CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Note critique de l’ouvrage de Talcott Parsons. – Kapitalismus bei Max Weber – zur Rekonstruktion eines fast vergessenen Themas. Herausgegeben, eingeleitet und kommentiert von Uta Gerhardt, Wiesbaden, Springer VS, 2018, 168 p.

1Quiconque s’est intéressé à Talcott Parsons connaît l’importance de l’ultime étape dans sa formation qu’ont représentée ses séjours à Heidelberg en 1925-1926 et lors de l’été 1927. Ils lui ont non seulement permis de se familiariser avec la littérature allemande en sciences sociales, mais lui ont offert l’opportunité de préparer et de soutenir un doctorat sur Le capitalisme chez Sombart et Weber qui lui ouvrit les portes d’une carrière universitaire. Il manquait pourtant jusqu’à présent une pièce essentielle pour une appréciation pleinement fondée de cette période, à savoir le texte même de la « Dissertation » rédigée en allemand par Parsons en vue de l’obtention du « Doctorat de philosophie ». Celle-ci a longtemps été considérée comme « disparue », alors qu’elle reposait en fait dans le dossier Parsons des archives de Harvard. Il faut donc être reconnaissant à Uta Gerhardt, qui a tant œuvré pour une meilleure connaissance de l’œuvre de Parsons [1], de la présenter pour la première fois au public averti [2]. Le texte est précédé d’une première partie riche d’informations sur « L’Odyssée » de cette dissertation et aussi, nous le verrons, sur le processus complexe d’obtention du doctorat. Et il est complété par un long essai proposant une vision d’ensemble de la carrière de Parsons, destinée à éclairer en particulier ce qui constitue, aux yeux d’Uta Gerhardt, sa « filiation » webérienne. Nous respecterons cet ordre dans notre commentaire, en traitant successivement de l’histoire de la dissertation, de son contenu propre et enfin du véritable essai biographique consacré à Parsons.

2Le 29 juillet 1927, Talcott Parsons soutient avec brio sa thèse devant un jury comptant l’historien de l’économie Edgar Salin, qui a dirigé son travail, Karl Jaspers, Alfred Weber et Willy Andreas (un spécialiste d’histoire contemporaine) : à l’exception de ce dernier, les membres du jury lui décernent la plus haute mention (summa cum laude). Cette soutenance a pourtant eu lieu dans des conditions très particulières puisque le jury ne disposait pas de l’ensemble du texte, les deux premiers chapitres ayant été égarés sans que la responsabilité de Parsons fût engagée dans cette perte. Certes le chapitre 3, consacré à l’examen de Werner Sombart et de Max Weber, était la partie essentielle de la dissertation et, pour les chapitres manquants, Edgar Salin put se porter garant de leur qualité  ; il n’en reste pas moins que, dès la phase initiale, ce texte s’est trouvé exposé à des péripéties inattendues.

3En novembre 1927, Parsons envoie un manuscrit complet en allemand à l’université d’Heidelberg ainsi qu’à son directeur de thèse, tenant ainsi sa promesse de remettre un texte intégral, mais l’enjeu s’est désormais déplacé : la question pressante est celle de la publication, ce qui est la condition requise pour l’obtention du titre de docteur. Parsons entreprend des démarches en ce sens qui sont couronnées de succès : il obtient, après une correspondance avec l’économiste Paul Douglas et avec le soutien de Frank Taussig, la parution en anglais de deux articles reprenant sous une forme ramassée ses analyses de Sombart et de Weber. Ces articles sont publiés en 1928 et 1929 par le Journal of Political Economy sous le titre général « ‘Capitalism’ in Recent German Literature : Sombart and Weber » [3] : ils constituent la première publication d’un travail universitaire par le jeune Parsons.

4On ne saurait trop insister sur le fait que ces articles ne sont pas une pure et simple traduction du chapitre 3 présenté lors de la soutenance [4]  ; et il nous faudra ultérieurement revenir sur les différences notables qu’ils présentent par rapport au texte allemand. Toujours est‑il que Parsons avait désormais satisfait à l’exigence de publication, mais l’avait fait dans une autre langue. Il fallait donc que la faculté de Philosophie de l’université d’Heidelberg reconnût les deux articles comme équivalents au travail requis, ce qu’elle fit en avril 1929, sur les recommandations d’E. Salin qui était soucieux de faire connaître les recherches allemandes aux États-Unis grâce à la thèse de Parsons. Celui-ci se vit ainsi décerner le titre de docteur (Dr phil.) qui sera son seul titre universitaire au-delà du B. A. obtenu à Amherst. Notons que Parsons n’a pas eu ainsi à choisir entre l’économie et la sociologie et qu’il s’est félicité rétrospectivement de n’avoir pas eu à faire ce choix qui lui aurait été imposé aux États-Unis.

5Venons-en maintenant à la dissertation elle-même qui est relativement courte (environ quatre-vingts pages) et qui est écrite dans une langue sobre, moins complexe en tout cas que ne l’est souvent l’anglais parsonien. Son noyau central est constitué, comme l’on pouvait s’y attendre, par les analyses consacrées respectivement à Sombart (chapitre 3) et à Weber (chapitre 4), qui sont encadrées par des chapitres plus brefs, ce qui ne veut pas dire sans importance. L’introduction énonce clairement la problématique : « existe-t‑il un complexe de significations (Sinnzusammenhang) que l’on peut désigner sous le nom de capitalisme » et qui constituerait le caractère « spécifique [souligné par nous] de l’époque moderne »  ? Parsons ajoute qu’il accordera dans son étude une attention particulière au concept d’esprit du capitalisme, « peut-être la contribution allemande la plus importante à la théorie du capitalisme ». Dans le second chapitre Parsons rejette, après un examen rapide, trois conceptions du capitalisme qui ne peuvent lui être d’une quelconque utilité pour sa recherche, dans la mesure où la première (celle de Richard Passow) invite à abandonner la notion même de capitalisme et où les deux autres (celles de l’historien Georg von Below et de l’économiste Lujo Brentano) s’en font une idée trop large pour appréhender ce qu’il a de spécifiquement moderne.

6Parsons se tourne donc du côté de Sombart et de Weber pour trouver des éléments de réponse à la question posée. Quelques traits généraux ressortent, nous semble-t‑il, de l’ensemble des analyses qu’il leur consacre. D’abord, il s’agit d’une présentation qui ne comporte pas d’éléments radicalement nouveaux, tout au moins si on l’apprécie à partir de nos connaissances actuelles des deux auteurs. Ensuite, Parsons témoigne d’un art de l’exposition de thèmes complexes plutôt remarquable de la part d’un jeune doctorant de vingt-cinq ans. Enfin, l’on notera la part prépondérante qu’il accorde à la présentation par rapport à la discussion : l’on risquera ici l’hypothèse que Parsons, qui venait de s’engager dans le projet de traduction de L’Éthique protestante, était déjà conscient d’assumer dans ce texte un rôle de « passeur » entre l’Allemagne et les États-Unis.

7Il n’est pas possible ici de suivre pas à pas Parsons dans son exposé bien structuré des thèses de Sombart, mais, contrairement à Uta Gerhardt qui laisse curieusement cette présentation de côté, on en retiendra quelques points forts, qui entrent dans le champ des préoccupations de Parsons. D’abord, le capitalisme moderne est considéré par Sombart comme un phénomène historique hautement singulier, « unique et appelé à ne pas se répéter ». Ensuite, même s’il comporte d’autres dimensions, à savoir une forme d’organisation et un mode de rapport à la technique, il est avant tout animé par un « esprit ». L’origine du capitalisme est donc à chercher du côté de l’esprit qui « l’a créé », selon l’énergique formule de Sombart. Il est formé de deux composantes distinctes, « l’esprit d’entrepreneur » et « l’esprit bourgeois » qui ont chacune une contribution spécifique : c’est du côté des entrepreneurs capitalistes qu’il faut chercher l’élan créateur, les « forces motrices » du développement, mais c’est l’esprit bourgeois qui favorise le plein déploiement du capitalisme avec la concurrence érigée en principe et la rationalisation de la vie économique. On comprend pourquoi Parsons s’attarde sur l’analyse par Sombart des composantes et sous-composantes de l’esprit capitaliste : il y trouve des éléments de réponse à sa question de départ. Enfin, nous voudrions signaler un point qui n’est que brièvement évoqué par Parsons, mais qui nous paraît symptomatique de sa démarche : il insiste sur l’intérêt d’une définition du capital en termes de fonction qui permet de faire ressortir son rôle historico-économique dans le cadre du capitalisme moderne, et se déclare en accord sur ce plan avec Sombart, tout en récusant la définition générale de Weber en termes de biens productifs (p. 45 et note 38, p. 45-46). On se doit encore de signaler que dans sa présentation, Parsons évoque d’abord implicitement ou allusivement les rapports de Sombart avec Marx avant de les aborder explicitement dans la partie finale. D’une certaine manière, Marx est bel et bien le « troisième homme » de la dissertation de Parsons.

8Le chapitre consacré à Weber est, en termes de volume, comparable au chapitre relatif à Sombart, mais il s’en distingue, comme nous le verrons, par une tonalité plus critique. Parsons y témoigne d’une connaissance approfondie de l’œuvre webérienne. Ainsi, il entame son examen par une double référence aux Agrarverhältnisse im Altertum, ouvrage généralement ignoré des sociologues et parfois même négligé par les spécialistes de Weber, en rappelant la définition que celui-ci y donne du capitalisme, mais aussi la critique, visant Eduard Meyer [5], de toute transposition hâtive de catégories économiques modernes à l’Antiquité. Et, si par la suite, il accorde une attention privilégiée à l’« Avant-propos » (à la sociologie des religions) et à L’Éthique protestante, il conforte à l’occasion son propos par des renvois à la « sociologie économique » de Weber (le chapitre II d’Économie et société) ou encore à la sociologie de la domination. Pour autant, il ne s’autorise pas de cette familiarité avec les écrits de Weber qui consisterait à présenter de façon synthétique la conception que ce dernier se faisait du capitalisme. Sa démarche, justifiée à ses yeux en l’absence d’un texte définitif de Weber sur le sujet, est marquée au sceau de la prudence. Le traitement que Parsons réserve à l’« Avant-propos » est, de ce point de vue, tout à fait frappant : Parsons suit le texte page à page, de manière à n’en manquer aucun thème ni aucune articulation. Il en a manifestement mesuré l’importance, au point de prendre en note les points qui y sont successivement abordés avec la mention des pages correspondantes de l’édition originale [6]. Et il en a compris l’intérêt spécifique pour son propos : l’« Avant-propos » fait ressortir la rationalité particulière du capitalisme moderne dans le cadre englobant du rationalisme occidental. Il y a cependant une dimension sur laquelle Parsons attire plus particulièrement l’attention, à savoir la bureaucratie, en tant qu’elle constitue un mode d’organisation intimement associé au développement capitaliste.

9Il adopte la même méthode d’exposition pour L’Éthique protestante  : il suit en effet la progression de l’argumentation webérienne et s’efforce d’en dégager les principales articulations. Il met ainsi successivement en lumière la formation, à partir d’un fondement religieux, d’un rationalisme ascétique à forte imprégnation morale, les effets favorables de celui-ci à l’émergence du capitalisme moderne et enfin les lourdes contraintes que fait peser ce « système » sur la vie des hommes. Il complète cette présentation par diverses observations qu’il vaut la peine de relever, même si elles sont souvent formulées en note : il signale quelques contresens sur le sens même de L’Éthique protestante  ; il estime – à juste titre – que Weber aurait refusé tout monisme explicatif  ; et il tend à relativiser la portée de l’essai comme explication historique pour en faire « la pierre angulaire de la théorie [webérienne] du capitalisme moderne ».

10Il est manifeste que pour Parsons l’analyse des éléments constitutifs de « l’esprit du capitalisme » représente la contribution essentielle de Weber  ; mais il n’en porte pas moins sur le traitement d’ensemble du capitalisme que propose ce dernier une appréciation plutôt sévère, comme on l’a signalé. Ses réserves s’attachent fondamentalement à l’utilisation conjointe par Weber de deux concepts distincts du capitalisme « qui n’ont guère à voir l’un avec l’autre ». Il y a, d’une part, le « capitalisme en général » (Kapitalismus überhaupt) et de l’autre le « capitalisme moderne » ou, plus spécifiquement encore, « l’esprit du capitalisme ». Le premier se rencontre, selon Weber, dans toutes les civilisations du monde  ; le second en revanche est l’apanage de l’Occident. Cette double acception serait, pour Parsons, une source sérieuse de confusion imputable, en définitive, à la méthodologie webérienne. Parsons reprend ici la critique formulée dans son habilitation par Alexander von Schelting [7], selon laquelle Weber aurait réuni dans la catégorie de l’idéal-type deux modes de conceptualisation « qu’il conviendrait de distinguer » : l’idéal-type désignerait tantôt un concept général, comme dans la première définition du capitalisme, tantôt un concept visant à cerner dans sa singularité un « individu historique » (historisches Individuum), tel que « l’esprit » du capitalisme (p. 64, note 64). Parsons revient encore sur ce point à la fin du chapitre et affirme qu’il faut choisir entre ces deux voies dont seule la seconde serait pertinente pour sa problématique. Faute d’avoir opéré ce choix, Weber est conduit, pour différencier clairement le capitalisme moderne du capitalisme en général, à privilégier à l’excès certains de ses traits, si importants soient‑ils, comme l’organisation rationnelle du travail formellement libre. À ce débat de logique conceptuelle, dans lequel il reste tributaire des positions défendues par von Schelting, Parsons accorde manifestement une importance majeure  ; et c’est sur cette base méthodologique qu’il en vient à formuler un jugement plutôt critique à l’égard des analyses webériennes du capitalisme.

11Le court bilan final (chap. VI) n’introduit pas d’élément radicalement nouveau  ; et l’ouvrage se termine sur une note plus favorable à Sombart qu’à Weber, même si Parsons souligne l’apport conjoint de l’un et de l’autre à la compréhension du capitalisme moderne. Il n’y a qu’un seul point sur lequel Sombart lui paraît inférieur à Weber : c’est dans son traitement de l’« esprit bourgeois », jugé « superficiel » et dès lors moins convaincant que l’analyse webérienne correspondante. On peut s’étonner aujourd’hui de cette préférence accordée à Sombart, mais il ne faut pas oublier qu’il était alors auréolé du prestige que lui avait conféré la nouvelle et volumineuse édition de sa grande œuvre, Der moderne Kapitalismus.

12Uta Gerhardt n’a pas manqué de le relever : la balance penche moins nettement du côté de Sombart dans les deux articles du Journal of Political Economy qui constituent la version anglaise de la thèse. C’est, à coup sûr, un point qui mérite de retenir l’attention, mais nous aimerions auparavant, au terme de cette présentation de la « Dissertation », en esquisser une brève appréciation d’ensemble. Nous en avons déjà signalé certaines qualités, qu’il convient ici de rappeler. D’abord, Parsons témoigne d’un sens de l’exposition qui lui permet de dégager les axes cruciaux d’une théorie. Ensuite, il se révèle capable de mobiliser pour son propos de larges pans d’une œuvre aussi complexe et dispersée que celle de Weber. Son travail n’est pourtant pas exempt de faiblesses. En considérant l’idéal-type sous le seul angle de la construction conceptuelle, il oublie de s’interroger sur sa fonction heuristique dans les recherches entreprises par Weber et appréhende mal sa portée. Il reste ainsi peu explicite sur sa place dans la mise en œuvre de la logique comparative, d’autant plus qu’il ne prend pas véritablement en compte les travaux de Weber sur la Chine et sur l’Inde. Par ailleurs, Parsons en vient, vraisemblablement à partir d’une interprétation réductrice des formulations pathétiques de la fin de L’Éthique protestante, à considérer que le processus de rationalisation a pour fin inexorable, selon Weber, la pétrification (Versteinerung) et la paralysie (Erstarrung). Or, pour Weber, le futur reste ouvert, en dépit des menaces qui pèsent sur notre civilisation. C’est caricaturer sa position que de lui prêter un quelconque « fatalisme ».

13Il nous reste, pour compléter le tableau, à examiner ce que les deux articles présentent de neuf ou tout au moins de différent par rapport à la « Dissertation » allemande. Comme on l’a noté, Parsons y procède à une sorte de rééquilibrage dans l’évaluation respective de Sombart et de Weber. D’une part, Sombart se voit désormais reprocher ses exagérations (overstatement) polémiques qui l’amènent à enfermer la totalité de la vie sociale dans des systèmes en principe clos et discontinus  ; sa catégorie fondamentale, l’« esprit », devient ainsi une « entité tout aussi métaphysique que celle de progrès » à laquelle il s’est fermement opposé. D’autre part, la critique de Weber prend un tour plus tempéré. Certes Parsons y maintient, toujours à la lumière des travaux de von Schelting, sa critique du double emploi de l’idéal-type et considère encore que celui-ci, « utile à des fins comparatives, [ne permet pas d’appréhender] une culture comme un tout », mais il ne semble plus voir dans ces « erreurs » de méthode un défaut rédhibitoire des analyses webériennes. De plus – et surtout –, il choisit de terminer sur une note franchement positive en proposant d’approfondir les recherches de Weber sur la place de la bureaucratie dans la société moderne : c’est là, précise-t‑il, un « aspect » qu’il n’est pas possible de traiter avec les outils de « la théorie économique orthodoxe » et qui a été indûment négligé par les économistes [8]. À travers cette insistance sur une dimension particulière, mais centrale dans l’œuvre de Weber, il justifie à la fois son intérêt pour un auteur « dissident » par rapport à l’économie classique et son souci de le faire connaître à un public américain.

14Cette dernière préoccupation est devenue particulièrement prégnante à partir du moment où il s’est engagé dans la traduction de L’Éthique protestante, c’est-à-dire vraisemblablement en 1928. Comme le signale Uta Gerhardt, des réserves trop appuyées à l’égard du traitement du capitalisme par Weber auraient pu détourner les lecteurs anglo-saxons potentiels de la découverte dans leur langue d’un ouvrage essentiel. En revanche, il nous paraît moins sûr que Parsons ait en quelque sorte « corrigé » son interprétation de l’idéal-type et de ses applications au cas du capitalisme  ; il en a plutôt, selon nous, relativisé la portée [9].

15Une ultime question que nous ne saurions éluder se pose : pourquoi Parsons n’a‑t‑il jamais publié sa « Dissertation » allemande  ? La raison nous en paraît évidente : Parsons est tout simplement passé à autre chose et s’est fixé de nouvelles priorités qui ne s’accordaient guère avec un regain d’attention porté à la « Dissertation » elle-même. De plus, il a vraisemblablement estimé qu’il avait correctement assumé son rôle de « passeur » avec la publication des articles en anglais et que l’enjeu était désormais de permettre au lecteur américain un accès direct à l’œuvre de Weber par la traduction des textes essentiels comme L’Éthique protestante.

16Toujours est‑il que cette première étape de son parcours intellectuel, consacrée à la société capitaliste, sa genèse et sa spécificité, ne va pas tarder à prendre fin. Elle s’achève avec un compte-rendu très sévère de l’ouvrage de Hector M. Robertson, Aspects of the Rise of Economic Individualism (1933), dans lequel Parsons reproche à l’historien son incompréhension foncière de l’argumentation webérienne [10]. Les nouveaux axes d’intérêt qui se dessinent progressivement à partir du début des années 1930 se cristallisent autour de deux thématiques majeures rompant avec le substrat historique des travaux précédents, à savoir la théorie de l’action et la conception de sciences analytiques [11]. C’est sur la conjugaison de ces deux fils conducteurs qu’est construite La Structure de l’action sociale. On entre ainsi dans une période à l’issue de laquelle Parsons devient l’auteur connu et reconnu qu’il n’était pas encore.

17On n’aurait donc pas été surpris si Uta Gerhardt avait mis un point final à l’ouvrage après s’être acquittée de son travail de présentation et d’édition de la « Dissertation » allemande, mais elle a tenu à le compléter, ou plutôt à le prolonger, par un essai qui retrace le parcours intellectuel de Parsons, en prêtant une attention particulière à son rapport à Weber et à L’Éthique protestante[12]. Elle était bien armée pour cet exercice, compte tenu de sa connaissance exceptionnelle de l’œuvre de Parsons et de sa maîtrise du genre biographique [13].

18Cet essai final témoigne d’une double ambition : il vise d’une part à présenter Parsons comme un penseur original et engagé dans la politique, et de l’autre, à établir un quasi-lien de filiation avec Weber. L’examen historique de l’œuvre est censé permettre de redécouvrir, par-delà les jugements abrupts et souvent caricaturaux des années 1970, l’« authentique » Parsons et de reconsidérer son rapport à Weber.

19Son esquisse de biographie retient l’attention : Uta Gerhardt y dresse un riche tableau de la carrière de Parsons et y met de surcroît en lumière des aspects souvent méconnus de son œuvre. La démonstration n’est pourtant pas pleinement convaincante et elle n’éclaire que partiellement les rapports complexes de Parsons avec Weber.

20Cette appréciation peut surprendre, dans la mesure où l’argumentation paraît bien adaptée au double objectif visé. En ce qui concerne le premier, à savoir la « réhabilitation » définitive de Parsons, il était judicieux de le montrer en ferme défenseur de la sociologie depuis sa critique de l’utilitarisme dans La Structure de l’action sociale jusqu’à son hostilité déclarée au modèle du choix rationnel  ; et il était non moins opportun de le suivre dans sa constante attention aux problèmes d’ordre politique dont témoignent ses textes de nature diverse consacrés au nazisme (et au fascisme), à la reconstruction de l’Allemagne après 1945, à la crise représentée par le maccarthysme et encore à l’affaire du Watergate. Si l’on ajoute qu’Uta Gerhardt donne à voir la diversité des thèmes abordés par Parsons au cours de sa longue carrière, l’image qui s’impose peu à peu est celle d’un penseur ancré dans la tradition sociologique, libéral au sens américain du terme et ouvert aux recherches empiriques : on est bien loin de l’idée caricaturale d’un auteur abscons et ultraconservateur.

21Le mode d’exposition s’accorde également avec le second objectif, c’est-à-dire l’établissement de la filiation webérienne de Parsons. Uta Gerhardt souligne, dans un premier temps, l’importance des deux chapitres consacrés à « Religion and Modern Capitalism » dans La Structure de l’action sociale dont elle fait le « point culminant de l’argumentation » parsonienne, sans noter cependant que le second chapitre, traitant de la contre-épreuve constituée par les études comparatives, comble une lacune de la « Dissertation » allemande  ; et elle mentionne finalement que Parsons rappelle la distinction entre « maîtrise rationnelle du monde/adaptation rationnelle au monde » dans « le texte le plus important de sa dernière année de vie », « Religious and Economic Symbolism in the Western World » (Sociological Inquiry, vol. 49, 1979, p. 1-48). N’a-t‑on pas là un signe manifeste de continuité  ?

22Dans son ardeur combative pour son « héros », Uta Gerhardt propose ainsi un utile correctif aux déformations les plus grossières de la pensée de Parsons  ; et elle insiste sur la dette durable de celle-ci à l’égard de Weber. Mais, peut-être à cause de la finalité polémique de son propos, elle n’échappe pas à des simplifications qui l’amènent d’une part à laisser de côté une dimension centrale de l’œuvre parsonienne, et de l’autre à méconnaître la pluralité des influences qui se sont exercées, de l’aveu même de Parsons, sur elle.

23On est en effet surpris de ne guère voir apparaître, dans l’hommage d’Uta Gerhardt, l’« Incurable Theorist », pour reprendre le jugement que Parsons porte sur lui-même dans la dédicace de The Social System à sa femme Helen. Précisons, pour éviter tout malentendu, que nous nous référons prioritairement ici à la construction de concepts, sur laquelle Parsons a toujours mis l’accent. Or on ne trouve pas, dans le texte d’Uta Gerhardt, de présentation des patterns-variables et de leurs multiples utilisations, ni non plus d’exposé du schéma AGIL des quatre fonctions dans son application au système social, voire au système général de l’action. La discussion reste, bien entendu, ouverte sur la fécondité de semblables schémas conceptuels, mais on ne prend pas une juste mesure de l’ambition intellectuelle de Parsons si on les laisse de côté.

24Ce quasi-silence est d’autant plus surprenant que Parsons ne cesse d’en rappeler l’importance. La présentation d’Uta Gerhardt ampute de ce fait le propos de Parsons de considérations essentielles. Ainsi, elle ne restitue pas dans son intégralité un passage de la « Préface » à La Structure de l’action sociale (p. VI) qui attire l’attention sur la maturation progressive des priorités de l’ouvrage. Certes, elle ne manque pas de signaler l’objet de l’intérêt initial, lié au fait que les quatre auteurs analysés (Marshall, Pareto, Durkheim, Weber) se sont, d’une manière ou d’une autre, intéressés aux problèmes empiriques posés par l’interprétation de l’ordre économique moderne, du « capitalisme » ou de la « libre entreprise ». Mais elle ne dit rien de la fin du développement dans lequel Parsons fait état d’un changement des priorités après la découverte d’un « schéma conceptuel commun » à ces auteurs. C’est, à la suite de ce déplacement d’intérêt, « l’élaboration du schéma conceptuel en tant que telle » qui devient l’enjeu premier du livre. Le cadre de référence de l’action avec ses potentialités théoriques, et non plus le capitalisme, est désormais au centre de l’attention.

25En choisissant de privilégier les deux chapitres que Parsons consacre à L’Éthique protestante et aux études de sociologie des religions, Uta Gerhardt laisse de côté le noyau central de l’argumentation mise en œuvre dans La Structure. On retrouve en d’autres passages cette sorte de « fixation » exclusive sur Weber, si l’on peut risquer cette expression  ; ainsi le lecteur pourra s’étonner de voir le seul Weber cité comme référence essentielle pour The Social System, alors que, dans la « Préface », Parsons reconnaît trois influences majeures, celles de Pareto, Durkheim et, bien sûr, Weber auxquelles il adjoint celle de Freud (p. XI) [14].

26Ce n’est là qu’un des multiples témoignages dans lesquels Parsons fait état de la pluralité des influences qui se sont exercées sur lui. À eux seuls, ils suffisent à montrer ce qu’a de forcé l’assertion d’Uta Gerhardt selon laquelle Weber serait resté pour Parsons, tout au long de sa carrière, « le penseur qui par sa capacité d’anticipation donne le ton et fournit les idées ». Le jeu des influences a été, dans le cas de Parsons, à la fois plus riche et plus complexe, comme on peut s’en rendre compte à la lecture de son article autobiographique : « On Building Social System Theory: A Personal History » (Daedalus, vol. 99, 1970, p. 826-881) [15]. Rappelons l’ordre d’importance de ces influences, tel qu’il est présenté à la fin de ce texte : au premier rang, on trouve le trio Weber-Durkheim-Freud dont chacun est jugé crucial  ; puis, suit une série de noms avec en tête Pareto mentionnant successivement Marshall, Schumpeter, Henderson, Cannon, Taussig et Piaget. Et relevons cette ultime précision : en ce qui concerne le style cognitif, Parsons s’estime moins proche du charismatique Weber que de Durkheim et de Freud et donc, selon lui, d’un « développement étape par étape de la pensée théorique ».

27Compte tenu de cet écheveau, ou plutôt de cet entrelacs d’influences, l’image du « webérien Talcott Parsons » que nous propose Uta Gerhardt dans cette esquisse biographique, et qu’elle défend déjà dans un texte antérieur [16], a quelque chose d’unilatéral et donc de réducteur. Certes elle met en lumière la présence durable de thématiques webériennes dans l’œuvre de Parsons. Mais, au-delà du fait que Parsons puise à de multiples sources d’inspiration, il faut souligner qu’il a suivi une voie qui lui est propre. À cet égard, sa conception de la théorie, ses outils conceptuels privilégiés, la priorité accordée à un mode d’analyse systémique méritaient quelque attention, même dans un chapitre dont l’objectif, plus circonscrit, était de clarifier le lien de Parsons avec Weber.

28Il nous semble que dans son légitime souci de défendre Parsons contre la méconnaissance – voire le dénigrement systématique – de sa contribution marquante à la réception de Weber, Uta Gerhardt force à son tour le trait dans le sens opposé. Peut-être le temps est‑il venu de reprendre cet examen avec plus de sérénité.

29Telle qu’elle est et avec les réserves qui viennent d’être faites, cette biographie n’en est pas moins d’un grand intérêt : elle apprendra beaucoup à la plupart des lecteurs, y compris à ceux qui ont quelque connaissance de l’œuvre parsonienne. Elle enrichit ainsi incontestablement un ouvrage qui comble une fâcheuse lacune en histoire de la sociologie et pour lequel Uta Gerhardt mérite notre entière gratitude.

Notes

  • [1]
    On se bornera ici à rappeler son édition et présentation des textes : Talcott Parsons on National Socialism (New York, De Gruyter, 1993).
  • [2]
    T. Parsons, Kapitalismus bei Max Weber - zur Rekonstruktion eines fast vergessenen Themas. Herausgegeben, eingeleitet und kommentiert von Uta Gerhardt, Wiesbaden, Springer VS, 2018, 168 p. On regrettera que le nom de Sombart ne figure plus dans le titre, alors que celui-ci se voit accorder dans le texte autant d’importance, voire plus, que Weber.
  • [3]
    Plus précisément il s’agit d’un article en deux parties : la première, consacrée à Sombart, a dans le volume 36 (no 6, p. 641-661) ; la seconde qui traite de Weber est parue dans le volume 37 (no 1, p. 31-51).
  • [4]
    On trouve encore cette erreur dans la présentation d’une traduction allemande récente des deux articles parue dans le Berliner Journal für Soziologie (no 4, 2014).
  • [5]
    Moses Finley reprendra et amplifiera cette critique dans ses diatribes contre Eduard Meyer.
  • [6]
    Ce document, conservé dans les « Talcott Parsons Papers » (Harvard University Archives), est repris dans : L. A. Scaff, Max Weber in America (Princeton, Princeton University Press, 2011, p. 225).
  • [7]
    Alexander von Schelting s’est en effet intéressé, dans sa « Dissertation » dirigée par Heinrich Rickert, à « Die logische Theorie der historischen Kulturwissenschaft von Max Weber und im besonderen sein Begriff des Idealtypus » (Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, vol. 49, 1922, p. 623-767). Parsons a eu l’occasion de le rencontrer à Heidelberg.
  • [8]
    Nous avons inversé l’ordre de ces deux propositions.
  • [9]
    Uta Gerhardt avance encore un dernier argument pour expliquer la présentation plus tempérée de Weber dans les deux articles ; Parsons y serait soucieux de se démarquer du jugement négatif formulé par Pitirim Sorokin sur Weber dans son ouvrage Contemporary Sociological Theories, paru précisément en 1928.
  • [10]
    Le compte-rendu de Parsons est intitulé « H. M. Robertson on Max Weber and His School » (Journal of Political Economy, vol. 43, 1935, p. 688-696).
  • [11]
    Dans son édition des Early Essays de Parsons, Charles Camic met également l’accent sur ces nouvelles priorités ; mais en faisant de chacune une phase dans le parcours intellectuel de Parsons, il masque le fait que ces deux préoccupations sont largement concomitantes.
  • [12]
    Le titre de cet essai est à cet égard éloquent : « Der lange Schatten der Protestantismusstudie. Parsons zu Weber und ‚Geist’ des Kapitalismus. Die werk- und zeitgeschichtliche Perspektive » (in T. Parsons, Kapitalismus bei Max Weber – zur Rekonstruktion eines fast vergessenen Themas. Herausgegeben, eingeleitet und kommentiert von Uta Gerhardt, Wiesbaden, Springer VS, 2018).
  • [13]
    Il convient ici de rappeler son ouvrage sur Talcott Parsons (U. Gerhardt, Talcott Parsons : An Intellectual Biography, Cambridge, Cambridge University Press, 2002).
  • [14]
    S’il fallait à tout prix désigner un parrain pour The Social System, le candidat le plus plausible serait Vilfredo Pareto, tel du moins qu’il a été lu et interprété par L. J. Henderson. C’est ce qui ressort clairement du second paragraphe de la « Préface » (p. VII).
  • [15]
    Cet article a été republié dans Social Systems and the Evolution of Action Theory (New York, Free Press, 1977, p. 22-76).
  • [16]
    U. Gerhardt, « The Weberian Talcott Parsons: Sociological Theory in Three Decades of American History » in R. C. Fox, V. M. Lidz, H. J. Bershady (dir.), After Parsons. A Theory of Action for the Twenty-First Century, New York, Russell Sage Foundation, 2005, p. 208-239.
François Chazel
Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS)
Sorbonne Université
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/09/2019
https://doi.org/10.3917/anso.192.00e51
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