CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’individualisme méthodologique (IM) est sans doute aujourd’hui l’approche la plus mal traitée dans les sciences sociales, et la plus mal comprise. L’ampleur des erreurs commises à son endroit dans la littérature, où l’IM est souvent renvoyé à une forme ou une autre de réductionnisme, est préoccupante. Pourtant, les travaux qui lui sont rattachés s’appuient sur une tradition théorique et méthodologique importante, développée autour de questions fondamentales, portant notamment sur l’explication, la causalité, et la rationalité de l’acteur social. La nécessité de son actualisation continuelle en fonction des développements des recherches et savoirs dans les domaines relevant aussi bien de l’épistémologie que de l’économie et des sciences de l’homme, comme celle de mettre au jour les idées fausses développées à son sujet, sont autant de bonnes raisons qui justifient l’existence de ce numéro spécial consacré à l’IM. Cette réflexion méthodologique poursuivie en son nom, centrée sur des concepts transversaux, est potentiellement source d’unité, de rigueur, et de renouvellement dans les sciences sociales. Les principes et notions qui lui sont centraux font, du reste, l’objet de discussions entre les partisans mêmes de la méthodologie individualiste, ou de la sociologie analytique, dont les liens avec l’IM sont aussi débattus.

2L’IM a, depuis ses premières formulations, passionné et suscité des débats importants sur les fondements méthodologiques des sciences sociales. Ces derniers ont été décrits comme les plus animés en philosophie des sciences sociales dans les années 1950 (Jarvie, 1972 : 173). Ils ont été notoirement nourris par les textes de Friedrich A. Hayek, entre 1942 et 1944, sur le « scientisme », et de Karl Popper, entre 1944 et 1945, sur l’historicisme, alors parus dans la revue Economica. Mais au début du xxe siècle, le jeune Joseph A. Schumpeter (2010 [1908]) évoquait déjà l’animosité des critiques de la « théorie », dans un ouvrage où la dénomination « individualisme méthodologique » apparaissait pour la première fois [1]. Ces critiques, en rejetant un soi-disant « atomisme », ne cherchaient pas à faire de distinction entre l’approche des auteurs plus anciens, qui partaient de l’individu, et le « nouveau système [en économie] » [2]. Schumpeter doutait que la compréhension fût une finalité de ces débats, compte tenu de l’importance politique et sociale que les opposants attribuaient à leurs arguments. Tandis qu’il y a plus d’un siècle la complète indépendance entre individualisme méthodologique et individualisme politique était (ré)affirmée comme une évidence, on peut encore lire dans une critique contemporaine de l’IM, que l’« individualisme » (on serait en droit de se demander lequel) est sous-tendu par des valeurs politiques et morales d’autonomie individuelle suivant lesquelles les résultats sociaux sont de l’entière responsabilité des individus (Zahle & Kincaid, 2019).

3Sans doute ces idées fausses doivent‑elles beaucoup à la tendance malheureuse à la politisation des sciences sociales et aux assimilations hâtives que cette tendance inspire, incompatibles avec la démarche scientifique. Mais beaucoup d’autres dimensions sont impliquées, et si j’ai évoqué celle-là, c’est pour mieux l’ignorer dans la suite, tant l’objectif de ce numéro spécial est la compréhension, au sens plein, des prémisses et des enjeux réels de l’IM aujourd’hui. Dans cette perspective, l’optique adoptée a été de confronter les points de vue d’experts du sujet, issus des disciplines directement concernées : la sociologie, l’économie et la philosophie des sciences sociales, ou de plusieurs de ces disciplines. Avouons-le d’emblée, non seulement l’éducation intellectuelle de ces experts s’est faite essentiellement dans deux pays, l’Italie et la France, mais, et cela pourrait paraître problématique au regard du souci de présentation du sujet dans toute la richesse et la complexité qu’il revêt, pratiquement tous les contributeurs de ce volume (Olivier Favereau faisant exception) ont travaillé, voire ont réalisé leur thèse de doctorat avec Raymond Boudon. Qu’à cela ne tienne, la grande diversité des approches représentées n’avalise aucun phénomène d’« école » que Boudon lui-même n’aurait pas soutenu. Cette diversité témoigne bien plutôt de la vitalité des questionnements suscités par le rôle et le sens même de l’IM, compte tenu de développements philosophiques, scientifiques, ou technologiques qui constituent autant de pistes originales suivies par les uns ou les autres ici.

4Les divergences relatives entre experts de l’IM sont, par elles-mêmes, instructives et peuvent participer aussi de l’explication de la confusion qui règne dans la littérature à son sujet. En réalité, le seul consensus véritable que révèle ce volume est l’opposition des contributeurs sociologues à l’interprétation réductionniste qui domine la philosophie anglo-saxonne contemporaine. L’ampleur prise par cette interprétation dans la communauté scientifique constituerait un sujet de recherche à lui seul que plusieurs des textes aident ici à éclairer. Francesco Di Iorio différencie deux types de réductionnisme liés en partie aux traditions philosophiques dans lesquelles s’inscrivent leurs interprètes, le réductionnisme psychologique et le réductionnisme sémantique (version nominaliste et version antinominaliste), et met en évidence leurs erreurs ; Alban Bouvier met en cause les exercices philosophiques inscrits dans une tradition qui tend à se développer en vase clos, sans souci véritable de ce qui se passe réellement au sein des sciences spéciales concernées, et offre une analyse de thèses opposées à l’IM, ou émanant de l’IM, révélant des différences d’interprétation fondamentales ; Pierre Demeulenaere impute certaines des erreurs commises à l’enracinement de l’IM dans la théorie économique, et défend que l’articulation des plans individuels et collectifs lui est intrinsèque ; Nathalie Bulle en identifie trois versions importantes dont les différences s’expliquent par les cadres épistémologiques que leurs interprètes favorisent, et donne une justification épistémologique des liens de l’IM avec la sociologie compréhensive au sens wébérien ; de son côté, Enzo Di Nuoscio montre l’intérêt qu’il y a pour l’IM à considérer le modèle Popper-Hempel de la causalité et la théorie du cercle herméneutique de Gadamer ; Gérald Bronner propose de réviser la sociologie compréhensive pour prendre en compte certains développements contemporains de la psychologie cognitive mettant en jeu des invariants mentaux sous forme d’heuristiques cognitives ; Sylvie Mesure rend compte de l’importance pour l’IM de la dimension axiologique de la rationalité, à travers notamment le rôle que joue la notion de dignité humaine dans l’œuvre de Raymond Boudon ; par ailleurs, Gianluca Manzo entreprend une discussion critique des interprétations des rapports de l’IM et de la sociologie analytique présentes dans la littérature ; enfin, Olivier Favereau fait état de la situation spécifique et préoccupante de l’IM en économie où, pour des raisons techniques et institutionnelles, la théorie du choix rationnel domine la discipline alors qu’elle est théoriquement obsolète étant donné le rôle joué par les valeurs et les normes pour résoudre les problèmes de coordination sur les marchés. Par la diversité même des points de vue ainsi proposés, ce numéro de L’Année sociologique devrait permettre de clarifier les principes fondateurs de l’individualisme méthodologique, éclaircir les sources des divergences à son sujet, et identifier des pistes d’entente et de renouvellement. Ce faisant, il devrait contribuer à réduire la situation actuelle de confusion et participer à la poursuite d’une œuvre méthodologique indispensable à la qualité de la recherche en sciences sociales.

5Avant de terminer, j’évoquerai les deux événements qui ont contribué à la préparation de ce numéro spécial. Tout d’abord, la « Grande conférence du Gemass » [3] sur l’IM organisée en 2018 avec la collaboration de Sylvie Mesure ; ensuite le séminaire organisé le 26 juin 2019 à l’École française de Rome avec le partenariat de l’université du Molise et du département de sociologie de l’université de Trente. Que Enzo Di Nuoscio, Salvatore Abbruzzese et Sylvie Mesure soient ici chaleureusement remerciés pour leur contribution et leur soutien amical.

Notes

  • [1]
    Selon les sources, Joseph A. Schumpeter utilise le terme en référence à Max Weber ou à la « méthode compositive » de Carl Menger, les deux influences n’étant, bien sûr, pas exclusives l’une de l’autre.
  • [2]
    Issu de la théorie marginaliste.
  • [3]
    Organisée par le Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass) le 2 février 2018, à la Maison de la recherche de Sorbonne Université (voir : https://www.gemass.fr/les-grandes-conferences-du-gemass).

Références bibliographiques

    • Jarvie I. C., 1972, Concepts and Society, London, Routledge & Kegan Paul.
    • Schumpeter J. A., 2010 [1908], The Nature and Essence of Economic Theory, New York, Taylor & Francis.
    • En ligneZahle J., Kincaid H., 2019, « Why be a methodological individualist? », Synthese, vol. 196, n° 2, p. 655-675. DOI : 10.1007/s11229-017-1523-8.
Nathalie Bulle
est sociologue et directrice de recherche au Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass, UMR 8598, CNRS-Sorbonne Université). Ses recherches ont été développées en sociologie de l’éducation et en épistémologie des sciences sociales. Elles ont porté notamment sur les politiques scolaires, l’évolution pédagogique en Occident, l’analyse comparée de l’inégalité des chances et l’explication dans les sciences sociales. Elle a récemment publié des articles dans Philosophy of the Social Sciences, Educational Research Review, Historical Social Research et Journal of Classical Sociology.
Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass, UMR 8598, CNRS-Sorbonne Université)
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/04/2020
https://doi.org/10.3917/anso.201.0015
Pour citer cet article
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