienne de 1993 qui reconnaît et affirme dans son préambule « que tous les droits de l’homme découlent de la dignité et de la valeur inhérente à la personne humaine, que la personne humaine est le sujet même des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que, par conséquent, elle doit en être le principal bénéficiaire et participer activement à leur réalisation ». Voir sur ce point : J. Morsink (1999), G. Hugues (2011) et S. Mesure (2019).
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[16]
La réfutation de l’accusation d’ethnocentrisme n’est pourtant pas si aisée, car si tout être humain a bien un sens de sa dignité, comme Raymond Boudon l’affirme à juste titre, il n’en résulte pas que l’interprétation qui en est donnée soit univoque et puisse transcender les différences culturelles. Les femmes de certaines sociétés africaines où la pratique de l’excision est admise, et même valorisée, ont certainement une conception de leur dignité bien différente de celle qu’il convient d’accorder à tout être humain en tant qu’être humain par quoi se trouvent valorisées à la fois la rationalité, l’autonomie et l’égalité en droit de tous les membres de l’humanité. Mais reconnaître cela n’est pas céder au relativisme. Si cette interprétation de la dignité n’est pas démontrable, au sens où elle pourrait se prouver, il est cependant possible d’avancer des arguments en sa faveur. Pour une discussion des thèses de Boudon à propos de la pratique de l’excision, voir l’article de Ernest-Marie Mbonda (2012).
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[17]
Raymond Boudon (2010c : 80) affirme par ailleurs que : « Les notions de commensalité, de citoyenneté, de droits de l’homme, de démocratie, de séparation des pouvoirs de l’Église et de l’État, etc. résultent de déclinaisons du programme que résume la notion de dignité humaine » [les italiques sont de Raymond Boudon].
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[18]
Ce type d’argument a surtout été mobilisé en France lors de la fameuse affaire du « lancer de nain » au cours de laquelle une grande partie de la doctrine, s’élevant contre son interdiction par l’État (arrêt du Conseil d’État du 27 octobre 1995), opposait liberté (ici du travail) et dignité.
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[19]
Il ne s’agit pas ici bien sûr de nier la légitimité et la fécondité d’une approche conséquentialiste des valeurs, laquelle permet d’effectuer entre elles un tri qui en privilégie certaines au détriment d’autres afin d’orienter une action ou une politique, mais simplement de souligner que l’adoption d’un tel point de vue ne permet pas de résoudre la question de leur objectivité.
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[20]
Précisons ici que telle n’est pas cependant la position de Ronald Dworkin, dont nous nous écartons sur ce point, tant il était convaincu de la puissance de l’argumentation normative et de son pouvoir de susciter l’adhésion morale.
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[21]
On retrouve à ce niveau, le thème wébérien de la « guerre des dieux » que Raymond Boudon avait tant voulu relativiser, si ce n’est évacuer. Voir sur ce point : Sylvie Mesure et Alain Renaut (1996).